Ses doigts hésitent un instant, tournent en tous sens la ficelle et soudain, le voici : le nœud de tisserand. Le plus solide, le plus plat, celui qui se renforce à mesure que l’on tire les extrémités de la laine ou du coton. Interdiction d’en faire un autre, plus facile, sous peine d’être repérée par un contremaître – qui surveille et chronomètre tout. Ce geste, ancré dans la mémoire du corps, répété des centaines de milliers de fois, resurgit des mains de Marie-Colette Patin, 72 ans.
Il arrivait qu’elle en fasse jusqu’à 2 500 par jour, à la Lainière de Roubaix, en 1968, rivée à son bobinoir. Quand l’encadrement voulait lui faire payer son engagement syndical à la CFDT, il lui donnait des bobines qui cassaient tous les 50 cm. Plus ses doigts s’usaient, plus son esprit s’aiguisait. Aussi vrai que le nœud de tisserand se renforce à mesure que l’on tire sur le fil. « Je chantais et je préparais les réunions dans ma tête. »
La Lainière, comme on le répète alors à l’envi, est l’une des plus grandes et des plus modernes usines d’Europe : 13 hectares au sol et près de 23 hectares en surface développée. Une ville dans la ville, constituée de gigantesques ateliers sur six étages, qui tournent jour et nuit, avec ses « donjons », son « couloir de l’Horloge » – un kilomètre de long, sept mètres de large – où l’on pointe sous une énorme pendule. Un territoire de 17 hectares au total, bordé par les rues d’Oran et des Patriotes, le boulevard de la Liberté et le chemin de fer. L’usine fait partie du paysage. Elle est le paysage.
« Les grosses d’un côté, les maigres de l’autre »
Les parents, les enfants, les cousins, les copains, tous y travaillent, 5 800 salariés, dont 65 % de femmes, et en particulier les 1 500 « filles des mines ». Ces ouvrières sont debout avant la fin de la nuit, à 2 h 30, 3 heures, pour attraper le car brinquebalant qui les emmène de leur petite ville minière à Roubaix, où elles embauchent à 5 heures. Les véhicules tiennent avec des fils de fer et les filles ont dû se battre pour obtenir des couvertures. Le prix du trajet, qui dure entre une heure et demie et deux heures, est en partie retenu sur leur salaire.
Bernadette Leroy, 79 ans, originaire de Sallaumines et militante à la CGT, s’alarme un jour d’un car qui gîte dangereusement. Les ouvrières menacent de dénoncer le risque encouru à la préfecture, et le lendemain, tout rentre dans l’ordre. La syndicaliste se félicite d’une si prompte réparation, mais à la descente, les filles rigolent : « Tu parles ! Ce matin, ils ont fait monter les grosses d’un côté et les maigres de l’autre… »
L’entreprise est très rentable, c’est le joyau d’une dynastie sur laquelle règne encore Jean Prouvost, troisième du nom, industriel et homme de presse de génie, parfois. Il finance sa passion, qu’elle s’appelle Marie-Claire ou Le Figaro, grâce à la Lainière de Roubaix, créée soixante ans après le Peignage Amédée-Prouvost, fondé par son grand-père.
L’héritier, à la tête des pelotes de laine Pingouin et des pulls Rodier, est aussi un as de la communication, qui devient, en 1961, le sponsor d’un groupe de rock. Son chanteur, Eddy Mitchell, reste sans voix en écoutant son premier disque sur Europe n° 1. « Eddy Barclay avait passé sans nous consulter un accord avec Jean Prouvost, le très riche propriétaire de la Lainière de Roubaix, qui fabriquait les chaussettes Stemm. Ce dernier lançait alors sa nouvelle gamme de chaussettes noires avec une bordure rouge », raconte-t-il dans Il faut rentrer maintenant (entretiens avec Didier Varrod, La Martinière, 2012). Les Five Rocks sont rebaptisés, à leur insu, Les Chaussettes noires et reçoivent en contrepartie des instruments neufs ainsi qu’une caisse… de chaussettes.
« Ne pas se faire doubler par l’extrême gauche et les étudiants »
Sept ans plus tard, l’inexorable déclin de l’empire a commencé. Le textile et son fleuron, la Lainière, qui vient d’avaler Masurel, fusionne, délocalise, restructure. Mai 68 survient dans un contexte de luttes sociales engagées depuis au moins un an. Une manifestation pour l’emploi a réuni plus de 4 000 personnes à Roubaix en décembre 1967, rappelle Bernadette Leroy : « Cela ne s’était pas vu depuis le Front populaire. » Les ouvrières, aguerries dans les combats des mineurs, ont obtenu les premières primes de licenciement chez Crépy, une grande filature de coton, et des « avantages » qui démontrent, en creux, la dureté de leurs conditions de travail.
« AVANT, LES GENS NE FAISAIENT JAMAIS LE LIEN ENTRE LES DÉCISIONS POLITIQUES ET LEUR PROPRE VIE, LEUR TRAVAIL, LEUR LOGEMENT, LEUR SALAIRE. MAI 68 A ÉTÉ UNE PRISE DE CONSCIENCE DE CLASSE »
MARIE-COLETTE PATIN, DÉLÉGUÉE SYNDICALE CFDT DE LA LAINIÈRE
Elles ont désormais droit à une pause-sandwich d’un quart d’heure au lieu de prendre leur repas assises sur une caissette, dans un bruit d’enfer, en respirant la poussière de laine ou de coton. Si la chaîne se déréglait, si les fils s’emmêlaient pendant ces quelques bouchées avalées à la hâte, gare… Quant aux salaires, ils ne sont pas mensualisés – en février, mois court, la paye est plus maigre –, l’heure de travail vaut 2,22 francs et un surplus de productivité « à hue et à hue » ne rapporte que quelques centimes. Au bout du compte, très peu d’argent. Les jeunes touchent 30 % de moins que leurs aînées et n’ont pas le droit de prendre le monte-charge entre les étages, à la retorderie, 180 marches à monter et à descendre. La première revendication, en mai 1968, dans les filatures, c’est cela : gagner décemment sa vie.
Chez Prouvost-Masurel comme à la Lainière, la décision est vite prise. La grève, maintenant. Et même, précise Marie-Colette Patin, avec un jour d’avance, « pour ne pas se faire doubler par l’extrême gauche et les étudiants », dont la rumeur annonçait la visite. Les électriciens coupent le courant, d’autres ouvriers ferment l’usine. Elle vient d’être élue déléguée syndicale, elle a 22 ans, et on la pousse sur une estrade de fortune avec un micro. « T’expliques que ça y est, on est en grève. »
Commencent alors trois semaines d’un combat auquel personne n’était vraiment préparé. Et pourtant, tout s’organise. D’abord, préserver les machines. Elles sont prêtes à repartir du jour au lendemain. « C’était pas la chienlit, chez nous », s’amuse Marie-Colette Patin. La direction a tenté d’envoyer les forces de l’ordre pour faire rouvrir l’usine, inquiète pour les millions de francs de matériel contenus à l’intérieur. « On a fait rentrer le directeur, on lui a montré que tout était impeccable, il ne voulait pas l’affrontement », observe-t-elle.
« On se battait pour nos salaires, pas pour des idées »
Les femmes sont là de 4 heures du matin à 23 heures, les hommes dorment dans l’usine. A toutes les entrées du domaine industriel, des employés en grève sont postés en vigies. Georges Dubois, mari d’une jeune femme chargée de contrôler, avant le tissage, les bobines qu’il convoyait en camion, garde l’une des portes avec ses collègues. « On tapait le carton, on discutait beaucoup. Il est arrivé qu’on mette dehors manu militari des étudiants qui s’étaient infiltrés avec des drapeaux noirs. Ça, on n’en voulait pas. On se battait pour nos salaires, pas pour des idées », note celui qui préside aujourd’hui, à 73 ans, l’association des Amis de la Lainière et du textile.
Ne franchissent pas non plus les portes, les contremaîtres honnis qui avaient tenté de relancer en douce la production. Camille Baert, 72 ans, qui travaillait dans les « grands bureaux », à l’administration, rapporte que des cadres avaient essayé de pénétrer sur le terrain par le petit ruisseau qui le traversait, le Riez, charriant les eaux usées de l’usine. Peine perdue – et ils avaient échappé de peu à la baston.
Dans le pot à lait en aluminium de sa mère, ouvrière à Saint-Liévain, Camille Baert prépare des litres de café, tartine des sandwiches et participe de tout son cœur au mouvement. C’est une « riousse », une fille qui rit tout le temps et qui parlerait « à un kien habillé » (« chien », en ch’ti), c’est-à-dire à tout le monde. Elle touche un salaire plus décent que les ouvrières, un treizième mois, elle est mensualisée et travaille de 8 heures à midi et de 14 à 18 heures. Mais elle ne supporte pas l’injustice, et elle est mariée à un militant communiste, cégétiste, Alain Baert, qui a passé son enfance dans la cité ouvrière Amédée-Prouvost.
Libération des corps
Lui travaille au service d’entretien du tramway, également en grève, et passe ses nuits derrière les grilles de l’entrepôt. « Quand les petits cons de bourgeois sont venus nous narguer avec leurs voitures décapotables, prêts à nous cogner, on les a accueillis avec les tuyaux à incendie. » Alain Baert en rit encore.
Les jours de grève ne sont pas payés et l’argent vient assez vite à manquer. Henri Martiens, membre des Petits Frères de Jésus, confrérie laïque inspirée par le père Charles de Foucauld, fait le tour des commerçants pour glaner de la nourriture et un peu d’argent. « Mange, toi aussi, Henri, arrête de tout distribuer », gronde Camille. Des quêtes sont organisées pour aider les familles nombreuses qui manquent de tout pour leurs enfants, la ville de Roubaix distribue des bons d’alimentation et une solidarité sans faille permet vaille que vaille de passer ces trois semaines sans salaire. La Voix du Nord du 29 mai 1968 rapporte que, depuis le début des grèves, 6 000 familles ont déjà été inscrites au bureau d’aide sociale de Roubaix. Les Jeunesses ouvrières chrétiennes (JOC), encore très puissantes, le Secours populaire, le PCF, les syndicats, tous vont dans le même sens.
« Le soir, on dansait au milieu de la rue qui traversait l’usine », aime à se rappeler William Langlois, 73 ans, ex-« soigneur de continu à filer », qui transformait les mèches de laine en fils. « La Lainière, pour moi, c’était le bagne. Les gens couraient partout. Au pelotonnage, les filles étaient usées à 25 ans. L’été, elles travaillaient sous des verrières, par 40° C. L’écheveau, qui pouvait faire une centaine de mètres, se dévidait à toute allure. » Le mécano, à l’occasion, réduisait discrètement la vitesse. Alors, en 1968, en dépit d’une lutte incertaine et dans la crainte de lendemains qui déchantent, ce fut aussi la fête, le corps qui danse, le corps qui se repose.
« Un bouillonnement extraordinaire »
« Avant, les gens ne faisaient jamais le lien entre les décisions politiques et leur propre vie, leur travail, leur logement, leur salaire. Mai 68 a été une prise de conscience de classe », juge Marie-Colette Patin. « Un mouvement, ça ne se décrète pas, ça se sécrète. Il y avait un bouillonnement extraordinaire. Jeter Mai 68, c’est nous jeter, nous, lance-t-elle cinquante ans après des événements qui ont fondé sa vie militante. Nous, le Mai 68 qu’on a vécu, c’était un cri de libération, des gens qui se mettaient debout. » Elle est impressionnante, Marie-Colette Patin, quand elle dit cela.
Après les accords de Grenelle, l’heure de travail est passée à 3 francs et la liberté syndicale est devenue une réalité. Une forme de peur s’est effacée, aussi.
Mais il a fallu continuer, parfois de mère en fille, comme Martine Deboeve, à tirer sur des cônes de fil de 2,5 kg chacun, placés si haut qu’on pouvait recevoir 5 kg sur la poitrine, à les enfiler sur des broches, à pousser le chariot de 160 kg, à travailler sous les néons, dans un bruit démentiel, à balayer jusqu’à trois tonnes de laine par jour…
La grève terminée, Camille Baert a été virée des « grands bureaux ». On l’a affectée à la facturation en cartes perforées, dans l’usine. Elle n’a jamais occupé plus de quatre ans un poste dans un même service, ils fermaient tous les uns après les autres. Huit services en trente-six ans de Lainière. Et elle a vu sombrer dans la dépression ses chefs qui n’avaient plus de travail. Camille a fini au standard téléphonique – « J’étais connue de tous ! » Jusqu’au jour, où, à la toute fin du XXe siècle, il n’y a plus eu personne au bout du fil à la Lainière.
Pierre Charret, les yeux de Mai 68 à Roubaix
Dans une rue tranquille de Wasquehal, Pierre Charret, 92 ans, vit dans la couleur. Ses mosaïques aux tons vifs, portraits ou fleurs luxuriantes, donnent à la maison un air de gaieté exotique. L’ancien instituteur, militant communiste et vidéaste amateur, en a fini avec le noir et blanc. En 1967, il est passé du 8 mm au 16 mm et a filmé pendant des années avec sa petite caméra l’activité militante, voire la vie sociale, qui se déroulait sous ses yeux. « J’ai donné tout ce que j’avais à Ciné-Archives, le fonds audiovisuel du Parti et du mouvement ouvrier. Ils finissent de numériser », dit-il.
Les précieuses archives en noir et blanc montrent en particulier un film, hélas encore muet, intitulé Etre jeune en 1968 à Roubaix. On y voit l’habitat ouvrier des courées, ces maisons toutes semblables des travailleurs des filatures, qui semblent d’un autre siècle, « où les Algériens, à une époque, ont remplacé les ouvriers misérables du textile », glisse le vidéaste.
Pierre Charret a aussi placé sa caméra à la sortie d’un des ateliers de La Lainière de Roubaix, où un flot d’ouvrières, avant de quitter leur travail, ouvrent leur sac tout en marchant, devant un gardien chargé de vérifier si elles n’ont pas volé une pelote de laine. De ce geste quotidien, automatique et dérisoire, il ne reste que l’humiliation.
Plus gaie, une autre séquence filme les filles à la sortie des cars qui les emmenaient chaque jour à l’usine. Il fait beau, on leur distribue des tracts, elles sourient et ne vont pas tarder à se mettre en grève pour protester contre leurs bas salaires et leurs conditions de travail – « On n’imagine pas ce que c’était. Un monde de différences », souligne Pierre Charret, avec son regard bleu malicieux. Sur sa pellicule, on découvre aussi les manifestations contre la guerre du Vietnam ou des défilés sur les pancartes desquelles on lit : « CGT Lainière de Roubaix », « Pour le plein-emploi », « Contre les licenciements » ou « Non aux loyers trop chers ».
Le nonagénaire a perdu l’an dernier sa femme, militante au PCF comme lui et élue dans leur commune en 1977, sur une liste d’union de la gauche. Ce natif de la Creuse fut aussi un grand résistant qui a participé aux premiers maquis à La Souterraine. Aujourd’hui, il fait encore le tour des collèges et des lycées pour raconter cette guerre à la jeunesse.
Béatrice Gurrey (Roubaix, Hem, Wattrelos (Nord), envoyée spéciale)
* LE MONDE | 29.05.2018 à 06h44 • Mis à jour le 31.05.2018 à 08h44 :
https://abonnes.lemonde.fr/decryptages/article/2018/05/29/en-mai-68-la-lainiere-de-roubaix-au-fil-de-la-greve_5306163_1668393.html
Mai 68 à la Lainière de Roubaix : « On était arrivés à la limite de l’exploitation de l’ouvrier. Il fallait faire quelque chose »
Mai 68 à travers la France (1/3). En mai 1968, les ouvrières de la Lainière de Roubaix se mettent en grève. Christine Boucau est alors, à 18 ans, première ouvrière. Pour « Le Monde », elle revient sur ce mouvement et sur ses trente-six années passées à la filature.
En 1968, dans l’immense usine de la Lainière de Roubaix, qui emploie 5 800 salariés dont 65 % de femmes, les conditions de travail sont très dures et les salaires médiocres. En mai, les ouvrières décident de se mettre en grève. Voici le témoignage de Christine Boucau, qui aura passé trente-six ans à la filature.
Christine Boucau (la deuxième en partant de la gauche), en 1964, alors qu’elle est apprentie à La Lainière de Roubaix. Elle a 14 ans.
Christine Boucau – « J’ai commencé à la Lainière en 1964, à 14 ans. Je suis restée apprentie pendant un an : j’avais quatre heures d’enseignement général et quatre heures d’atelier par jour. Après, on passait ouvrière. Ce n’était pas évident, mais on avait un an pour s’y faire. On allait à l’école de l’usine, pour que ça ne soit pas trop brutal. On avait de la couture, de la cuisine, de l’histoire-géo, du français et des maths, mais vraiment peu. Pour qu’on ne soit pas trop bébête… Une fille devait surtout savoir coudre et cuisiner. J’ai quitté l’école à regret.
Nous étions une famille de huit enfants et nous habitions dans la cité Amédée-Prouvost [à Wattrelos]. Mon père, d’origine polonaise, travaillait au Peignage Amédée-Prouvost. L’usine n’était même pas à un kilomètre de chez nous.
« A 18 ANS, J’AI ÉTÉ NOMMÉE PREMIÈRE OUVRIÈRE. J’ÉTAIS RESPONSABLE D’UNE BONNE DIZAINE D’OUVRIÈRES ET DE PLUSIEURS BOBINOIRS AUTOMATIQUES »
Maman, rescapée des camps, s’occupait des enfants, et nous, quand on revenait de l’usine, on l’aidait. On bénéficiait d’une grosse solidarité dans la cité. Tout le monde était dans la même galère.
On m’a tout de suite mise au bobinage. Il y avait des fuseaux, et on devait faire des nœuds de tisserand. Je trouvais ça d’un monotone ! Je me suis dit : “Bon sang ! Je ne vais pas faire des nœuds toute ma vie. Je ne vais pas en rester là.” Les contremaîtres regardaient si on était rapides, si on comprenait bien ce qu’il fallait faire et ils nous mettaient sur les machines. On avait une certaine production à faire et on était très surveillées. Il n’y avait pratiquement que des femmes, de tous les âges.
Les gens avaient leur machine, ils y étaient attachés, mais pas moi. Les plus âgées ne voulaient pas apprendre de nouvelles technologies. J’acceptais tout le temps de changer ! J’y ai vite trouvé avantage. Comme j’étais curieuse, que j’avais envie de comprendre comment ça marchait, les monteurs me montraient des trucs sur les machines, pour mieux régler, mieux travailler. Je me disais : “Ils ne me trouvent pas si bête que ça.” Et j’avais horreur de la monotonie.
A 18 ans, j’ai été nommée première ouvrière. J’étais responsable d’une bonne dizaine d’ouvrières et de plusieurs bobinoirs automatiques. On n’était pas beaucoup payées ! [Elle rit] J’étais d’une certaine façon l’adjointe du contremaître. Quand une monitrice avait des apprenties en trop, elle me les donnait. Sans que je sois payée en plus.
« MON AUGMENTATION DE 10 CENTIMES, C’ÉTAIT UNE AUMÔNE. J’ÉTAIS DÉCOMPOSÉE »
J’ai demandé à être augmentée. Le contremaître m’a dit : “Tu as raison. On va demander au directeur.” J’ai eu un rendez-vous dès le lendemain matin, à 8 heures – je commençais à 5 heures et je finissais à 13 heures. On n’approchait pas comme ça d’un directeur ! Je frappe, il y avait le directeur et trois responsables. C’était assez impressionnant.
“Alors, Christine, c’est à quel sujet ?
– D’abord, monsieur le Directeur, êtes-vous content de mon travail ?
– Oui ! Très ! Nous avons pensé à une augmentation de 10 centimes.”
C’était une aumône. J’étais décomposée. Je me suis levée, j’ai dit merci et au revoir. Et c’est là que j’ai vu qu’ils ne comprenaient rien. Je me suis juré que jamais plus je n’irais ramper, mendier, pour quelques sous. La claque que j’ai reçue ce jour-là ! Une miette, j’avais eu. C’était en 1968, juste avant les événements. Tout le monde riait. Le contremaître n’était pas content. “C’est rien, je vais me relever”, j’ai dit, mais ça faisait mal.
La grève a commencé peu de temps après. Elle était amputée sur notre salaire et c’était trop dur pour nous. J’avais démarré à 1,14 franc de l’heure. Un retard de cinq minutes et on nous enlevait quinze minutes sur la paye. On était payés chaque semaine, et si on voulait, on pouvait travailler le samedi. Ça faisait, quoi, 45 francs, des fois 50 francs par semaine. C’était vraiment la misère. On nous en demandait de plus en plus au niveau production, mais sans nous payer davantage. Et avec la grève, on était quand même perdantes.
Un sou c’était un sou et, tant que j’ai pu, j’ai continué. Mais les personnes qui rentraient dans l’usine pour travailler étaient huées. Le dernier jour de travail, j’ai reçu un coup de poing d’un ouvrier.
Les petits magasins faisaient crédit. Ça a duré pas mal de temps. Je voyais maman qui comptait les quelques sous dans son porte-monnaie. J’avais quatre frères avant moi (Edouard, le deuxième, est mort, et maman en avait toujours une immense peine), et après moi, une sœur et encore deux frères.
« J’AI CONNU QUATRE OU CINQ VAGUES DE LICENCIEMENTS, ET JE ME SUIS DIT QUE JE NE SERAIS JAMAIS AUSSI BIEN SERVIE QUE PAR MOI-MÊME »
On a tous travaillé à l’usine, mais c’est moi qui y suis restée le plus longtemps. Jusqu’à la fermeture, en 2000. J’ai travaillé sur les continus à filer, ensuite j’ai fait des contrôles et du laboratoire. Je vérifiais l’étirage, le titrage du fil, sa densité, avant chaque lancement de production. Je formais aussi les gens sur les machines.
J’ai fait toute la chaîne de production, toutes les machines, pendant dix ou quinze ans. Ensuite, j’ai demandé à être responsable du lancement de production. Je faisais des tests, sur des minimachines. Quand les échantillons étaient bons, on lançait en quantité. Une boulette, et c’était parti pour des tonnes !
Après, je suis passée à la mécanique. J’ai connu quatre ou cinq vagues de licenciements, et je me suis dit que je ne serais jamais aussi bien servie que par moi-même. Pour changer un pignon, faire un réglage, donner un coup de marteau, j’étais obligée d’aller chercher un mécanicien. Les mécaniciens me faisaient des dessins, ils m’expliquaient tout, et me voilà partie avec ma caisse à outils. Les ouvriers rigolaient à me voir les mains dans la graisse. Surtout que j’étais bien un peu coquette ! Les mécanos voyaient que j’avais compris comment m’y prendre et ils me laissaient faire. Tout ça sans jamais une augmentation, bien sûr.
« JE N’AI ARRÊTÉ QUE TROIS SEMAINES POUR ACCOUCHER (…) ET J’AI TRAVAILLÉ JUSQU’AU BOUT. JE TOUCHE 937 EUROS DE RETRAITE AU TOTAL »
On était arrivés à la limite de l’exploitation de l’ouvrier. Il fallait faire quelque chose. Il y avait vraiment trop d’écart. Les cadres avaient des avantages, de beaux salaires, et nous on n’avait rien. Avec le recul, c’est ce que je me dis. Et maintenant, j’ai l’impression de revivre la même chose. Il y a trop d’inégalités, et on continue à se battre pour quelques sous. Je n’ai arrêté que trois semaines pour accoucher, j’ai repris aussi vite et j’ai travaillé jusqu’au bout. Je touche 937 euros de retraite au total.
On a été programmés à travailler, même à la retraite. Je continue pour mes filles, pour une association. On a mendié de la laine à droite à gauche et je fais des créations au crochet. J’ai relevé le défi, et j’ai fait presque 1 000 pingouins en laine ! J’ai créé l’Ile aux Pingouins. Le succès qu’on a eu avec ça ! Et là, j’en suis à 3 500. Tout le monde rigole, mais les enfants ont un tel émerveillement avec ça. Je me dis que la petite ouvrière, elle n’était pas si bête que ça.
Avec l’association des Amis de la Lainière et du textile, on a fait une exposition sur la mémoire de cette industrie, du 6 au 22 avril, à Wattrelos, on en fait une tous les ans. J’ai vu arriver un inconnu, très gentil, qui s’intéressait à tout. Il a dit qu’il allait revenir avec sa famille. Le dimanche, il a tenu parole, il est venu avec dix-huit personnes. C’étaient des descendants des Prouvost. Lui, c’était Bernard Prouvost. Il m’a acheté des pingouins en laine. On a pas mal parlé, et j’ai pensé : “S’ils avaient été comme ça, à l’usine ! Ça aurait peut-être tout changé.” »
Propos recueillis par Béatrice Gurrey
* LE MONDE | 29.05.2018 à 09h25 :
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