À en croire les déclarations des membres de l’Eurogroupe et les médias dominants, non seulement cet accord permettrait à la Grèce de sortir la tête de l’eau mais, en plus, ses clauses sortiraient de l’ordinaire de l’Eurogroupe qui s’est résigné à faire un véritable « geste ».
Pourtant, à y regarder de plus près, cet accord s’inscrit tout à fait dans la lignée des précédents et des politiques imposées à la Grèce jusqu’à aujourd’hui. C’est-à-dire préserver les intérêts des créanciers au détriment du peuple grec.
Déboursement de la dernière tranche du 3e plan d’aide pour rembourser la dette
Pour bénéficier de cette dernière tranche, Tsipras s’est engagé à mettre en œuvre pas moins de 88 mesures néolibérales et anti-populaires supplémentaires
Comme depuis le début des « plans de sauvetage », l’Eurogroupe ne délivre l’argent des prêts que par tranches, afin de garantir la mise en place des contreparties austéritaires. Selon le principe désormais inhérent à toute intervention des institutions financières européenne et internationale : « pas d’austérité, pas d’aide ». Ici, pour bénéficier de cette dernière tranche, Tsipras s’est engagé à mettre en œuvre pas moins de 88 mesures néolibérales et anti-populaires supplémentaires. D’ailleurs, alors que l’Eurogroupe fanfaronnait la prétendue sortie de crise de la Grèce, les syndicats grecs manifestaient dans les rues d’Athènes contre le licenciement immédiat de 12000 travailleurs contractuels dans les hôpitaux et les établissements de santé.
À quoi va servir cette somme prêtée dans le cadre du 3e accord de prêt ? Exactement à la même chose que l’argent des précédents plans « d’aide » : à payer la dette publique. L’Eurogroupe précise d’ailleurs que parmi les 15 milliards d’euros de cette dernière tranche, 5,5 seront versés sur un compte spécifique dédié au service de la dette. Les 9,5 restants seront versés sur un autre compte spécial dédié à constituer des réserves de liquidités, pouvant être utilisés si besoin… pour le futur service de la dette. Les dirigeants européens affirment que ces réserves permettent de gagner la confiance des marchés financiers et bénéficier d’un taux de financement soutenable. En réalité, il s’agit de donner la garantie aux futurs créanciers privés de se voir remboursés. Rien de bien surprenant, puisque le leitmotiv des Institutions depuis le début de la crise grecque a été de tout faire pour que la Grèce continue à rembourser sa dette au bénéfice d’abord des établissements financiers privés.
À noter également que sur l’enveloppe initiale du 3e plan de « sauvetage » de 86 milliards d’euros, 25 ne seront pas déboursés à la Grèce. Les montants des prêts prévus et annoncés en 2010 et 2012 n’ont pas non plus été versés dans leur intégralité, sans que cela n’émeuve éditorialistes ou politiciens.
Un excédent budgétaire de 3,5 % : la cage de fer de l’austérité
Avec cet accord, la Grèce est tenue de dégager un excédent budgétaire [3] de 3,5 % jusqu’en 2022, puis ensuite de respecter les critères européens, soit une moyenne de 2,2% entre 2023 et 2060. Mais aujourd’hui les pays qui parviennent réellement à de tels résultats se comptent sur les doigts de la main. En effet, ces critères ne sont pas faits pour être respectés, mais précisément pour servir de repoussoir à des choix politiques, qui n’iraient pas dans le sens d’une réduction massive des dépenses publiques. Imposer à la Grèce un tel objectif revient –sous couvert de chiffres, de critère rationnel – à la condamner à une politique de compression permanente des dépenses sociales et d’investissement public. Car si la Grèce parvient aujourd’hui à dégager des excédents budgétaires significatifs c’est précisément parce que les missions de l’État sont de plus en plus écornées et que ses obligations à l’égard de la population sont de moins en moins respectées.
La rétrocession des bénéfices engrangés sur le dos de la Grèce
La Grèce ne pourra pas disposer comme elle souhaite de l’argent des rétrocessions, qui pourtant lui est dû
L’Eurogroupe s’engage enfin à rétrocéder à la Grèce les profits réalisés abusivement via les opérations de rachats de titres menées par la BCE et les banques centrales de l’eurozone. Pour rappel, rien qu’entre 2012 et 2016, la BCE a réalisé 7,8 milliards d’euros de bénéfices grâce aux titres grecs [4]. En novembre 2012, l’Eurogroupe s’était engagé à rendre à la Grèce ces profits odieux. Car c’est bien les États membres de l’UE qui en bénéficient in fine après redistribution de la BCE. Mais ces rétrocessions avaient été gelées suite à l’arrivée du gouvernement Syriza I. Toutefois, l’engagement de l’Eurogroupe à reprendre les rétrocessions ne doit pas faire illusion pour autant.
Premièrement, la rétrocession des bénéfices ne reprendra qu’à partir de 2018. C’est-à-dire seulement à partir des bénéfices perçus en 2017. Quid des bénéfices perçus par les États membres en 2015 et 2016 ? Ils ne seront jamais rendus à la Grèce. Par exemple, concernant la France, cela représente 758,1 millions d’euros, qui resteront dans les caisses de l’État français [5].
Deuxièmement, ces rétrocessions demeurent encore et toujours conditionnées. En effet, les créanciers se gardent ce moyen de pression si le gouvernement grec venait à remettre en cause les réformes d’austérité. Déjà en novembre 2012, l’engagement de l’Eurogroupe de rétrocéder les profits réalisés était conditionné à l’application de l’austérité [6].
Enfin, et à l’instar des premières rétrocessions réalisées en 2013 sur un compte spécial dédié au remboursement de la dette, la Grèce ne pourra pas disposer comme elle le souhaite de cet argent, qui pourtant lui est dû. En effet, en disant que cet argent sera utilisé pour réduire les besoins de financements bruts, l’Eurogroupe ne dit pas autre chose qu’il sera consacré au service de la dette.
Bien entendu, cet Eurogroupe ne s’épanche pas sur les profits colossaux réalisés par les créanciers sur le dos de la Grèce. Depuis 2010, le FMI a engrangé environ 5 milliards d’euros de bénéfices via les prêts faits à la Grèce [7]. L ’Allemagne, tenante d’une ligne dure au sein de l’Eurogroupe, a malgré tout bien profité de la crise grecque avec 2,9 milliards d’euros perçus [8].
Des mesures d’allègement cosmétiques
C’est un point présenté comme central dans l’accord passé avec la Grèce. Finalement, une période de grâce (sans paiement des intérêts et du capital) de 10 ans est accordée sur les créances du MES et du FESF et la maturité de ces mêmes créances est repoussée de 10 ans. La Grèce devrait ainsi commencer à les rembourser non pas en 2022 mais 2032.
Là encore, il n’y a pas de quoi crier à la nouveauté ou la générosité. Comme à l’accoutumée dans les processus d’allègement de dette, menés par les créanciers, il s’agit juste de donner un peu d’air au débiteur pour ne pas qu’il se noie totalement (ici, que la Grèce retourne sur les marchés) mais qu’il continue à rembourser ses créanciers. Et bien entendu, s’il est encore nécessaire de le préciser, cet « allègement » est conditionné à l’adoption de nouvelles mesures austéritaires.
La Grèce s’est endettée pour sauver les banques européennes et rembourse aujourd’hui cette dette illégitime, au prix de la vie de sa population
Le problème de la dette n’étant pas pris à sa racine, la question de l’insoutenabilité de celle-ci, qui s’élève aujourd’hui à 180 % du PIB va revenir plus vite que l’Eurogroupe veut le faire croire. Même le FMI reste sceptique : « Mais sur le long terme, nous avons des réserves [quant à la soutenabilité de la dette grecque] » [9]. Plus grave peut-être, le remboursement de cette dette n’est jamais mis en cause mais considéré comme allant de soi. Alors qu’il est notoire que la dette remboursée aujourd’hui par la Grèce est illégitime, odieuse et illégale, comme l’a étayé la Commission pour la vérité sur la dette grecque [10] mise sur pied en avril 2015 par l’ancienne présidente du parlement grec.
La Grèce s’est endettée pour sauver les banques européennes et rembourse aujourd’hui cette dette illégitime, au prix de la vie de sa population. Savoir qu’on lui laisse jusqu’à 2032 plutôt que 2022 pour rembourser cet argent doit lui faire une belle jambe.
Une mise sous tutelle qui ne dit plus son nom
Avec cet accord, les partenaires du « quartet » (BCE, Commission européenne, FMI et MES) conservent leurs quartiers à Athènes. Bien qu’on ne parle plus de « revues » durant lesquelles les hauts fonctionnaires de ces institutions venaient évaluer et réécrire les décisions du gouvernement grec, le mécanisme subsiste.
Désormais, un audit des comptes de la Grèce aura lieu tous les trimestres par le quartet et si la Grèce venait à ne pas appliquer ou à remettre en cause certaines mesures prises lors des différents mémoranda, une partie des mesures d’allègement pourra être suspendue. À titre d’exemple, la poursuite du programme de privatisation reste fondamentale pour les créanciers. Ce programme inclut notamment la vente d’une participation majoritaire dans l’entreprise publique de gaz à partir de novembre prochain [11], après la fin officielle du programme européen. L’Eurogroupe se réserve le droit de redéfinir, plafonner et différer les paiements d’intérêts au FESF autant qu’il le jugera nécessaire. Les mesures dites d’allègement, aussi insignifiantes soient-elles, pourront ainsi s’avérer très vite caduques.
L’ingérence des Institutions européennes dans les affaires grecques est loin d’être terminée. En témoignent, les déclarations de l’Eurogroupe (soutenues par Tsipras lui-même) souhaitant faire annuler la condamnation d’Andreas Georgiou. Ancien directeur d’ELSTAT, l’institution des statistiques grecques, ce dernier s’est vu condamné par la justice grecque à deux ans de prison avec sursis pour avoir falsifié délibérément les chiffres de la dette publique grecque en 2010 [12].
Cet accord n’a rien d’exceptionnel et n’arrange rien du tout. Il permet juste aux créanciers d’organiser le maintien de la Grèce sous leur joug, sans procéder à un 4e plan de « sauvetage » à proprement parlé, qui aurait été difficile à justifier auprès des opinions publiques européennes et de la population grecque. Une fois de plus, l’Eurogroupe repeint la cage dans laquelle la Grèce est enfermée via sa dette publique. Le peuple grec n’a plus d’autre choix que d’en faire sauter les barreaux.
Pour en savoir plus sur la crise grecque, les plans de sauvetage, la destination de cet argent, les mesures d’austérité imposées, les créanciers de la Grèce => voir la série vidéo « À qui profite la dette grecque ? ».
Merci à Éva Betavatzi, Yvette Krolikowski, Christine Pagnoulle et Éric Toussaint pour leurs relectures avisées.
Grèce : une annonce de réduction de dette en trompe-l’œil
Éric Toussaint interviewé par Marie Brette de TV5 Monde [13]
Marie Brette – Éric Toussaint, que pensez-vous de l’accord signé par les ministres de la zone euro ? La Grèce est-elle sortie de la crise ?
E.T. : Il n’y a pas de sortie de crise du tout. Et par ailleurs, au niveau de la zone euro, on ne peut pas dire que la situation soit particulièrement brillante non plus du point de vue des dirigeants européens. C’est une annonce de réduction de dette en trompe-l’œil puisqu’il n’y a pas de réduction du stock de la dette et qu’il s’agit simplement de reporter de dix ans le début de certains remboursements, notamment ceux dus aux partenaires européens de la Grèce. Les montants à rembourser au Fonds monétaire international, à la Banque centrale européenne et aux créanciers privés, sont très importants et ils ne sont pas reportés dans le temps. Ils ont lieu en permanence. Le FMI a fait 5 milliards d’euros de bénéfices sur le dos de la Grèce depuis 2010 et la BCE a, quant à elle, fait au moins 8 milliards de gains sur les titres grecs. En fait, le fond de l’accord, c’est qu’en prolongeant le calendrier de remboursement, on offre une récompense de consolation au gouvernement d’Alexis Tsipras qui a appliqué depuis trois ans les dizaines de réformes exigées par les créanciers. Après trois ans de politique d’austérité aussi dure, il fallait permettre à Tsipras de dire à la population grecque que l’austérité poursuivie finissait par donner un résultat. Mais les politiques antisociales imposées par les créanciers (FMI, BCE, Mécanisme européen de stabilité) seront renforcées. Les dirigeants européens, avec cet accord du 22 juin, ont voulu indiquer aux fonds d’investissement privés qu’ils pouvaient acheter des titres grecs à nouveau après le mois d’août car des garanties publiques étaient offertes.
La Grèce est une victime expiatoire des politiques appliquées dans l’Union européenne
Dans quel état économique est la Grèce ?
E.T. : Elle est dans un état lamentable. La chute du PIB par rapport à 2009-2010 est de près de 30%. Du point de vue des indicateurs macro-économiques, la Grèce est en mauvais état. 350 000 jeunes hautement qualifiés sont partis vers l’Allemagne, la France et d’autres pays du nord de l’Europe. La Grèce sera en évolution démographique négative, mis à part l’apport des réfugiés que le pays accueille, qui ont permis en 2017 de maintenir l’équilibre. Désormais, on va passer à une décroissance de la population grecque. Le taux de chômage chez les jeunes atteint environ 40%. Selon les chiffres d’Eurostat, 47% des ménages grecs sont en défaut de paiement sur l’un de leurs crédits et le taux de défaut sur les crédits dans les banques est également à plus de 46,5%. Que ce soit concernant l’emploi, le système financier et la production, la situation est extrêmement mauvaise et elle est le résultat des politiques imposées à la Grèce. Le pays est une victime expiatoire des politiques appliquées dans l’Union européenne. Laquelle a voulu montrer aux autres peuples de la zone euro que s’ils voulaient mettre au gouvernement une force porteuse de changement radical à gauche et en rupture avec l’austérité, il leur en coûterait très cher !
Qu’aurait-il fallu faire ?
En 2010, il aurait fallu résoudre la crise bancaire au lieu de maintenir à flot des banques privées qui avaient pris des risques énormes. Au lieu d’injecter des dizaines de milliards d’euros dans la recapitalisation de ces banques, il aurait fallu les assainir et les transférer au secteur public. Il y a quatre banques en Grèce qui contrôlent 85% du marché bancaire grec. Il aurait fallu imposer aux banques allemandes et françaises, qui avaient prêté massivement au secteur privé grec, d’assumer leurs crédits risqués au lieu de créer une troïka qui a prêté de l’argent public à la Grèce afin qu’elle rembourse ces grandes banques. Politiquement, quand le peuple grec a choisi en 2015 de soutenir une coalition qui proposait des changements importants en matière de justice sociale, il aurait fallu permettre à ce peuple de pratiquer la démocratie. Or la volonté démocratique a été systématiquement combattue par les autorités européennes, qui ont été satisfaites de la capitulation de Tsipras à l’été 2015, lors de la signature du troisième mémorandum qui a approfondi la crise grecque.
Aurait-il fallu effacer la dette grecque ?
La Grèce est en 3e ou 4e position dans la liste des pays qui dépensent le plus en armes. (...) Début 2018, Alexis Tsipras a rencontré Donald Trump et a annoncé pour 1,6 milliard d’euros d’achats d’armes aux États-Unis
E.T. : Bien sûr. Cela se pratique couramment. Quand la Pologne a quitté le pacte de Varsovie au début des années 90, ses créanciers occidentaux lui ont octroyé 50% de réduction de dette. Quand l’Égypte participait à la même époque à la première guerre du Golfe, on a aussi annulé 50% de la dette. En Irak, après l’invasion américaine en mars 2003, on a octroyé 80% de réduction de dette. Donc des réductions de dette importantes, ça se réalise de manière répétée depuis des décennies. Et cela aurait été tout à fait nécessaire de le faire dans le cas de la Grèce. Il aurait fallu bien sûr procéder, avec la participation des citoyens et des citoyennes, à un audit des dettes pour déterminer les responsables, du côté grec et du côté des prêteurs. Il faut rappeler qu’en pourcentage du PIB, la Grèce est en 3e ou 4e position dans la liste des pays qui dépensent le plus en armes au niveau de la planète ! Et quels sont les principaux fournisseurs d’armes de la Grèce ? L’Allemagne, la France et les États-Unis ! Lors du premier mémorandum de 2010, l’un des postes budgétaires qui n’a pas été réduit : c’était le remboursement des commandes militaires. Et cela continue. Début 2018, Alexis Tsipras a rencontré Donald Trump et a annoncé pour 1,6 milliard d’euros d’achats d’armes aux États-Unis.
Source : TV5 Monde