Dans la nuit du 27 juin 1969, des policiers font irruption au Stonewall Inn, un bar gay de New York fréquenté par des travestis afro-américains et portoricains. Bousculades, empoignades, arrestations : le contrôle dégénère. S’ensuivent trois nuits d’émeute qui radicalisent le mouvement homosexuel et aboutissent à la création du Gay Liberation Front (GLF).
Dans son Gay Manifesto, ouvrage-phare du radicalisme homosexuel américain publié en 1970, Carl Wittman trace le chemin à suivre : unir les luttes des opprimés, associer engagement révolutionnaire et émancipation homosexuelle. « Les hétérosexuels (mais aussi les Blancs, les anglophones, les hommes, les capitalistes) perçoivent les choses en termes d’ordre et de comparaison, écrit-il. A est avant B, B est après A ; un est inférieur à deux, qui est inférieur à trois ; il n’y a pas de place pour l’égalité. Cette idée s’étend à l’opposition homme/femme, en haut/ en bas, marié/célibataire, hétérosexuel/homosexuel, patron/salarié, Blanc/Noir, riche/pauvre. Nos institutions sociales engendrent et reflètent cette hiérarchie (1). »
L’analyse séduit le Black Panther Party (BPP), si bien que des liens se tissent. Le slogan du GLF, « Gay is good », répond ainsi à la devise du BPP, « Black is beautiful ». En 1970, des militants homosexuels participent à la Revolutionary People’s Constitutional Convention organisée par le BPP à Philadelphie. « Nous devons essayer de nous unir avec [les femmes et les homosexuels] dans une perspective révolutionnaire (…). Personne ne reconnaît aux homosexuels le droit à être libre. Ils sont peut-être la couche la plus opprimée de la société (2) », déclare Huey Newton, l’un des fondateurs des Panthers, lors de son discours inaugural.
Dans le sillage du GLF, d’autres groupes radicaux essaiment à travers le monde : en Belgique, le Mouvement homosexuel d’action révolutionnaire ; en Italie, le Fuori (3) ; au Québec, le Groupe homosexuel d’action politique (GHAP), etc. Après la rencontre d’Aarhus (Danemark) en 1972, seize groupes, représentant dix pays, s’associent pour former une Internationale homosexuelle révolutionnaire (IHR).
En France, le mouvement se fait connaître lors du sabotage d’une émission de la radio RTL. Le 10 mars 1971, Ménie Grégoire, animatrice vedette de la station, organise un « débat » en direct de la salle Pleyel à Paris, consacré à « l’homosexualité, ce douloureux problème ». Douloureux, il le sera surtout pour les experts conviés à son examen (un curé, un psychanalyste, les Frères Jacques…) quand des militantes lesbiennes, proches du Mouvement de libération des femmes (MLF), prennent d’assaut la tribune et contraignent la régie à interrompre l’émission. Quelques jours plus tard naît le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR). Son ambition sera double : proposer une révolution sociale aux homosexuels et une révolution sexuelle aux travailleurs.
« La révolution totale, ce n’est pas seulement séquestrer un patron qui vous fait chier : c’est accepter le bouleversement des mœurs, sans restriction. »
Les militants du FHAR s’organisent en groupes de travail thématiques et en comités de quartier, distribuent des tracts devant les boîtes de nuit, animent des réunions d’information à l’Ecole des beaux-arts. Certains membres plaident pour une plus grande politisation du Front. A une époque où l’Eglise catholique joue encore un rôle central, quoique déclinant, un rapprochement avec la droite est impensable. Celle-ci rejette l’homosexualité dans le camp du vice et de la perversion. Au Parti socialiste (PS), la prudence est de mise : selon lui, les préférences sexuelles appartiennent à la vie privée et ne méritent pas de prises de position politiques. Le Parti socialiste unifié (PSU), plus à gauche, se montre davantage ouvert aux homosexuels, mais il ne partage pas le projet révolutionnaire du FHAR. Les regards se tournent donc naturellement vers l’extrême gauche.
« Faisons une série de textes pour raconter ce que nous avons vécu,suggère l’écrivain Guy Hocquenghem, également engagé au sein de l’organisation maoïste Vive la révolution (VLR). Je travaille dans un journal gauchiste qui s’appelle Tout !, ce sont des types assez ouverts, je les connais bien, je pense qu’ils accepteraient de les publier (4). »
En avril 1971, Tout !, alors dirigé par Jean-Paul Sartre, consacre sa douzième livraison à « La libre disposition de notre corps ». Des membres du FHAR en rédigent les quatre pages centrales. Aux travailleurs, ils expliquent que « la révolution totale, ce n’est pas seulement réussir une grève sauvage, séquestrer un patron qui vous fait chier : c’est aussi accepter le bouleversement des mœurs, sans restriction. Plus ça vous paraîtra dur, moins vous comprendrez, plus vous pourrez dire que vous êtes sur le bon chemin ». Aux homosexuels, ils recommandent de sortir du « ghetto marchand »dans lequel la société bourgeoise les a parqués : « Une boîte, c’est le royaume du fric, on y danse entre hommes, on s’y apprécie mutuellement en tant que marchandise : la société hétéro-flic nous y récupère. » A côté des textes politiques, d’autres articles jouent davantage sur la provocation et affirment, sur le modèle du GLF américain, la fierté gay (gay pride). « Nous sommes plus de 343 salopes, nous nous sommes fait enculer par des Arabes. Nous en sommes fiers et nous recommencerons (5) », proclame l’un d’eux.
Le 1er mai 1971, le FHAR poursuit sa tentative de rapprochement avec le mouvement ouvrier. Des homosexuels radicaux, accompagnés de membres du MLF, défilent aux côtés des syndicats sous une vaste banderole appelant à mettre « A bas la dictature des “normaux” ! ». Habillés en travestis et avec leur maquillage criard, certains d’entre eux bousculent les codes des mobilisations politiques et dérangent les services d’ordre.
Car tout le monde ne partage pas ce goût pour la provocation. Une information judiciaire est ouverte contre Tout ! pour outrage aux bonnes mœurs ; un membre du FHAR qui vend le journal à la criée est arrêté à Grenoble. A la fin du mois de mai, la police saisit les dix mille exemplaires disponibles dans les kiosques.
Mais les attaques contre le FHAR viennent aussi de la gauche révolutionnaire. Au sein de VLR, l’aile ouvriériste refuse de distribuer le numéro de Tout ! incriminé devant les usines ; il est également hors de question, pour la librairie gauchiste Norman-Bethune, d’afficher une telle publication sur ses étalages. Dans un courrier adressé à Tout !, un lecteur explique ses appréhensions : « Le problème ne se pose pas en termes de normaux et d’anormaux, mais en termes de riches et de pauvres, et leur lutte n’est donc pas en tant que pédés, mais en tant qu’exploités, analyse-t-il. Par conséquent, consacrer la moitié d’un journal à la publication de problèmes qui n’en sont pas et qui ne sont solubles que par une société socialiste bien conçue, relève de la trahison, alors que la nécessité de soutenir les ouvriers de Renault (qu’ils soient pédés ou non) devrait passer au premier plan (6). »
Ce n’est pas l’analyse politique — la question homosexuelle est-elle contingente par rapport à la lutte des classes, ou lui est-elle inhérente ? — mais les méthodes d’action du FHAR qui troublent la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). « Nous n’avons aucune hostilité de principe contre la lutte que mènent les homosexuels contre l’ostracisme dont les entoure la société bourgeoise, nous n’en trouvons que plus lamentables les grotesques exhibitions du FHAR, lors des dernières manifestations (…). En se comportant comme des ‘’grandes folles’’, les homosexuels du FHAR révèlent à quel point ils sont victimes de l’oppression sexuelle bourgeoise », explique l’organisation trotskiste dans son périodique Rouge en mai 1972.
Du côté du Parti communiste français (PCF), l’accueil est plus hostile. Interviewé en mai 1972 par Le Nouvel Observateur, Pierre Juquin résume la position officielle : « La couverture de l’homosexualité ou de la drogue n’a jamais rien eu à voir avec le mouvement ouvrier. L’une et l’autre représentent même le contraire du mouvement ouvrier (7). » Lors d’un meeting à la Mutualité, Jacques Duclos se montre plus virulent encore lorsqu’un militant du FHAR lui demande si le PCF « a révisé sa position sur les prétendues perversions sexuelles ». Agrippant le micro, l’ex-candidat communiste à l’élection présidentielle s’écrie : « Comment vous, pédérastes, avez-vous le culot de venir nous poser des questions ? Allez-vous faire soigner. Les femmes françaises sont saines ; le PCF est sain ; les hommes sont faits pour aimer les femmes (8). » Pour Lutte ouvrière enfin, les textes du FHAR s’élèvent « à la hauteur des graffitis de pissotière » et reflètent l’« individualisme petit-bourgeois (9) ».
« On nous a emprisonnés dans le jeu de la honte, que nous avons transformé en jeu de la fierté. Ce n’est jamais que dorer les barreaux de notre cage. »
Rejeté par l’extrême gauche, le FHAR se fissure. Les Gouines rouges, qui reprochent aux membres masculins leur mainmise sur le groupe, font scission. Au risque de se couper du mouvement ouvrier, les Gazolines grimées en « folles » et en travestis accentuent la stratégie de la provocation. Leurs slogans — « Prolétaires de tous les pays, caressez-vous ! », « Nationalisons les usines de paillettes ! » — revendiquent la fierté homosexuelle. Hocquenghem, qui prône un militantisme politique plus traditionnel, se détourne de ces « pédérastes incompréhensibles » en juillet 1972 : « On nous a emprisonnés dans le jeu de la honte, que nous avons transformé en jeu de la fierté. Ce n’est jamais que dorer les barreaux de notre cage (10) », écrit-il alors dans la revue Partisans.
Le Groupe 5 du FHAR se réclame quant à lui de l’Internationale situationniste ; il crée le journal Le Fléau social en mai 1972 et finit par abandonner le champ de la lutte politique. Le Groupe 11, qui publie L’Antinorm, prend le chemin inverse et persiste dans la voie du rapprochement avec les partis d’extrême gauche.
Victime de ses dissensions internes, le FHAR disparaît en février 1974. Son existence éphémère a ouvert une brèche : trois ans plus tard, le PCF crée une commission homosexualité au sein du Comité d’études et de recherches marxistes (CERM), et la LCR met en place une Commission nationale de l’homosexualité (CNH). Mais ces initiatives, surtout symboliques, n’effacent pas les rigidités sur les questions de mœurs.
L’affaire Marc Croissant met à nouveau le PCF au centre des critiques du mouvement homosexuel. En janvier 1979, ce membre de la commission homosexualité du CERM et employé de la mairie communiste d’Ivry s’inquiète auprès de Roland Leroy du traitement par L’Humanité d’un fait divers impliquant un homosexuel mineur. Le directeur du journal lui répond vertement ; M.Croissant est écarté de sa cellule et licencié de son travail.
La même année, trois membres de la CNH quittent la LCR, arguant que le parti néglige les problèmes des homosexuels : aucun texte portant sur l’oppression et le travail des homosexuels n’a été discuté au cours de son IIIe Congrès. « Ce n’est pas là un problème conjoncturel, lié aux conditions du Congrès, écrivent-ils dans Rouge. Jamais le mouvement ouvrier, à l’exception de la social-démocratie de Karl Liebknecht, n’a accepté de lutter aux côtés des homosexuels. Au sein même du mouvement trotskiste, notre situation n’est pas nouvelle (11). » L’intégration politique des militants homosexuels se heurte aux traditions de l’extrême gauche, qui valorise une identité ouvrière à la fois masculine, productiviste et hétérosexuelle.
Aux Etats-Unis, à l’aube des années 1980, une autre forme d’intégration, commerciale cette fois, guette le mouvement gay. Le journaliste Andrew Kopkind, un « radical » de la cause, déplore ainsi l’abandon du terrain politique par les homosexuels, au profit d’un consumérisme festif, d’un hédonisme incarné par la vague disco. « A New York, écrit-il en 1979, les gays peuvent vivre dans des quartiers majoritairement gays, avec une infrastructure sociale et économique imprégnée d’aspects de la culture gay (…). Les gays peuvent travailler dans le commerce gay, pour satisfaire une clientèle gay (…). [Ils peuvent] manger dans des restaurants gays, faire leurs courses sur des avenues gays, dans des boutiques gays, danser dans des bars gays (…), lire des magazines et des romans gays, avaler des pizzas et des burgers gays (…). En un sens, une forme d’oppression remplace l’autre (12). »
Benoît Bréville
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Footnotes
(1) Carl Wittman, A Gay Manifesto, 1970. Publié dans Karla Jay et Allen Young (sous la direction de), Out of the Closets : Voices of Gay Liberation, New York University Press, 1992.
(2) Discours de Huey Newton, 15 août 1970. Cité dans Rudolph P. Byrd et Beverly Guy Sheftall (sous la direction de), Traps : African American Men on Gender and Sexuality, Indiana University Press, Bloomington, 2001.
(3) Acronyme du Front unitaire homosexuel révolutionnaire italien, fuori signifie « dehors » et fait référence à l’un des mots d’ordre du GLF : « Come out of the closet » (« sortir du placard »).
(4) Cité dans Jacques Girard, Le Mouvement homosexuel en France, 1945-1980, Syros, Paris, 1981.
(5) Tout !, Paris, n° 12, avril 1971.
(6) Tout !, n° 14, juin 1971.
(7) Le Nouvel Observateur, Paris, 15 mai 1972.
(8) Cité par Jacques Girard, op. cit.
(9) Lutte ouvrière, Paris, 4 mai 1971. Cité dans Alexandre Marchant, Le Discours militant sur l’homosexualité masculine en France (1952-1982) : de la discrétion à la politisation, mémoire de maîtrise d’histoire, Ecole normale supérieure de Cachan, 2005.
(10) Guy Hocquenghem, « Aux pédérastes incompréhensibles », Partisans, juillet-octobre 1972.
(11) Rouge, Paris, février 1976.
(12) Andrew Kopkind, The Thirty Year’s War. Dispatches and Diversions of a Radical Journalist 1965-1994, Verso, Londres, 1996.