Avec les centaines de milliers de personnes qui ont été victimes d’une expropriation, une sous-classe de dépossédés a fait son apparition au Cambodge. Mais les épreuves endurées par ces familles pauvres, généralement expulsées pour laisser la place à des entreprises, ont eu pour conséquence inattendue de galvaniser le militantisme de nombreuses Cambodgiennes.
Les femmes du lac Boeung Kak, arrêtées à de multiples reprises pour avoir défilé bruyamment dans les rues de Phnom Penh, sont probablement les plus connues. Le projet des autorités de combler le lac et d’exproprier ses riverains [pour construire des résidences de luxe] a défrayé la chronique dans le monde entier. Pourtant, ces révoltées sont loin d’être des cas isolés. Beaucoup de leurs concitoyennes organisent régulièrement des manifestations pour la défense des droits fonciers et, ces dernières années, un certain nombre d’entre elles se sont même servi du militantisme pour entrer en politique.
“Les vieilles croyances culturelles sur le rôle traditionnel des femmes khmères, cantonnées aux tâches ménagères et à l’éducation des enfants, font que les conflits fonciers, et la perte de revenus qu’ils entraînent, ont un impact considérable sur elles”, confiait l’an dernier Chak Sopheap, directrice du Centre cambodgien pour les droits de l’homme.
C’est la raison pour laquelle elles se lancent souvent dans l’activisme au nom de leur communauté.”
Une vie libre de toute considération de genre
Ce désir de mettre fin aux injustices foncières a eu des répercussions dans d’autres milieux. En 2009, Lim Kimsor, surnommée Gigi, a assisté, horrifiée, à l’expulsion des habitants du Groupe 78 [un ensemble de baraquements], dans le centre de Phnom Penh. “Une indemnité correcte a été proposée à ma famille, mais mon père a refusé d’abandonner les autres habitants. On est donc restés avec eux pour manifester et défendre les intérêts du collectif”, raconte-t-elle.
Motivée par cette expérience de solidarité, cette femme de 28 ans est devenue une militante patentée de Mother Nature, le réseau écologiste qui a dénoncé de nombreuses opérations d’extraction illégale de sable (à la suite de pressions des autorités, l’ONG a été récemment dissoute, mais ses membres envisagent de reprendre leur travail dans un cadre plus informel). Lim Kimsor se rend régulièrement dans des villages reculés, où elle dit avoir été menacée, agressée et même détenue pendant dix-sept heures. Elle raconte :
Chaque fois qu’on organisait des réunions ou des formations pour les villageois, des policiers en civil ou des agents de sécurité se présentaient [pour nous intimider]”
Dans un pays où beaucoup de femmes n’ont toujours pas accès à l’éducation et sont reléguées aux traditionnelles tâches ménagères, Lim Kimsor se sent tenue, en tant que militante, de les orienter vers une vie libre de toute considération de genre. “C’est un bon moyen de s’encourager mutuellement”, dit-elle.
La société cambodgienne en pleine mutation
Comme sa version masculine, le Chbab Srey [Code pour les femmes] a longtemps fait office de code de conduite. La femme idéale y est décrite comme gentille, timide et dévouée à son mari. Le texte intégral était présent dans le programme scolaire national jusqu’en 2007. Une version écourtée est aujourd’hui encore enseignée au collège. Toutefois, avec la croissance rapide du pays et la prolifération des smartphones, la société cambodgienne est en train de changer. Catherine Harry, une blogueuse réputée pour ses vidéos sur les droits sexuels et reproductifs, observe que les jeunes femmes, en particulier dans la ville de plus en plus cosmopolite de Phnom Penh, sont “en train de se rebeller pour revendiquer leurs droits”. “S’il y a ce bras de fer, c’est à cause du fossé générationnel,explique-t-elle. Avec l’arrivée des réseaux sociaux, les moins de 30 ans découvrent des cultures et des peuples différents ; ils reçoivent davantage d’informations – pas seulement de leurs parents, de leurs camarades ou de leurs écoles, mais d’autres pays.”
La vidéo la plus connue de Catherine Harry – une étude des tabous entourant la virginité – a été vue deux millions de fois. Si ses positions ont rapporté à la blogueuse une foule de fans, elles lui ont également attiré des réactions d’hostilité.
Je suscite beaucoup de haine, de colère. Ces réactions viennent le plus souvent des hommes : ils se sentent trahis parce qu’ils pensent que j’essaie de détruire notre culture. Mais il y a aussi des femmes qui disent que je nuis à l’image de la femme khmère.”
Pour Noy Chhorvin, coordinatrice nationale du Cambodian Young Women’s Empowerment Network (Cywen, “Réseau pour la responsabilisation des jeunes Cambodgiennes”), la remise en cause des préjugés sur la femme khmère est une mission fondamentale. Le réseau de bénévoles que dirige cette féministe s’est engagé à œuvrer jusqu’en 2019 dans trois domaines essentiels pour l’avancée des citoyennes : les violences sexuelles, le droit du travail et celui à l’éducation. “Notre objectif principal est de renforcer l’autorité des femmes en [initiant] nos membres au féminisme, dit-elle. Nous voulons sensibiliser les gens, en particulier les jeunes, à l’égalité des sexes.”
Un long chemin à parcourir
Militant pour des changements inspirés du mouvement occidental de libération des femmes des années 1960, Noy Chhorvin s’efforce d’introduire le féminisme dans la culture khmère, une tâche qui n’est pas toujours simple. Comme beaucoup de ses concitoyennes, elle a dû dépasser le jugement de ses proches dans la ville provinciale de Kampong Cham avant de trouver sa propre voie, en devenant notamment la première de sa famille à passer une licence. Elle se souvient :
Quand j’ai décidé de mener des études supérieures, je me suis heurtée à un mur. Beaucoup de proches me désapprouvaient, estimant que les femmes n’avaient pas besoin d’aller à l’université, qu’elles devaient se contenter du collège ou du lycée.”
L’idée de s’inscrire à l’université de Phnom Penh a également été mal perçue, car c’était loin de chez elle et “dangereux pour une femme”. Tout en déclarant adhérer entièrement aux valeurs de sororité du Cywen, elle reconnaît avoir évolué depuis sa découverte du féminisme. “Auparavant, je tenais des positions discriminatoires vis-à-vis des travailleurs du sexe et des LGBT [lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres], mais je m’en suis libérée.” Aujourd’hui, elle reconnaît que “chaque personne a le droit de s’accomplir à sa guise”.
À vrai dire, le pays a encore beaucoup de chemin à parcourir avant de reconnaître l’égalité des sexes. Rachana Chhoeurng, surnommée Tana, est parfaitement consciente des préjugés dont souffre la communauté LGBT au Cambodge. Depuis qu’elle a fait son coming out à l’âge de 25 ans, elle est victime de discriminations. Militant aujourd’hui au sein de CamAsean, une organisation de défense des droits de l’homme basée à Phnom Penh, elle lutte contre les problèmes rencontrés par les personnes LGBT, tels que le mariage forcé, les violences physiques ou psychiques et le manque d’accès aux services. “Je voulais défendre mon style de vie, pouvoir mener une existence normale, dit-elle. Nous devons lancer un mouvement pour les femmes et la communauté LGBT. Je ne renoncerai pas à ma lutte.”
[L’avenir dans les mains des jeunes militantes
Comme les autres activistes, Tana voudrait voir tous les Cambodgiens adhérer à l’idée d’égalité.
Ce ne sont pas seulement les LGBT qui doivent mener le combat, observe-t-elle. Il faudrait que l’ensemble de la société y contribue, que tout le monde agisse.”
Avec le nombre croissant d’hommes et de femmes qui partagent cet avis, le mouvement prend de l’ampleur. Thida Khus, directrice de Silaka, défend l’égalité des sexes depuis le début des années 1990, quand son ONG a été créée pour promouvoir une participation accrue des femmes à la vie politique. Pour elle, la défense des droits des femmes passe désormais par les jeunes militantes cambodgiennes.
“La situation actuelle n’est pas le résultat des dix ou vingt dernières années. Nous l’avons laissée advenir au cours du siècle dernier en négligeant [l’égalité], dit-elle. Le changement viendra de la nouvelle génération.”
Holly Robertson et Len Leng
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