Le site archéologique de Kalinga aux Philippines en cours de fouilles. Ces ossements fossiles et les outils en pierre taillée sont vieux de 709 000 ans.
Nos prédécesseurs du genre Homo avaient peut-être le pied plus marin qu’on ne l’imaginait. C’est ce que suggère la découverte sur l’île de Luzon, aux Philippines, d’outils de pierre taillée associés à des ossements de rhinocéros portant des marques de débitage et de percussion. L’ensemble aurait environ 700 000 ans, une date dix fois plus ancienne que le plus ancien ossement pré-humain connu dans l’archipel philippin, un os du pied vieux de 67 000 ans, trouvé dans la grotte de Callao. Pour rappel, Homo sapiens, lui, est apparu il y a un peu plus de 300 000 ans en Afrique.
La découverte, faite à 250 km au nord de Manille sur un site étudié depuis 2014, a été présentée, le 3 mai, dans la revue Nature. La fouille n’a pas livré de restes humains, mais les marques relevées sur le rhinocéros signent la présence de représentants du genre Homo aux Philippines à cette date reculée. A la même époque, dans la région, l’île indonésienne de Flores était habitée par Homo floresiensis, surnommé « le Hobbit » pour sa petite taille.
Colonisation des îles
« Ce qui est surprenant, c’est que ce se soit passé deux fois : Flores et Luzon ont toujours été des îles, et elles ont été toutes deux colonisées très tôt », souligne Thomas Ingicco, maître de conférences au Muséum national d’histoire naturelle, qui a dirigé les fouilles aux Philippines. Il rappelle que, même lorsque le niveau des mers était 120 mètres plus bas qu’aujourd’hui, les bras de mer à traverser pour atteindre Luzon n’ont jamais fait moins d’une cinquantaine de kilomètres de large, que l’on vienne du sud-ouest par l’archipel indo-malais, ou du nord, par Taiwan.
Comment faire le trajet depuis le continent ? Pour les petits animaux, des branches d’arbre servent aisément de radeau. Les gros herbivores, comme les stégodons, cousins éteints de l’éléphant, ou le rhinocéros des Philippines, lui aussi disparu, sont d’excellents flotteurs, et quelques dizaines de kilomètres ne leur font pas peur. Les carnivores, mauvais nageurs, ne sont pas dans la course : on n’en trouve d’ailleurs pas à Luzon ni à Florès, alors que le tigre a pu atteindre Java à pattes sèches. « La mer est un filtre », note Thomas Ingicco. Comment les « bouchers de Luzon », dont on ignore s’ils étaient des chasseurs ou de simples charognards, ont-ils passé cette barrière ? « Si c’est accidentel, on peut imaginer qu’un lambeau de terre ait été arraché à la côte à l’occasion d’un tsunami par exemple », avance Thomas Ingicco. Des îles flottantes naturelles, parfois assez vastes, ont déjà été observées en mer. Mais les auteurs de l’étude « ne peuvent rejeter » la possibilité que la traversée ait été entreprise de façon délibérée, sur des radeaux de fortune.
« Les outils sont assez convaincants », commente le paléoanthropologue Jean-Jacques Hublin (Institut Max Planck, Leipzig, Collège de France), qui est « plus réservé sur l’aspect navigation ». Un même débat a eu lieu concernant le peuplement de Flores, rappelle-t-il : « dans une zone aussi active sur le plan volcanique et tectonique, il est bien difficile de retracer précisément l’évolution de la géographie au cours du dernier million d’années et d’affirmer que le passage par le sud (Bornéo) n’a jamais été possible. Il ne suffit pas d’abaisser virtuellement le niveau marin de 120 m pour obtenir le contour précis des côtes lors d’un maximum glaciaire. » Des ponts terrestres auraient pu exister entre les îles actuelles.
Autre question irrésolue : qui étaient ces amateurs de rhino ? « Homo erectus est l’hypothèse la plus probable », estime Thomas Ingicco. Il était en effet déjà présent en Asie du Sud-Est il y a près d’un million d’années. Les autres options ? L’homme de Flores, qui aurait décidément été un sacré caboteur ? Ou un ancêtre de l’homme de Callao, qui, comme le Hobbit, semblait de taille étonnamment petite, résultat d’une forme de nanisme insulaire ? Face à ces points d’interrogation, Thomas Ingicco et ses collègues vont reprendre le chemin des fouilles, en juillet.
Hervé Morin