Cycle ou parenthèse ?
Les troupes de choc approuvent sans plaisanter, aussi bien le contenu que la modalité. Il s’agit des milliers de « cadres politiques » et de syndicalistes qui se sont recyclés en « gestionnaires/administrateurs » de l’appareil d’Etat. Pousser « plus à gauche ». Et qu’ils restent vissés à leurs « postes de confiance politique ». Ils ont depuis longtemps abandonné la thèse de « l’orientation en dispute ». Ses principaux instigateurs, le Mouvement pour la participation du peuple (MPP) et le Parti communiste, l’ont rayée du dictionnaire. Ils défendent leur part du pouvoir au sein de la « nouvelle élite dirigeante ». Opérations de clientélisme, achat d’ONG, trafic d’influence, utilisation des fonds publics. En un mot : faire carrière en tant que strate sociale privilégiée.
Plus d’une décennie après ce « buzz politique » qui annonçait, selon Tabaré Vázquez, un « chemin de transformation » qui ferait « trembler les racines des arbres », le résultat est, au mieux, très maigre. Même d’un point de vue « réformiste ».
Lois sur la protection du travail ; droits syndicaux ; « récupération des salaires » (entre 2005-2013) ; réduction de la pauvreté et de l’indigence (entre 2005-2015) ; « nouvel agenda des droits » (décriminalisation de l’avortement, légalisation de la marijuana, mariage homosexuel). Bref, 600’000 personnes (27% de la population) se sont intégrées dans la consommation « confortable » de la « classe moyenne ».
Cependant, les « questions en suspens » dépassent la liste de celles qualifiées de réussites. Malgré une décennie marquée par un record historique de « croissance économique » qui a permis une « reprise salariale sans précédent », près de la moitié de la main-d’œuvre « est payée moins de 600 dollars par mois » [1]. Le taux de chômage s’élève à 8,5% (145’000 personnes). « Un chiffre “non dramatique” selon le gouvernement. Mais dans le cas des jeunes, le taux de chômage se situe à près de 25%. Environ 185’000 personnes vivent dans des « habitats informels ». Les 15’000 logements populaires que Mujica avait promis dans le cadre de son « généreux » Plan Juntos étaient au nombre de moins de 3000 à la fin de son mandat. Les grossesses d’adolescentes atteignent 17% dans les quartiers les plus pauvres et zéro dans les quartiers les plus riches. Seulement 2% d’« enfants de la classe ouvrière » entrent à l’université. Dans l’enseignement public, 6 élèves sur 10 ne terminent pas les six années du cycle des études secondaires.
Les lignes directrices du programme économique, certifiées par les institutions financières internationales en juin 2005 à Washington, D.C., sont en vigueur. L’attachement aux conditions imposées par la « mondialisation » capitaliste, aussi. La dette extérieure frauduleuse est payée ponctuellement. Tout compte fait, le progressisme s’est avéré être un « changement possible »… dans la même direction.
Il est donc exagéré de parler de deux « cycles » ou de deux « âges ». Le néolibéralisme et le « post-néolibéralisme » convergent dans la même logique. La prose « néo-développementaliste » n’est qu’un euphémisme qui ne change pas l’équation. La « matrice » a été conçue par les gouvernements de coalition « colorados et blancos » [les deux partis bourgeois historiques] au cours de la « décennie perdue » des années 1990 et continue de l’être. Les piliers sont les mêmes : Loi sur la production forestière [pâte à papier] ; Loi sur l’investissement ; Loi sur les zones franches ; Système d’administration des Fonds d’épargne prévisionnelle [capitalisation individuelle, selon le système en vigueur dès 1996] (Afap) ; Loi sur les ports. Lorsque le Frente Amplio était une opposition de gauche, il s’était opposé à ce processus de contre-réformes néolibérales, promouvant dans certains cas des plébiscites et des référendums. Aucune de ces contre-réformes n’a été abrogée au cours de ces 13 années.
Le « cycle progressiste » a consisté, en fait, en une plus grande continuité : déréglementation financière ; dénationalisation de la production et de la commercialisation des produits exportables : soja (100% OGM), viande, riz, blé, produits laitiers ; concentration des terres et transfert à des propriétaires étrangers ; multiplication du régime des zones franches ; exonérations fiscales pour les multinationales de la pâte à papier et minières ; privatisation et sous-traitance.
Les gouvernements successifs du Frente Amplio y ont ajouté : l’impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPF), lors du premier mandat de T. Vázquez ; la Loi sur la « participation publique-privée » (PPP) et celle sur l’« inclusion financière », mandat de Mujica [2] ; la privatisation et l’externalisation des zones d’activités et des services du Banco de la República (BROU), sous le deuxième mandat de Vázquez.
A aucun moment, l’agenda économique n’a envisagé une véritable répartition des richesses. La « rentabilité » des entreprises a toujours été protégée contre les fluctuations « cycliques » de l’économie. En tout état de cause, le « progressisme » a bénéficié de la parenthèse ouverte par le « boom des matières premières » (entre 2004 et 2011), afin de cacher le « conflit distributif » et générer des ressources pour l’investissement public et le financement d’un processus « d’assistance sociale ». Bien que le montant alloué à ces politiques n’ait jamais atteint le 0,4% du PIB [3].
Depuis le début, il n’y a eu qu’une seule politique économique, cohérente. Elle n’a jamais été l’objet d’affrontements. Il n’y a pas non plus eu de luttes acharnées entre « deux équipes économiques ». Les lignes directrices ont été établies par son principal théoricien et metteur en œuvre : le crédible Danilo Astori. L’historien et politologue Gerardo Caetano, que personne ne peut qualifier de « radical » ou de « non informé », le décrit avec précision. « Je trouve cela très amusant quand on me dit qu’Astori est le grand perdant dans les élections internes du Frente Amplio. Dans les trois grands gouvernements du Frente, après le président, il a sans doute été l’homme le plus puissant de ces 11 années. Vázquez l’a toujours ou presque toujours soutenu et Mujica, même lorsqu’il a eu des discussions, l’a également toujours soutenu à l’heure de vérité. Ensuite, la simple mise en discussion de la politique économique du gouvernement du Frente Amplio a toujours relevé du tabou. » [4] Et cela continue de l’être, même s’il y a parfois des cris et des moments de colère. Et bien que beaucoup de militant·e·s soient troublés et mal à l’aise.
Un parti d’Etat
Personne n’a prétendu, ni même imaginé, que le Frente Amplio formerait un gouvernement de « rupture anticapitaliste ». Qu’il remettrait en cause les « relations sociales de production » ou qu’il démolirait les institutions du régime bourgeois de domination politique. Ni qu’il adopterait une position souverainiste contre l’arrogance du « camp impérialiste ». En fait, il est en faveur de la signature d’accords de libre-échange avec n’importe qui. Par exemple, c’est l’un des partenaires du Mercosur qui est le plus à même de mettre en œuvre rapidement l’accord en cours de négociation avec l’Union européenne.
Sa définition stratégique était basée sur l’accès au pouvoir de l’Etat, se soumettant au régime de la « démocratie gouvernable ». Même après la brutale crise économique et financière de 2001-2003, son engagement a été précis : la « fidélité institutionnelle ». Alors que divers analystes nationaux et internationaux (y compris le FMI) ont rapporté que le président en charge de l’époque, Jorge Batlle (du Parti Colorado) avait « ses jours comptés », le Frente a amorti les terribles conséquences sociales en « ne brûlant pas la prairie ». Il n’y a pas eu de pillages, pas de grèves générales, pas d’assemblées de quartier, pas de gens avec des casseroles dans les bus comme à Buenos Aires. Et encore moins le mot d’ordre : « Qu’ils dégagent tous ». C’était le dernier examen et il l’a réussi. Ce fut le tremplin vers la victoire électorale d’octobre 2004.
Il est vrai que le Frente Amplio n’est pas arrivé au gouvernement sous l’impulsion d’une vague d’insurrections populaires ou de rébellions massives. C’est la différence avec l’Argentine, la Bolivie, l’Equateur, le Venezuela. Il n’était pas obligé de passer par les « réformes structurelles » du programme « anti-oligarchique » et « anti-impérialiste » de 1971, datant de sa fondation. La réforme agraire, la nationalisation des banques privées, la réforme urbaine, la nationalisation du commerce extérieur n’étaient plus une référence programmatique de la classe ouvrière et de ses alliés populaires.
La crise de 2001-2003 a marqué un tournant. Les revendications initiales se sont abaissées. La situation socio-économique désastreuse a fait grimper le « gonflement des attentes ». Il était nécessaire de « rétablir » des conditions de vie tolérables. Plus de 150’000 travailleurs avaient perdu leur emploi dans le secteur privé ; les salaires avaient chuté de 20% ; la pauvreté et le dénuement frappaient 39% de la population.
En ce sens, le progressisme a pris en charge « l’héritage maudit » transmis par la « crise du néolibéralisme ». Il a reconstruit en partie le « tissu social », réduit le taux de la « pauvreté récente » et, fondamentalement, rétabli une « normalisation » systémique. Il a exercé le pouvoir en tant que parti d’Etat. En d’autres termes, en tant que parti de l’ordre capitaliste. Un élément qualitatif et qui configure cet exercice du pouvoir que les secteurs « déconcertés », « frenteamplistas », oublient en général dans leurs analyses. Avec des majorités parlementaires (lors les deux premiers mandats) et sans former un gouvernement de coalition avec la grande bourgeoisie – comme dans le cas du Parti du Travail (PT) au Brésil – le « progressisme » uruguayen a appliqué avec prudence la stratégie d’« unité nationale » basée sur une politique cohérente de collaboration de classe. Qui, il faut le dire, avait (et a) obtenu un large consentement social.
Une évidence : la « décadence idéologique » du « centre gauche » s’est faite par étapes. Elle a commencé avec les différentes « mises à jour programmatiques », avec l’accès au gouvernement municipal de Montevideo il y a 28 ans [Tabaré Vázquez a été maire de Montevideo de mai 1990 à mai 1994], et avec l’idée verticaliste selon laquelle les « changements » sont plus efficaces et durables, s’ils sont faits « d’en haut ». Ce qui aboutit à décourager ainsi tout processus d’auto-organisation en dehors de la sphère institutionnelle (partis, syndicats, organisations étudiantes, ONG cooptées). Des raisons qui sont aussi oubliées par les militants du Frente Amplio qui, aujourd’hui, sont critiques et qui se demandent ce qui se termine et ce qui commence [5]. Sans avoir de réponses sur la nature et la fonction actuelle du Front large.
Les forces politiques qui décident au sein du Frente Amplio et soutiennent le gouvernement ne peuvent plus être considérées comme membres de « la gauche », ni dans un sens pratique ni dans un sens programmatique. Sa couche dirigeante est essentiellement un groupe de fonctionnaires (hauts et moyens) et de parlementaires qui vivent des fonctions publiques et des nominations électorales. Elle négocie au sein de l’appareil d’Etat avec un groupe d’ennemis de la classe ouvrière (la droite politique, les médias, les entreprises patronales, les institutions financières internationales, les gouvernements impérialistes ou réactionnaires). Il s’agit d’une couche sociale conservatrice qui, au-delà de ses contorsions discursives et de « virages à gauche » proclamés, est irrécupérable, même pour une lutte plus ou moins « réformiste ». Son horizon stratégique est le pouvoir pour le pouvoir lui-même. Son programme est dépourvu d’un projet de nation souveraine et orphelin de toute notion d’émancipation sociale.
Evidemment, cela n’implique pas de sous-estimer le Frente Amplio en tant que machine électorale. Il continuera à être présent sur ce terrain. Comme reste indiscutable sa capacité de gagner à nouveau des votes et des intentions de personnes qui sont enclines à se rallier « au moins pire » afin que la droite historique ne revienne pas aux affaires.
Les conclusions de ces 13 années de « progressisme » en Uruguay coïncident avec celles établies par Decio Machado et Raúl Zibechi concernant les gouvernements dits « nationaux et populaires » ou « post-néolibéraux » du « cycle progressif » en Amérique du Sud. « Ce qui est entré en crise, c’est un projet qui cherchait à gérer un capitalisme qui existe vraiment (c’est-à-dire extractif), mais avec de bonnes manières. Le résultat des années consacrées à la gestion du modèle a été l’émergence de nouveaux profils de gestionnaires qui ont été intégrés aux échelons supérieurs de l’Etat, soit dans les administrations centrales, soit dans les entreprises d’Etat, en alliance avec des entreprises privées. La crise du progressisme révèle ce que le discours a tenté de masquer : comment les politiques sociales, sous la thématique de la justice sociale, de la lutte contre la pauvreté et contre l’inégalité, se sont limitées à coopter les dirigeants populaires pour essayer de domestiquer les mouvements des plus pauvres. » [6]
Dès lors, le vrai « conflit » implique la (re)construction d’un « camp stratégique » de la gauche socialiste et révolutionnaire. Et cela pas seulement pour corriger « l’orientation perdue » de l’ancienne gauche. Si la fonction centrale du « progressisme » est celle de cadenasser le « potentiel anticapitaliste » des masses laborieuses, le défi des forces explicitant « un projet et une intention révolutionnaire » est (ou devrait être) de forger un lien réel avec les résistances syndicales et populaires (qui indiquent en tant que telles une autre voie possible), en étant un protagoniste visible, sans prétentions d’avant-garde, proposant des alternatives programmatiques et stratégiques antagonistes au pouvoir de l’Etat et à son architecture institutionnelle. Bref, une gauche anti-parlementaire, avec un « vote nul » dans le cirque électoral. Dans un tel contexte, les militants « déçus et troublés » du Frente Amplio font face à un dilemme : inconfortables à l’intérieur du Frente ? Dans une situation encore pire à l’extérieur ?
Ernesto Herrera