L’unité arabe est-elle toujours concevable à une époque et dans un espace marqués par une fragmentation et une conflictualité sans précédent ? Né sous sa forme moderne au début du XXe siècle, l’idéal d’une même nation peut paraître plus chimérique que jamais. Il continue pourtant d’alimenter de nombreux efforts pour resserrer la coopération entre les États de la région. Si le vieux rêve du panarabisme s’est envolé, réussir une meilleure intégration économique et politique demeure un objectif décisif pour tous les peuples de la région, arabes ou non.
La plupart des pays concernés ne pourront en effet surmonter leur faiblesse structurelle qu’en renforçant leurs liens de voisinage. Les différences entre eux sont énormes. Sur le plan démographique, une nation comme l’Égypte, avec ses près de cent millions d’habitants, écrase un petit royaume comme Bahreïn, qui en compte cent fois moins. Certains États (Arabie saoudite, Algérie…) regorgent d’hydrocarbures, quand d’autres (Tunisie, Jordanie…) possèdent très peu de ressources naturelles. Les uns manquent d’écoles et de volonté politique pour alphabétiser leurs populations ; d’autres sont aux prises avec une masse de citoyens instruits qui ne trouvent pas d’emploi (1). Ici, on a construit un système agricole qui permet d’exporter de la nourriture dans le monde entier ; là, on dépend encore des importations pour survivre.
Pourtant, les pays du monde arabe constituent des espaces imbriqués qui peuvent échanger les uns avec les autres et interagir. Une meilleure intégration régionale générerait ainsi des retombées profitables à tous ces peuples. Une union économique rééquilibrerait le rapport de forces avec le reste du monde en matière de commerce et d’investissements. Elle serait aussi un facteur de paix, dans la mesure où elle inciterait les gouvernements à davantage de diplomatie et à un moindre recours à la violence. Elle faciliterait enfin la coopération pour affronter des défis tels que l’approvisionnement en eau, les problèmes d’environnement ou l’accueil des réfugiés.
Sultans, islamistes et djihadistes
Néanmoins, les obstacles restent considérables. Le plus évident tient à la difficulté des États à se coordonner sur le plan économique et social. Le Proche-Orient et l’Afrique du Nord font pâle figure comparés à des espaces aussi cohérents que l’Amérique latine ou l’Asie orientale, sans parler de l’Amérique du Nord et de la majeure partie de l’Europe. Les barrières douanières y sont parmi les plus élevées du monde, ce qui explique que les échanges commerciaux interrégionaux soient proportionnellement parmi les plus faibles. Le constat n’est pas plus brillant en ce qui concerne les infrastructures et les réseaux routiers transfrontaliers. Les investissements entre pays de la région demeurent extrêmement faibles et dominés, lorsqu’ils existent, par les monarchies du Golfe. Quant aux systèmes scolaires et universitaires, peu a été fait pour les rendre compatibles les uns avec les autres. Faute de diversification, l’effet de distorsion de la rente pétrolière continue de jouer à plein son rôle toxique, en mobilisant des sommes faramineuses au service d’intérêts particuliers et de politiques répressives ou belliqueuses. Lesquelles exacerbent les divisions du monde arabe et creusent le fossé entre élites dirigeantes et populations.
Les obstacles sont aussi de nature politique. La plupart des États restent sous le contrôle de monarques ou de régimes autoritaires à ce point obsédés par leur propre survie qu’ils ne se soucient pas d’assumer les coûts de l’intégration, si bénéfique soit-elle à long terme. À quoi s’ajoutent les profonds clivages géopolitiques causés par les interventions étrangères, auxquelles la région demeure plus exposée que jamais. La guerre civile qui fait rage actuellement entre une coalition sunnite hétéroclite et un axe chiite qu’elle perçoit comme une menace en est l’une des manifestations les plus aiguës. Le belligérant sunnite se divise en trois camps : les « sultans », comme l’Égypte ou l’Arabie saoudite, les mouvements islamistes dominants, enfin le courant djihadiste du salafisme, incarné notamment par l’Organisation de l’État islamique (OEI). L’axe chiite fédère pour sa part l’Iran, le Hezbollah libanais, la Syrie, l’Irak (hors Kurdistan) et les houthistes du Yémen. Mais il s’agit là parfois de catégories qui obscurcissent plus qu’elles n’éclairent les enjeux du conflit. Par exemple, au sein même du camp sunnite, sultans et Frères musulmans partagent une même hostilité envers les djihadistes, mais selon deux perspectives diamétralement opposées. Les premiers s’appuient sur le rôle historique joué par les militaires et les monarchies comme protecteurs de la société et gardiens de l’État — une tradition qui ne suffit pas toujours à assurer la bonne entente de leurs héritiers, comme le démontrent les tensions entre l’Arabie saoudite et le Qatar. Les seconds se réfèrent au contraire à la souveraineté des masses, définie en tant qu’adhésion commune à l’islam.
En matière d’intégration économique, tenter d’imiter le modèle européen n’aurait guère de sens. L’Europe s’est construite sur des États forts, soucieux de consolider leur pouvoir par l’unification de territoires et de populations disparates. Encadré par les élites politiques, ce processus s’enracinait dans les intérêts croisés des bourgeoisies nationales, conscientes qu’elles avaient tout intérêt à dépasser leurs frontières respectives. L’unification prussienne en est un bon exemple, de même que le projet piémontais de Risorgimento (« résurgence »), en Italie. La réindustrialisation européenne au lendemain de la seconde guerre mondiale s’est traduite par un progrès à la fois matériel et démocratique. Ses retombées économiques ont irrigué la vie politique, patronat et syndicats formant deux des pôles autour desquels s’organisait le pluralisme.
Rien de tel dans le monde arabe. Ici aussi, pourtant, le temps est venu d’engager un processus d’intégration, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’imagerie romantique d’un peuple dressé comme un seul homme. Six ans après le « printemps arabe », la région est fracturée par une guerre civile dont la crise entre Qataris et Saoudiens ne constitue que l’une des dernières lignes de front (2). Plusieurs États sont menacés d’effondrement, comme la Libye, le Yémen et la Syrie, tandis que l’Irak a manqué plusieurs fois d’imploser. L’irruption fulgurante de l’OEI et d’autres groupes djihadistes illustre l’attirance que l’extrémisme le plus sanglant exerce sur la jeunesse désenchantée de ces pays.
En même temps, cependant, le monde arabe est riche d’une expérience que peu d’autres régions du globe connaissent. La notion d’arabité recèle une force peu commune, qui propulse la diffusion transnationale d’acquis culturels, dont une langue commune, et de normes politiques à l’insu des régimes concernés. Au milieu du XXe siècle, l’expansion rapide de l’idéologie panarabe a démontré avec quelle vigueur les convictions politiques pouvaient sauter les frontières, à une époque où les technologies de communication étaient pourtant balbutiantes ou inexistantes. Plusieurs décennies plus tard, l’islamisme s’est diffusé de la même manière, substituant au rêve brisé d’une grande nation la promesse d’une communauté religieuse. Les Frères musulmans d’aujourd’hui et, à bien des égards, l’OEI elle-même sont les produits de ce processus. L’intégration arabe peut se nourrir de ces expériences pour déjouer les frontières économiques et politiques qui morcellent la région.
Au cœur de cette idée, il y a un postulat inébranlable : l’affinité culturelle entre les Arabes, le partage d’un legs linguistique, géographique et historique qui les prédispose à un sentiment d’appartenance à une même civilisation. L’idée de l’unité remonte au crépuscule de l’Empire ottoman, quand des penseurs autochtones forgèrent le concept d’une nation commune bâtie sur un peuple qui trouve sa fierté dans le rejet de toute domination étrangère. Elle connut son âge d’or à l’issue de la seconde guerre mondiale, avec la création de la Ligue arabe et la prise de pouvoir en Égypte de Gamal Abdel Nasser. La Ligue arabe représentait le premier effort des nouveaux États issus de la décolonisation pour se doter d’un forum multilatéral et faciliter leur coopération. Si l’utopie panarabe s’est brutalement affaissée après la guerre des six jours, en 1967, quand l’armée israélienne a infligé une calamiteuse défaite à la coalition des troupes arabes, elle a toutefois laissé une trace dans les mémoires, visible encore aujourd’hui.
Les deux décennies qui ont suivi le début des années 1950 virent se succéder les tentatives de concrétiser cet idéal. La plus retentissante fut le mariage en 1958 de l’Égypte et de la Syrie au sein d’un nouvel État baptisé République arabe unie. L’expérience ne dura que deux ans, mais fut relancée en 1963 avec le projet d’une confédération regroupant l’Égypte, la Syrie et l’Irak. On citera également l’éphémère union hachémite de la Jordanie et de l’Irak en 1958, ou la jonction en 1972 de l’Égypte, du Soudan et de la Libye au sein d’une fédération des républiques arabes qui restera une coquille vide. De son côté, la Libye de Mouammar Kadhafi proposera, en vain, l’union à nombre de ses voisins (Tunisie, Égypte, Algérie, Maroc) avant de se tourner vers l’Afrique subsaharienne.
Les années 1970 ont sonné le glas du grand rêve fédérateur. Guerre civile de « septembre noir » en Jordanie, conflit entre Maroc et Algérie autour du Sahara occidental, révolution en Iran, guerre irako-iranienne et rupture du consensus arabe par la signature d’un accord de paix entre Égypte et Israël : autant de chocs géopolitiques qui firent l’effet d’un coup de grâce sur le panarabisme moribond. Durant la décennie suivante, le monde arabe tenta de refaire sa devanture en créant une série d’institutions multilatérales de taille plus modeste que la Ligue arabe, comme le Conseil de coopération du Golfe (CCG), l’Union du Maghreb arabe (UMA) ou le Conseil de coopération arabe (ACC). Parmi tous ces « machins », seul le CCG continue à ce jour de jouer un rôle.
En 1990, la guerre du Golfe signa pour de bon l’acte de décès du panarabisme en tant qu’idéologie politique. L’invasion d’un État arabe par un autre non seulement était sans précédent, mais elle ravivait aussi le vieil antagonisme entre pays riches et pays pauvres, une fracture que l’opposition entre monarchies pétrolières et opinions publiques a continué de creuser jusqu’à aujourd’hui. L’occupation avortée du Koweït par l’Irak a aussi donné le coup d’envoi à une nouvelle série d’interventions occidentales dans la région.
Déclin de la rente pétrolière
Toutefois, le problème fondamental du panarabisme est à chercher ailleurs. Depuis ses débuts, le projet de fédération souffre de l’influence exercée sur ses pères par la doctrine nationaliste et romantique allemande, consistant à théoriser la « pureté » culturelle d’un peuple et sa supériorité sur les autres. Le panarabisme était congénitalement incapable d’incorporer dans son système de pensée les minorités, ethniques, religieuses ou linguistiques, qu’elles fussent kurdes, juives, chrétiennes ou berbères. Il ne pouvait en outre tolérer l’expression d’une loyauté patriotique à l’égard d’un État existant. Enfin, il s’est trop aisément accommodé des dérives despotiques de ses chefs de file, qui militaient certes pour la suppression des frontières entre Arabes, mais beaucoup moins pour la séparation des pouvoirs.
Reste que la montée et la chute du panarabisme apportent une leçon utile pour les temps présents. Des valeurs morales ou des idéaux romantiques ne sauraient suffire à fonder une nouvelle intégration régionale. Pour réussir là où le panarabisme a échoué, il faut tenir compte de la permanence des frontières existantes ainsi que des demandes matérielles et symboliques propres à chaque pays. Il faut trouver un moyen d’entrecroiser ces intérêts locaux parfois divergents au sein d’un même espace, quels que soient les coûts à court terme d’une telle entreprise. On ne saurait trop insister sur le fait que, si le panarabisme n’est plus, l’impulsion à dépasser les clivages nationaux est paradoxalement plus forte que jamais. C’était d’ailleurs l’un des enjeux du « printemps arabe », quand les protestations enflaient comme un feu de brousse et déjouaient les efforts des régimes en place pour les étouffer. En ce sens, l’arabité constitue la colonne vertébrale de ce que l’on pourrait appeler la « sphère publique régionale », où idées, images et informations circulent librement dans les sociétés, par l’usage notamment des médias et des réseaux sociaux.
Leurs intérêts mutuels sont-ils de nature à inciter les pays arabes à plus d’intégration sur le plan économique ? Récemment encore, pareille perspective paraissait inimaginable au regard des effets insidieux de la rente gazière et pétrolière. On sait depuis longtemps que les revenus de l’or noir permettent aussi aux autocraties de financer leurs politiques répressives et de s’acheter une paix sociale en distribuant prébendes et subventions.
Des rentes ont toujours circulé dans la région, via les aides étrangères, les versements de fonds des travailleurs émigrés ou d’autres flux financiers. Mais la rente pétrolière a ceci de toxique qu’elle exacerbe les conflits en procurant aux pays exportateurs les moyens de s’ingérer sans cesse dans les affaires de leurs voisins. Et, quand les cours du baril s’effondrent, cela freine leurs ardeurs interventionnistes tout en les privant des ressources nécessaires au maintien du contrôle social. Cet effet déstabilisant se répercute sur les pays pauvres, pour lesquels les aides des monarchies pétrolières et les transferts de fonds de la main-d’œuvre émigrée représentent une ressource vitale.
Au cours des vingt dernières années, les États exportateurs d’hydrocarbures ont investi une partie importante de leurs revenus dans des fonds souverains qui pèsent des milliers de milliards de dollars. Par voie de conséquence, les gouvernements concernés se consacrent autant à la gestion de ces portefeuilles colossaux généralement placés à l’étranger qu’au développement économique de leurs propres pays. Ce qui pose la question capitale de savoir qui est le propriétaire légitime de la corne d’abondance pétrolière — le monarque, sa famille, les sociétés d’État, les banques étrangères où sont placés les avoirs, ou plutôt le pays tout entier ?
En tout état de cause, le monde arabe est désormais confronté au déclin de cette rente pétrolière, un phénomène nouveau qui pourrait bien devenir irréversible. Le volume des gisements encore exploitables dépasse de loin les estimations les plus optimistes de la demande planétaire à venir. Certes, la croissance rapide des classes moyennes en Inde et en Chine stimule la demande en énergie. Mais cette même demande est freinée par le développement des ressources renouvelables et les progrès technologiques de l’industrie, notamment automobile, dans un contexte de réchauffement climatique de plus en plus pressant. À quoi s’ajoute l’arrivée du gaz de schiste sur les marchés mondiaux, qui contribue encore à écraser les cours du pétrole.
Qui plus est, les mécanismes de fixation des prix de l’or noir ont considérablement changé ces dernières années. La valeur monétaire des hydrocarbures ne s’apprécie plus seulement en termes de volume de production, domaine dans lequel brillent les exportateurs arabes, mais davantage en termes de raffinage et de transformation en produits dérivés, comme les matières plastiques ou pétrochimiques. Cette évolution a puissamment favorisé la mondialisation du marché de l’énergie, où l’origine du pétrole proposé à la vente n’est plus un critère déterminant. Il en découle que les États, qui dans le monde arabe possèdent le monopole de l’extraction pétrolière, ne cessent de perdre de l’influence au profit des opérateurs du marché. L’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), qui faisait jadis la pluie et le beau temps sur les cours du brut, se contente dorénavant d’enregistrer les prix au lieu de les fixer.
Le dépérissement de la manne pétrolière annonce une longue période de difficultés économiques. En affaiblissant les profiteurs de la rente et en imposant la nécessité d’une diversification vers des ressources plus durables, il peut aussi servir d’incitation à une coopération resserrée. Des stratégies multilatérales permettraient par exemple d’identifier de nouveaux secteurs de croissance et de mieux maîtriser les avantages comparatifs des États. Parmi les pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient non exportateurs de pétrole, certains possèdent déjà des secteurs d’activité prometteurs — tourisme et agriculture en Tunisie, tourisme, phosphates et industrie manufacturière au Maroc, textile et industrie pharmaceutique en Jordanie, etc.
La volonté politique de quitter l’ancienne zone de confort impose toutefois de résister à la logique instinctive consistant à minimiser les risques et à ne retenir que les placements qui rapportent beaucoup et en peu de temps. Les exportateurs de pétrole ne sont guère prédisposés, par exemple, à investir dans l’énergie solaire puisque, à la différence des hydrocarbures, celle-ci se laisse difficilement stocker et ne garantit donc pas des gains rapides. Diversifier l’économie n’a de sens par ailleurs que si l’on accepte de fluidifier l’immigration et d’ouvrir le marché du travail. Dans les pays du Golfe, cela implique notamment de renoncer au système du parrainage (kafala) qui maintient les travailleurs immigrés en situation de quasi-servage et d’introduire un droit du travail respectueux de la dignité de chacun (3). Ce qui aurait pour effet non seulement de créer des emplois, mais également de réinjecter sur le marché intérieur une partie des immenses capitaux qui sortent du pays chaque année. Cela implique aussi d’accorder le droit au travail dans chaque pays à tous les ressortissants de la région.
Bien entendu, la diversification requiert un degré inédit d’engagement diplomatique et de collaboration ouverte, ce qui ne va pas sans un coût politique que de nombreux gouvernements arabes s’entêtent pour l’instant à ne pas vouloir payer. Dernière illustration en date avec le projet d’interconnexion des réseaux électriques des monarchies du Golfe : conçu pour réduire les coûts de production et de distribution de l’électricité, ce programme demeure inachevé et sous-exploité pour cause de querelles entre les six pays signataires, particulièrement le Qatar et l’Arabie saoudite.
Pour l’heure, la plupart des États arabes éprouvent encore d’extrêmes difficultés à sacrifier leurs intérêts à court terme contre les bénéfices à long terme de l’intégration économique, si convoitables soient-ils. L’absence d’un leadership arabe capable de faire consensus parmi ses pairs ne facilite pas les choses, surtout dans un contexte de tension géopolitique exacerbée. L’Égypte, à qui ce rôle incombait par le passé, a cessé d’être le centre politique et culturel de la région. L’Arabie saoudite se fait remarquer par sa fortune, moins par sa capacité à fédérer ses voisins.
Le monde arabe, pourtant, ne peut compter que sur lui-même pour trouver une solution. L’Union européenne est certes un partenaire économique et politique de premier plan, mais, depuis la fin du colonialisme, l’Occident fait plus souvent obstacle à l’unité arabe qu’il ne la facilite. Aujourd’hui comme hier, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni, mais aussi l’Union européenne, préfèrent s’arranger séparément avec tel ou tel protagoniste de la région plutôt que de considérer celle-ci comme un tout. Si les États arabes n’ont pas grand-chose à espérer de l’Ouest, ils n’ont pas davantage à attendre de l’Est. Ni la Russie ni la Chine n’ont le moindre intérêt stratégique à l’unification d’un monde arabe qu’elles souhaitent elles-mêmes pouvoir dominer et exploiter. Les nouvelles « routes de la soie », ce projet pharaonique lancé par Pékin entre Orient et Proche-Orient, n’augure que la substitution d’une hégémonie à une autre.
La solution n’est pas à chercher ailleurs qu’au sein même du monde arabe. Pour l’instant, la plupart des régimes qui le composent ne sauraient conclure un pacte de paix et de coopération régionale sans redéfinir au préalable le pacte qui relie chacun d’entre eux à ses propres citoyens. Une reconfiguration vers moins d’autoritarisme et plus de démocratie, moins de privilèges et plus de justice, moins de clientélisme et plus de transparence créerait les conditions idéales pour remettre le projet d’intégration régionale à l’ordre du jour.
Pourquoi ? En premier lieu, parce que les régimes réellement pluralistes constituent les acteurs les plus fiables en matière de coopération économique, comme le démontrent les États de l’Union européenne. Ensuite, les régimes démocratiques sont aussi les plus à même de prendre en considération l’intérêt général et donc de surmonter les obstacles économiques ou sociaux qui peuvent se dresser sur le chemin de l’intégration — par exemple, en accordant une juste compensation aux secteurs susceptibles de souffrir des accords d’ouverture commerciale. Enfin, un État de droit court moins de risques d’être monopolisé par une petite élite accrochée à ses seuls intérêts, une condition importante dans la mesure où une intégration régionale réussie impose à chaque partenaire de s’affranchir d’une partie de ses prérogatives.
De telles conditions n’étant pas réunies dans les États arabes, le seul facteur qui pourrait les convaincre des bienfaits de l’intégration est leur propre instinct de survie. Si les tumultes du monde arabe atteignaient un point tel que son unité politique et économique devenait la seule planche de salut pour permettre à ses dirigeants de rester au pouvoir, la plupart, n’en doutons pas, signeraient les yeux fermés. Mais ces moments d’instabilité extrême sont rares à notre époque. Il a fallu deux guerres mondiales pour convaincre les Européens de s’unir. À l’opposé, le maillage d’accords sécuritaires adossés aux puissances occidentales a pour effet de garantir que nul cataclysme, depuis l’invasion du Koweït en 1990 jusqu’à l’actuelle guerre en Syrie, ne risque d’échapper totalement à leur contrôle et d’embraser toute la région.
C’est la raison pour laquelle l’intégration régionale du monde arabe n’interviendra que sous l’impulsion d’un bouleversement politique interne, telle une nouvelle étape du « printemps arabe », capable de transformer le fonctionnement des États.
Hicham Alaoui
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Footnotes
(1) Cf. « Rapport sur le développement humain arabe 2016 », Programme des Nations unies pour le développement (PNUD).
(2) Lire Fatiha Dazi-Héni, « Drôle de guerre dans le Golfe », Le Monde diplomatique,juillet 2017.
(3) Lire Nazim Kurundeyr, « Derrière l’eldorado, l’enfer », Manière de voir, n° 147, « Les monarchies mirages », juin-juillet 2016.