A bord de sa camionnette équipée d’une citerne et d’un nettoyeur haute pression, Corey Fleischer arpente les rues de Montréal. Sa mission tient en deux mots, lisibles sur sa veste : « Erasing hate » (« effacer la haine »). Depuis huit ans, ce grand gaillard chasse les graffitis haineux : nazis, antisémites, islamophobes, racistes, homophobes… « Une vraie drogue », selon lui.
Dans une ruelle du Plateau-Mont-Royal, Corey repère un tag « Zion’s fiction » (« la fiction du sionisme »). Un peu de décapant, un jet puissant, et plus rien n’y paraît. Il prend deux photos (avant, après) qu’il postera sur Instagram. Depuis qu’il les partage sur les réseaux sociaux, avec des vidéos, Corey est quasiment devenu une vedette. C’est ce qu’il veut : « Inspirer, motiver, éduquer » à la lutte contre la haine. Dans un ascenseur d’immeuble, il efface encore à la main une croix gammée qu’on lui a signalée, puis, au nord de la ville, un « Say no to Islam » (« dites non à l’islam »). Tout en effaçant le nom d’une figure de proue du mouvement « alt-right » (« droite alternative ») américain, Richard Spencer, devant un supermarché du centre-ville, Corey observe « une recrudescence de graffitis haineux ».
Présente partout ailleurs au Canada, l’extrême droite a pris pied dans la Belle Province du Québec, où les relents populistes et xénophobes ont été exacerbés par des débats passionnés sur la laïcité, le port du voile islamique et l’immigration. Des organisations comme La Meute, Atalante, Les Soldats d’Odin ou encore Storm Alliance, qui attirent des ultranationalistes anti-islam et anti-immigration comme des néonazis, ont organisé leurs premières manifestations dans la province.
Un néonazi identifié
Même chose pour la Fédération des Québécois de souche, qui ne cache pas ses sympathies pour le Rassemblement national (RN, ex-FN), et le dernier né, Horizon Québec actuel. Ces groupes investissent désormais Montréal avec leurs affiches, graffitis et actions d’éclat, comme le 23 mai, lorsque six hommes masqués d’Atalante ont « visité » les bureaux du mensuel Vice pour protester contre les propos d’un journaliste.
Un homme en particulier tente de développer à Montréal le mouvement « alt-right », déjà très présent aux Etats-Unis. Le quotidien Montréal Gazette a identifié, début mai, ce néonazi qui se cachait sous le pseudo de « Zeiger » et écrivait pour le site suprémaciste blanc The Daily Stormer. Des militants antifascistes québécois ont scruté 12 000 de ses messages sur des forums de discussion et des vidéos. L’une d’elles le montre en août 2017 portant un tee-shirt du Daily Stormer lors du rassemblement de Charlottesville, aux Etats-Unis, pendant lequel un suprémaciste blanc avait tué une femme et blessé 19 personnes en leur fonçant dessus avec sa voiture.
Après le croisement de profils sur des sites racistes et néonazis, l’identité de Zeiger est apparue : il s’agit de Gabriel Sohier Chaput, dont l’adresse montréalaise a été publiée, et qui se présente comme consultant en technologies de l’information. Depuis deux ans, il recrute dans la métropole québécoiseà travers le forum de discussion Montreal Storm. Le groupe évolue sous la bannière « Alt-Right Montreal », « ARM » ou « ARM & Hammer ». Zeiger organise aussi des « Stormer Book Clubs », des rencontres dans des appartements ou des bars.
Le 1er mai, la tension est montée d’un cran entre extrême droite et extrême gauche à Montréal. Ce jour-là, un drapeau nazi flottait sur un toit du quartier Parc-Extension, connu pour la diversité de ses communautés, tandis que des manifestants célèbrent la Fête du travail. Après la publication du Montréal Gazette, des militants antifascistes ont placardé la photo de Gabriel Sohier Chaput. « Entre-temps, il est parti de Montréal », précise Maxime Fiset, ancien néonazi devenu consultant pour le Centre québécois de prévention de la radicalisation menant à la violence. Mi-mai, la police devait s’interposer devant le domicile de Zeiger, entre 15 néonazis masqués, armés de bâtons et de barres de fer, et un groupe de manifestants antiracistes et antifascistes.
« Bombes à retardement »
« On n’avait pas vu ce genre de confrontation dans la rue depuis les années 1990 », souligne Aurélie Campana, spécialiste de l’extrême droite à l’Université Laval de Québec. « Il y a un risque d’escalade dans la provocation », ajoute M. Fiset, alors que l’extrême droite « gagne en visibilité au Québec ». D’après lui, elle n’y compte que quelques milliers de membres, répartis dans différents groupes, mais ils sont nettement plus nombreux sur Internet et sont de plus en plus actifs sur la place publique.
Ceux qui se réclament de l’« alt-right » sont de véritables « bombes à retardement », estime M. Fiset, car ils influencent les plus fragiles de leurs jeunes soutiens. « Et risquent, selon Mme Campana, d’alimenter le ressentiment d’individus isolés, dont on peut craindre qu’ils ne prennent les armes », comme l’auteur de l’attentat contre la grande mosquée de Québec, le 29 janvier 2017, qui a fait six morts et huit morts.
Anne Pélouas (Montréal, correspondance)
* LE MONDE | 20.06.2018 à 10h33 • Mis à jour le 22.06.2018 à 18h02 :
https://abonnes.lemonde.fr/ameriques/article/2018/06/20/au-quebec-l-extreme-droite-gagne-en-visibilite_5318089_3222.html
Au Québec, l’extrême droite cherche à surfer sur Charlottesville
Des groupuscules anti-immigrés, de plus en plus visibles, ont appelé à manifester, sans grand succès.
La crainte d’une répétition des violences de Charlottesville aux Etats-Unis, survenues le 12 août, était dans les esprits, dimanche 20 août, à Québec, alors que des organisations d’extrême droite avaient appelé à manifester, suscitant une contre-mobilisation de militants de gauche. Les groupes d’extrême droite La Meute – dont certains membres auraient participé aux manifestations suprémacistes de Charlottesville – et Atalante – très actif dans les réseaux de la droite radicale et qui a déroulé, la semaine dernière au-dessus d’autoroutes à Québec, des banderoles appelant à l’expulsion d’immigrés – avaient appelé à manifester, dimanche en centre-ville, contre « le fléau de l’immigration illégale » au Québec.
La récente vague d’immigration irrégulière à la frontière québécoise de 6 000 Haïtiens venant des Etats-Unis et craignant les politiques de Donald Trump en matière d’immigration, a exacerbé les tensions au Canada. Depuis le début de l’année, plusieurs mouvements québécois d’extrême droite ou se réclamant d’un discours ultranationaliste tentent d’occuper l’espace public, sur les réseaux sociaux et dans la rue. Après avoir apposé, la semaine dernière à Québec, des affiches avec le hashtag #Remigration, Atalante a expliqué sur Facebook que l’accueil de milliers d’immigrants constituait une menace pour l’identité québécoise et a appelé à une inversion du flux migratoire.
La Meute, qui refuse l’étiquette d’extrême droite et affirme être un groupe « pacifique », tient le même discours xénophobe, estimant que l’intégration des immigrants mène à « la destruction de la société d’accueil ». Ce groupe revendique 55 000 membres au Québec mais Maxime Fiset, consultant au Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence, estime ce chiffre très largement surévalué.
Un écho sur la scène politique
L’extrême droite, dont il a lui-même fait un temps partie comme fondateur de la Fédération des Québécois de souche, reste, selon lui, marginale avec seulement quelques centaines de membres : « C’est une galaxie de groupuscules qui se montrent de plus en plus sur la place publique. » Le parti Citoyens au pouvoir flirte ouvertement avec les idées de La Meute, tandis que la Fédération des Québécois de souche ne cache pas ses sympathies pour Marine Le Pen et Donald Trump.
Leur discours trouve un écho sur la scène politique. A Québec, où des élections provinciales auront lieu l’an prochain, la droite radicale se mobilise déjà pour tenter sa chance, tandis qu’à Ottawa, la presse relevait récemment que le sénateur conservateur Pierre-Hugues Boisvenu figure parmi les membres des groupes Facebook de La Meute et des « Amis patriotes de Marine Le Pen ».
Dimanche, les 400 à 500 partisans de La Meute ont été confinés tout l’après-midi dans le parking souterrain d’un immeuble de bureaux, à l’arrière du Parlement. Les contre-manifestants avaient en effet bloqué les sorties, contraignant la police à conseiller aux organisateurs de la manifestation d’extrême droite de rester à l’intérieur. Elle craignait des débordements après des échauffourées avec une poignée de manifestants masqués utilisant pétards et bouteilles, la police répliquant avec des gaz lacrymogènes.
« Nous ne pouvons pas rester les bras croisés »
A une porte du parking, l’équipe de sécurité de La Meute faisait barrage. Un homme ironise : « Ils nous empêchent de manifester : c’est ça, la démocratie ? » Peu après, Stéphane Roch, un dirigeant de La Meute, s’adressait aux journalistes : « Nous sommes un regroupement citoyen très pacifique. Tout ce que nous voulons, c’est manifester contre les politiques d’immigration du premier ministre canadien, Justin Trudeau, et de son homologue québécois, Philippe Couillard. »
La manifestation du Rassemblement populaire contre la discrimination, elle, a rassemblé environ 800 personnes, souvent vêtues de tee-shirts barrés du slogan « Bienvenue aux réfugiés », et des représentants d’ONG comme Amnesty International. « Nous ne pouvons pas rester les bras croisés face à la montée des discours et des actes haineux, racistes et xénophobes », soulignait Pablo Roy Rojas, l’un des organisateurs. Depuis l’attentat de janvier contre la mosquée de Québec commis par un étudiant ultranationaliste, qui avait causé la mort de six musulmans, les militants antiracistes se mobilisent pour faire barrage à l’extrême droite.
Vers 18 heures dimanche, la foule s’est finalement dispersée à l’arrière du Parlement et les membres de La Meute sont sortis du parking en agitant des drapeaux noirs ornés de pattes de loup. Ils ont défilé silencieusement dans la rue, pour protester contre le fait de ne pas avoir pu manifester.
Anne Pélouas (Québec, envoyée spéciale)
* LE MONDE | 21.08.2017 à 11h19 :
https://abonnes.lemonde.fr/ameriques/article/2017/08/21/au-quebec-l-extreme-droite-cherche-a-surfer-sur-charlottesville_5174625_3222.html