Broyés par la croissance [1] », adivasi et dalit contribuent pourtant au boom économique de l’Inde. Les premiers sont des peuples dits tribaux, qui préfèrent s’identifier comme « autochtones », adivasi signifiant « habitants originels » : ils représentent 8,6 % de la population du pays, soit plus de 100 millions de personnes sur un total de 1,2 milliard. Les seconds s’estiment « brisés » par l’oppression de caste, le terme « dalit », qui a remplacé celui d’« intouchables », voulant dire « opprimés » : ils sont 16,6 % de la population, soit 200 millions.
D’un point de vue administratif, ces groupes historiquement défavorisés sont des « tribus et castes répertoriées » (scheduled tribes et scheduled castes). Cette catégorisation leur permet de bénéficier de quotas proportionnels à leur poids démographique, leur garantissant des sièges réservés dans les institutions éducatives, les emplois publics et les assemblées élues [2]. Cette politique de discrimination positive, inscrite dans la Constitution de 1950, a favorisé une certaine mobilité sociale, même si elle ne s’applique pas au secteur privé, où les postes à responsabilité demeurent majoritairement entre les mains des hautes castes [3].
Des usines aux plantations de thé
Néanmoins, adivasi et dalit demeurent surreprésentés au sein de la population indienne pauvre. La croissance économique record enregistrée depuis la libéralisation économique (6 % en moyenne pendant deux décennies à partir du milieu des années 1980, puis 8 % la décennie suivante) ne leur a pas permis d’échapper à leur condition : leur taux moyen de réduction de la pauvreté est inférieur à 1 % par an depuis 2000 ; 82 % d’entre eux vivent toujours sous le seuil international de pauvreté, fixé à 2 dollars par jour. Avec un indice fondé sur de multiples facteurs (revenu, accès à l’électricité et à l’eau potable, sanitaires, éducation, etc.), on retrouve la même hiérarchie : 81,4 % des adivasi et 65,8 % des dalit sont considérés comme pauvres, contre 33,3 % des membres des hautes castes et, en moyenne, 55,4 % de la population (contre 12,6 % en Chine, par exemple) [4]. Pour comprendre cette situation, il faut s’intéresser aux discriminations profondément ancrées dans la société indienne et aux formes d’oppression conjuguant caste, classe, genre, ethnicité et région.
Loin d’être atténuées par l’essor du capitalisme et par la modernisation qu’il a entraînée, ces identités héritées s’en trouvent paradoxalement renforcées. Les réformes néolibérales introduites par le gouvernement dès les années 1980, puis, de manière décisive, en 1991, à la suite d’une crise financière, avaient pour objectif d’encourager la croissance en ouvrant l’économie aux échanges et en attirant les capitaux étrangers. Les investisseurs indiens et internationaux en tirèrent profit, utilisant une main-d’œuvre bon marché et socialement très divisée. Aujourd’hui, plus de 90 % des travailleurs indiens sont employés dans le secteur informel et ne bénéficient d’aucune protection sociale. Il est difficile pour eux de s’organiser pour obtenir des hausses de salaire ou de créer des solidarités avec les employés du secteur formel, relativement mieux lotis.
Au-delà de ces divisions de classe au sein même du monde ouvrier, les appartenances ethniques, de caste et de genre continuent de jouer un rôle déterminant dans la répartition des emplois. Les tâches les plus pénibles ou jugées dégradantes sont attribuées de préférence aux dalit, tandis que les emplois les plus précaires sont majoritairement occupés par des migrants saisonniers venus des territoires les plus pauvres, où les adivasi ont vu leurs terres confisquées par l’État. Les différenciations de classe internes aux dalit et aux adivasi sont par ailleurs de plus en plus marquées à mesure qu’une élite, encore très minoritaire, parvient à se constituer au sein de ces groupes, notamment grâce à la politique des quotas : seules 18 % de ces populations disposent d’un revenu moyen ou élevé [5], contre 55 % dans les autres castes.
Comme l’a montré l’anthropologue britannique Brendan Donegan, dans le corridor industriel de Cuddalore, dans l’État du Tamil Nadu (sud du pays) [6], les ouvriers agricoles dalit des villages alentours se sont émancipés d’une certaine forme de servitude qui, en raison du surendettement, les attachait parfois à vie aux grands propriétaires fonciers issus des castes dominantes. Mais leurs épouses, elles, continuent de travailler sur leurs terres, payées à la journée. En outre, cette libération n’en est pas vraiment une, car, n’ayant pas atteint le niveau d’instruction nécessaire pour briguer des emplois dans la fonction publique, ils sont désormais recrutés aux plus bas échelons dans des usines extrêmement polluantes où ils sont amenés à manipuler des substances dangereuses. L’usine Pioneer Jellice de Cuddalore, par exemple (cinq cents salariés), ne leur fournit aucune protection quand ils utilisent les produits chimiques servant à nettoyer les os de bovins pour fabriquer de la gélatine. Lorsque, en 2008, ces ouvriers, dont 70 % de dalit, ont entamé une grève pour exiger une amélioration de leurs conditions de travail, la direction a choisi de casser le mouvement en employant à leur place des migrants saisonniers adivasi non syndiqués.
On retrouve ces stratégies patronales dans les plantations de thé du Kerala, où la main-d’œuvre adivasi issue des régions pauvres de l’est de l’Inde (Jharkhand), considérée comme plus docile et rémunérée à la pièce, a peu à peu remplacé les cueilleuses dalit, qui bénéficiaient d’emplois permanents et se montraient plus combatives, comme l’explique Jayaseelan Raj [7]. Cette « superexploitation » révèle la manière dont le capitalisme indien se sert des clivages sociaux, ethniques et régionaux pour son profit.
En septembre 2016, une grève d’un mois a mobilisé huit mille dalit — essentiellement des femmes restées dans les plantations — contre la détérioration draconienne de leurs conditions de travail, dans ce secteur touché de plein fouet par la crise et responsable également du licenciement de leurs maris, qui travaillaient sur place dans les usines de thé. Contraints de migrer vers les grandes villes du Tamil Nadu voisin, ces derniers ont trouvé à s’employer dans l’industrie du textile, où ils continuent d’être confrontés aux discriminations. Certains décident même de dissimuler leur identité en modifiant leur nom de famille, souvent marqueur de la caste.
Dans les régions où les adivasi sont majoritaires, leur appauvrissement tient principalement à un processus d’« accumulation par dépossession ». Il résulte de la pénétration croissante d’entrepreneurs et d’agriculteurs issus des castes dominantes, qui détournent à leur profit les ressources naturelles dont dépendent les populations autochtones. C’est le cas notamment dans le territoire tribal de Bhadrachalam, dans l’est de l’État du Telangana, où ont été menées nos enquêtes de terrain [8]. Théoriquement protégés par la Constitution, les territoires peuplés majoritairement d’adivasi et classés comme zones réservées (scheduled areas) sont soumis à des lois spécifiques interdisant aux autres populations d’acheter des terres. En réalité, ces droits fonciers sont constamment remis en cause : d’une part, par l’arrivée d’agriculteurs capitalistes qui parviennent à occuper illégalement ces propriétés pour y introduire des cultures commerciales telles que le tabac ou le coton ; de l’autre, par l’État lui-même, qui, au nom du développement, acquiert des terrains pour les céder à des investisseurs ou pour exécuter des projets d’infrastructures, comme des grands barrages.
Bataille contre l’accaparement des terres
On trouve ainsi à Bhadrachalam, installée au cœur d’une zone réservée dans la vallée fertile du fleuve Godavari, une gigantesque papeterie appartenant à l’Indian Tobacco Company (ITC), un conglomérat indien figurant parmi les plus gros fabricants de papier et d’emballages d’Asie du Sud. Contrairement à ce qu’affirme le gouvernement indien pour justifier l’industrialisation des territoires tribaux, très peu d’adivasi y sont recrutés : ils représentent moins de 5 % des 1 575 salariés permanents de cette usine, et seulement 8 % de ses 4 000 travailleurs occasionnels payés à la journée, selon notre enquête. Si de nombreux dalit y travaillent comme ouvriers, car ils ne bénéficient pas de droits fonciers dans les territoires tribaux, beaucoup d’adivasi préfèrent poursuivre leur pratique de l’agriculture vivrière sur leurs terres, afin de préserver leur autonomie culturelle et leur indépendance économique — du moins sur les parcelles qu’ils contrôlent encore.
Mais, à mesure qu’ils sont dépossédés de leurs terres et de leurs ressources en eau, notamment avec la pollution de la Godavari par les effluents de l’usine, ils se prolétarisent. L’ITC, après avoir épuisé le bambou poussant naturellement dans les forêts, investit désormais dans des plantations d’eucalyptus. Non seulement celles-ci sont désastreuses pour l’environnement, car elles appauvrissent les sols et vident les nappes phréatiques, mais elles se développent sur les terres appartenant aux adivasi, qui s’en voient ainsi expulser et sont dès lors réduits à vendre leur force de travail ou à migrer vers les villes.
Par-delà les spécificités régionales, des processus similaires se dégagent de nos enquêtes menées dans divers États de l’Inde. Avec le déclin de la part de l’agriculture dans le produit intérieur brut (de 29 % en 1990 à 17 % en 2016), les campagnes ne constituent plus le principal site d’accumulation du capital pour les castes agraires dominantes, qui diversifient leurs activités en investissant dans le commerce et l’industrie. Cette mutation économique s’est accompagnée d’une transformation des modes de subordination et des stratégies de contrôle, sans que les rapports de pouvoir eux-mêmes en soient fondamentalement affectés. Et, quand ils le sont, c’est grâce à des luttes.
Le combat des adivasi contre l’accaparement de leurs terres bénéficie du soutien de la guérilla maoïste [9]. Il est déjà parvenu à faire reculer certaines multinationales : Pohang Iron and Steel Company (Posco), le producteur d’acier sud-coréen, qui avait reçu l’aval du gouvernement indien pour s’installer sur 800 hectares de terrain [10] ; Vedanta, compagnie minière sise à Londres, qui exploitait les mines de bauxite en polluant massivement ; ou encore Tata, le géant indien de l’acier [11]. Pourtant, le gouvernement a mené une répression féroce, comme en 2006, lors du massacre de Kalinganagar, dans l’État de l’Orissa (aujourd’hui Odisha), quand la police a tué au moins douze personnes et fait des dizaines de blessés en tirant sur la foule qui manifestait contre l’installation d’une aciérie Tata.
Le mouvement dalit a, quant à lui, permis à ses membres de s’émanciper politiquement de l’hégémonie des hautes castes grâce à la formation de leurs propres partis et organisations, même si les brahmanes et autres castes dominantes continuent de contrôler le système de production et l’appareil d’État. Les partis communistes indiens, eux-mêmes dirigés par les hautes castes, rechignent à prendre véritablement en compte cette question, privilégiant l’analyse de classe au nom de l’orthodoxie marxiste.
Or, les études le montrent, l’exploitation de classe en Inde est inextricablement liée à l’oppression de caste, les nouveaux mécanismes de subjugation venant se greffer aux anciens tout en les modifiant. Ces formes d’oppression convergent pour maintenir adivasi et dalit en position de dominés, même quand ils sont diplômés : 47,8 % de ceux qui ont au moins l’équivalent du baccalauréat sont pauvres, et les discriminations de caste perdurent au sein des universités, comme l’a tragiquement rappelé le suicide en 2016 de Rohith Vemula, doctorant dalit à l’université de Hyderabad [12]. Les rapports de pouvoir opposant historiquement les castes dominantes à ces groupes marginalisés et stigmatisés se sont renforcés avec l’intégration de ces derniers à l’économie de marché selon des conditions défavorables. Les divisions internes des groupes opprimés, fondées sur les identités ethniques, régionales et de caste, sont intensifiées par la pénétration du capitalisme, ce qui mine l’unité des luttes pour la justice sociale. L’une des priorités est aujourd’hui précisément de dépasser ces clivages.
Dalel Benbabaali
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