Les putschistes thaïlandais responsables du coup d’Etat du 22 mai renforcent leur régime et durcissent le ton. Samedi, ils ont dissous le Sénat, concentrant désormais tous les pouvoirs. Dimanche 25 mai, ils ont prévenu qu’ils ne toléreraient plus aucun défi après un troisième jour de manifestations condamnant le coup de force de l’armée. « S’ils continuent à manifester, nous prendrons des mesures contre eux », a averti l’un des porte-parole de la junte, le lieutenant général Apirat Kongsompong.
Pour l’heure, la mobilisation reste aussi modeste que pacifique, mais elle prend de l’ampleur : samedi soir et dimanche, un millier d’opposants au coup d’Etat se sont réunis dans le centre-ville de Bangkok avant de converger vers le Monument de la victoire, l’un des grands carrefours de la capitale. La présence de correspondants de la presse internationale explique en partie la réaction modérée de l’armée. Selon les termes de la loi martiale en vigueur, tout rassemblement de plus de cinq personnes pour « motifs politiques » est interdit.
Sur la passerelle du métro aérien surplombant ce monument, les manifestants brandissaient des pancartes en thaï mais aussi en anglais, aux slogans explicites : « Fuck the coup d’Etat ! », « We want to vote ! ». Certains d’entre eux s’étaient collé du sparadrap noir sur la bouche pour dénoncer la confiscation de la parole depuis que le général Prayuth Chan-ocha, le chef de l’armée, a annoncé sa prise de pouvoir.
« VOUS NE POURREZ JAMAIS EMPRISONNER MA CONSCIENCE ! »
En fin d’après-midi, la foule a grossi. « Je n’ai pas peur de l’armée, je pense que le nombre de protestataires va augmenter dans les jours qui viennent », espérait Visarut, un homme de 30 ans qui se présente comme un professeur de l’université de Chulalongkorn, située à Bangkok.
L’ancienne première ministre Yingluck Shinawatra, destituée le 7 mai, a été libérée, mais beaucoup de ses partisans et de ses anciens ministres restent détenus dans des casernes de l’armée. On est sans nouvelles de certains, dont Pansak Vinyaratin, l’un de ses conseillers. Professeurs et intellectuels prodémocrate sont devenus la cible du nouveau régime.
Pravit Rojanaphruk, du quotidien anglophone The Nation, a été le premier journaliste à se voir convoquer par la junte. Avant de répondre à cette injonction dimanche, il s’est fait photographier la bouche bâillonnée avec la légende suivante : « Vous pouvez m’arrêter mais vous ne pourrez jamais emprisonner ma conscience ! »
« ILS N’ONT PAS RESPECTÉ LEUR PAROLE »
Dans la foule, Visarut remarquait aussi que « l’armée avait promis de ne pas faire de coup d’Etat. Ils n’ont pas respecté leur parole. Et même s’ils ont arrêté des gens des deux camps opposés, des “jaunes” comme des “rouges”, ce n’est qu’un leurre. Ils sont pour les “jaunes” ». Pour faire bonne mesure, les militaires ont en effet arrêté Suthep Thaugsuban, le chef de file du mouvement d’opposition au gouvernement, ainsi que l’un de ses alliés, Abhisit Vejjajiva, prédécesseur et adversaire acharné de Yingluck.
Les militants de ce mouvement – qui défilent habillés en jaune, la couleur de la monarchie – ont manifesté durant des mois dans Bangkok pour exiger la démission du gouvernement de Yingluck. Hostiles à l’organisation de nouvelles élections, ils exigeaient que soit formé un « conseil du peuple », « neutre », charger de « réformer » les institutions. Le putsch a répondu à leurs attentes.
Dans leur viseur, il y avait surtout l’ancien premier ministre Thaksin Shinawatra, frère de Yingluck, lui aussi renversé par les militaires en 2006. Depuis son exil de Dubaï, il continuait à piloter le gouvernement de sa sœur. Il personnifie tout ce que détestent les élites traditionnelles proches du Palais et de l’armée. Son passage aux affaires, entre 2001 et 2006, avait vu l’émergence politique et l’amélioration du niveau de vie des Thaïlandais d’origine paysanne, de plus en plus critiques à l’égard des élites traditionnelles, vrais tenants du pouvoir.
« UN LAMENTABLE CHANT DU CYGNE POUR CETTE ARMÉE »
« Il nous faut démontrer que la démocratie est une priorité ainsi que l’Etat de droit, affirmait Suda, une manifestante se présentant comme une femme au foyer. Je ne suis pas partisane. Mais si être “rouge” signifie être démocrate, alors je le suis ! »
Même si tous les Bangkokiens, loin s’en faut, ne sont pas hostiles aux putschistes après des mois de troubles, les perspectives de violence à l’égard du nombre croissant d’opposants ne sont pas à écarter. L’histoire de la Thaïlande contemporaine a vu l’armée se livrer à des massacres ou à de sanglantes répressions en 1973, 1976, 1992 et 2010.
« Ce coup d’Etat n’est pas un coup de force, mais un acte désespéré, un lamentable chant du cygne pour cette armée qui n’a jamais eu d’autre rôle que de réprimer la population et s’essayer à gouverner le pays, estime la doctorante française en sciences politiques Eugénie Mérieau. De graves violences sont aujourd’hui à redouter, car les deux camps sont organisés et entraînés à l’action collective. »
Bruno Philip (Bangkok, correspondant)