Pas de négociations, autodétermination ! » C’est avec ce slogan que le mouvement Vetëvendosje (« autodétermination », en albanais) a surgi sur la scène politique du Kosovo. Dénonçant la gabegie des privatisations, la corruption des élus et la lourde tutelle des pays occidentaux, il fédère les aspirations d’une jeunesse qui a grandi dans les difficiles conditions d’un après-guerre sans fin.
Au soir des élections législatives anticipées, le 11 juin 2017, il a fallu attendre la confirmation des résultats, passé minuit, pour que la fête commence. Parmi la foule dansant sur des airs de rock, entrecoupés de quelques chansons patriotiques ou de slogans des supporteurs du club de football de Pristina, les milliers de jeunes venus des faubourgs de la capitale pouvaient croiser les grandes figures de la gauche intellectuelle du Kosovo et de l’Albanie. Urbain, populaire, instruit, mais surtout très jeune : tel est l’électorat de Vetëvendosje. Doublant son résultat de 2014 avec 27,5 % des suffrages, le parti est devenu la deuxième force du pays, talonnant la « coalition des commandants », qui regroupe les factions politiques issues de la guérilla de l’Armée de libération du Kosovo (UÇK). M. Albin Kurti, dirigeant de Vetëvendosje, s’est porté candidat à la charge de premier ministre, mais quelques débauchages ont finalement permis à l’ancien commandant Ramush Haradinaj [1], chef de la petite Alliance pour l’avenir du Kosovo (AAK), de trouver, début septembre, une fragile majorité. Vetëvendosje craint d’être confronté à un « plafond de verre », de ne pouvoir trouver des alliés parmi les autres formations du Kosovo. En conservant à l’issue des élections municipales de novembre dernier la mairie de Pristina, tout en emportant celles de Kamenica et de Prizren, deuxième ville du pays, il confirme son ancrage urbain. Mais, malgré ces bons résultats, Vetëvendosje connaît de vifs débats stratégiques internes : le mouvement doit-il cultiver une forte radicalité ou tenter d’inventer un nouveau modèle de social-démocratie adapté aux conditions particulières d’un pays désindustrialisé et à la souveraineté réelle toujours limitée ?
Issu du Réseau d’action pour le Kosovo (KAN), Vetëvendosje est devenu un parti politique en 2004. Lorsque débutent, deux ans plus tard, les discussions sur le « statut final » de l’ancienne province serbe, le nouveau mouvement revendique l’accession à l’indépendance au nom du droit des peuples à l’autodétermination, et refuse le principe de négociations menées avec Belgrade sous l’égide de la « communauté internationale ». Très vite, Vetëvendosje impose sa marque de fabrique, faite d’actions spectaculaires, de slogans percutants et d’engagement physique de ses militants : en février 2007, une manifestation tourne mal, des policiers roumains de la Mission d’administration intérimaire des Nations unies au Kosovo (Minuk) ouvrent le feu sur la foule, tuent deux d’entre eux et arrêtent M. Kurti. L’homme est un habitué des séjours en prison. Dirigeant des mouvements étudiants albanais du Kosovo de 1995-1996, il est incarcéré par la police serbe durant les bombardements de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), en juin 1999. Condamné à quinze ans de prison pour terrorisme, il est gracié par le président serbe Vojislav Kostunica en décembre 2001. En dépit de son mandat de député, il est à nouveau détenu en novembre 2015 après de grandes manifestations contre le « dialogue » mené avec Belgrade sur la normalisation des relations entre le Kosovo et la Serbie — un passage à l’ombre qu’il explique avoir mis à profit pour relire les écrits du sociologue français Pierre Bourdieu. À la mi-novembre, le député et porte-parole de son parti Frashër Krasniqi a été condamné pour avoir jeté une grenade lacrymogène contre le Parlement en 2016 afin de s’opposer à un accord de délimitation de la frontière avec le Monténégro. Arrêté pour les mêmes faits, un étudiant de 26 ans était mort en détention dans des conditions suspectes.
M. Kurti répond parfaitement au modèle du révolutionnaire professionnel payant sans hésitation de sa personne et jouissant d’une grande réputation d’intégrité. Son premier mentor fut M. Adem Demaçi, qui passa vingt-huit ans en prison dans la Yougoslavie socialiste. Nationaliste albanais, M. Demaçi était surtout un marxiste-léniniste, revendiquant, face au socialisme autogestionnaire de la Yougoslavie titiste, le modèle néostalinien maintenu en Albanie sous la poigne de fer d’Enver Hodja (1908-1985). Vetëvendosje affirme avoir gommé toute référence à ce régime autarcique, mais celui-ci demeure un exemple pour certains de ses cadres, ce qui complique les rapports avec la gauche radicale renaissante dans toutes les républiques de l’ancienne Yougoslavie. Vetëvendosje tente toutefois de nouer des relations avec des formations de gauche de la région, mais pas avec celles de Serbie. Le parti se réclame de la gauche souverainiste, mais, précise M. Kurti, « nous ne nous considérons pas comme des nationalistes, avec tout ce que cela signifie de potentiel de violence et de guerre dans les Balkans. Nous croyons néanmoins que la nation demeure un concept important. Il ne faut pas la laisser aux mains de la droite ».
Exode inédit en temps de paix
Vetëvendosje revendique le droit à l’autodétermination, qui pourrait prendre la forme d’un référendum sur une union du Kosovo et de l’Albanie. Cette question d’une éventuelle « grande Albanie » fait figure de dynamite dans une région où tout redécoupage des frontières pourrait déboucher sur de nouveaux conflits. « Le Kosovo créé depuis 1999 s’apparente par bien des aspects à un État failli, et l’Union européenne semble ne pas avoir d’autre perspective pour la région qu’une illusoire “stabilité”, qui empêche tout développement »,explique le dirigeant. En revanche, M. Kurti se prononce en faveur d’un dialogue direct avec les Serbes du Kosovo. Pour tenter de gagner en crédit, le parti s’est récemment rapproché de l’Internationale socialiste et ne s’oppose pas à la perspective de l’intégration européenne du Kosovo, souhaitée par l’ensemble de la classe politique locale. M. Kurti, qui a suivi avec attention la crise grecque, ne nourrit pourtant pas d’illusions sur la « violence potentielle des grandes puissances » si sa formation prenait le pouvoir. La priorité de son parti reste de favoriser un développement économique endogène, rompant radicalement avec le modèle choisi par tous les pays des Balkans, qui repose sur le couple privatisations-investissements étrangers et n’a nulle part donné de résultats probants.
Durant l’hiver 2014-2015, plus de cent mille personnes, soit plus de 5 % de la population totale, ont quitté le pays en quelques semaines — un mouvement d’exode inédit en temps de paix. « Le gouvernement laisse les gens s’en aller », commentait alors M. Kurti, en précisant : « Pour lui, ce n’est qu’une manière de relâcher un peu la pression sociale. Et puis, ce sont nos électeurs potentiels, les jeunes, qui s’en vont les premiers. » Dans un Kosovo où les bourrasques de la « transition » et de ses privatisations sauvages ont détruit presque toute activité économique, où le chômage réel touche près de la moitié de la population active, l’émigration apparaît toujours comme la seule perspective d’avenir pour les jeunes, diplômés ou non.
Jean-Arnault Dérens
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