Vingt-trois heures ininterrompues de débat parlementaire pendant lesquelles – par une froide nuit de veille – des milliers de femmes, de transgenres et d’hommes ont occupé les abords du Congrès, en twittant aux députés indécis et brandissant le foulard vert qui, au fil des ans, en est venu à symboliser une revendication historique du mouvement féministe : la légalisation de l’avortement dans un pays où près d’un demi-million d’avortements clandestins seraient pratiqués annuellement et où en 2015, selon les chiffres officiels, 43 femmes sont mortes des suites de telles interventions. En Amérique latine, seuls Cuba et l’Uruguay garantissent aux femmes l’accès à un avortement sûr.
Les acquis obtenus par le mouvement féministe à l’issue de douze années de Kirchnerisme ont inclus la catégorisation officielle du féminicide, de même que la formalisation du statut des travailleuses domestiques, cependant la légalisation de l’avortement est restée un sujet tabou.
Quand le gouvernement de Mauricio Macri – qui n’a eu cesse de susciter l’aversion des féministes depuis son accession à la présidence, se montrant pour l’affaiblissement des politiques contre le féminicide, validant l’escalade de la répression contre les manifestations féministes ou en raison de propos tristement célèbres comme celui de 2014 : « Toutes les femmes aiment qu’on leur dise qu’elles ont un beau cul » – , a annoncé qu’il autoriserait pour la première fois la présentation à la Chambre des députés de la proposition de loi relative à l’interruption volontaire de grossesse, d’aucuns l’ont taxé d’opportuniste et de vouloir créer un écran de fumée devant le mécontentement social provoqué par les réformes structurelles et sa politique d’endettement.
Mais c’était en réalité beaucoup plus que ça : le geste de Macri ne faisait que refléter la force acquise par le mouvement féministe en Argentine. Depuis la première manifestation, le 3 juin 2015, sous le mot d’ordre « Ni una menos » (« Pas une de moins »), ce mouvement a montré qu’il était capable de faire descendre dans la rue des centaines de milliers de personnes, mais aussi d’inscrire son agenda à l’ordre du jour de la politique institutionnelle. « Parler uniquement en termes d’opportunisme politique reviendrait à dédaigner comment la lutte incessante des femmes a contribué à ce que les dirigeants soient contraints de traiter cette thématique. Il ne s’agit pas seulement d’une question d’agenda : le mouvement féministe est un mouvement de transformation radicale de la société. Et en Argentine, il est le principal acteur de l’opposition au gouvernement Macri », signale Veronica Gago, chercheuse et porte-parole du mouvement « Ni Una Menos » .
« La déclaration télévisée du président Macri qu’il est un « féministe sur le tard » participe d’une tentative grossière de remise en question non seulement du terme féminisme mais aussi de la capacité d’avoir porté ce débat à l’ensemble des espaces sociaux et politiques », ajoute Mme Gago.
Convergences des luttes
Si le féminisme aspire à la transformation radicale de la société, dans les faits, comme il ne peut en être autrement, il va beaucoup plus loin que des revendications comme la parité de représentation, la correction de la brèche salariale ou l’élimination de la violence machiste. En Argentine, le féminisme, ou plus exactement « les » féminismes sont intrinsèquement liés à nombre d’autres luttes populaires : depuis la défense des territoires contre l’extractivisme des mégaprojets miniers ou de l’agrobusiness, jusqu’à l’opposition aux restrictions migratoires et aux politiques néolibérales qui se concrétisent désormais sous forme d’un nouveau prêt du FMI.
Pour cette raison, dans une démonstration de créativité collective, le slogan « Vivas Nos Queremos », (« Nous voulons être vivantes ») de la première mobilisation « Ni una menos » ne tarda pas à se transformer en d’autres slogans comme « Ni Una Fumigada Menos » (« Pas une intoxiquée de moins ») - en allusion à la fumigation au glyphosate des cultures de soja -, « Ni Una Migrante Menos » (« Pas une migrante de moins ») ou « Vivas y Desendeudadas nos Queremos » (« Nous voulons être vivantes, libres et désendettées »).
« Je suis convaincue que la force actuelle des féminismes tient à sa capacité à s’associer avec d’autres luttes sociales ; et dans chacune de ces luttes, le féminisme agit comme un vecteur de radicalisation de toutes les prémisses des conflits », insiste Veronica Gago.
La victoire des Argentines ravive une revendication historique du mouvement des femmes sur tout le continent. Les féministes au Pérou, au Chili, au Mexique et en Colombie ont commencé à brandir le foulard, tantôt jaune, tantôt beige ou rouge, en tant que symbole de cette lutte. « Au Brésil, la victoire des femmes argentines nous a redonné le courage de descendre dans la rue ; à quoi vient s’ajouter le fait qu’en août prochain se votera à Brasilia un projet de loi en rapport avec la décriminalisation de l’avortement », explique Helena Silvestre, rédactrice de la revue féministe Amazonas et militante du mouvement national de lutte pour le logement, Luta Popular.
Des avancées du même ordre sont intervenues parallèlement sous d’autres latitudes. Notamment en Pologne, où on a assisté à une « accélération et un ralliement rapide des forces entre les différents mouvements de femmes », pour reprendre les termes employés par Bogna Czałczyńska, du mouvement polonais pour la défense des droits des femmes. « En une seule année, et dans le cadre d’une seule initiative de collecte de signatures s’est produit une augmentation de 18 à 42 % du soutien en faveur de la libéralisation de la législation concernant les droits reproductifs des femmes », ajoute-t-elle.
Pendant ce temps, en Irlande, des slogans comme « My body, my choice, Trust women » (« Mon corps, mon choix », « Faites confiance aux femmes ») ont constitué le cri de ralliement du rassemblement du 8 mars dernier. C’est dans ce contexte que des milliers de personnes ont uni leurs voix pour réclamer l’abrogation du 8e amendement de la Constitution – un texte qui limitait considérablement la possibilité de recours à une interruption de grossesse – dans le cadre du référendum convoqué dans ce pays à la fin du mois de mai – et qui s’est soldé en faveur de l’abrogation.
Le premier Conseil des ministres à majorité féminine pour l’Espagne
L’Argentine n’est pas le seul pays où le féminisme s’est consolidé en tant que mouvement social le plus dynamique. Le 8 mars dernier, en Espagne, ce mouvement a écrit une page d’histoire en enregistrant une participation massive et sans pareille dont a pris acte le Premier ministre en fonctions du pays, Pedro Sanchez.
M. Sanchez, qui est arrivé à la présidence du gouvernement le 1er juin dernier, a nommé le premier cabinet de l’histoire de l’Espagne où les femmes, au-delà de la parité, constituent une large majorité ; qui plus est, elles occupent certains des ministères traditionnellement réservés aux hommes, comme la Défense, l’Économie et les Finances. Il va sans dire que le simple fait que des femmes soient titulaires de ces portefeuilles ne garantit pas que leurs politiques soient féministes, cependant la présence majoritairement féminine représente un geste de grande portée qui n’eût pas été possible sans la pression soutenue des mouvements de femmes dans la rue.
Le 26 avril, soit quelques semaines avant la motion de censure (contre Mariano Rajoy du Partido Popular conservateur) qui a propulsé M.Sanchez au pouvoir, les grandes artères de nombreuses villes espagnoles furent prises d’assaut par une foule qui, aux cris de « Sœur, moi, je te crois » ou « Ce n’est pas de l’abus, c’est du viol », exprimait son rejet catégorique du verdict de la justice espagnole dans la très médiatisée et polémique affaire « la Manada » (« La Meute »).
Les trois juges, dont deux étaient des hommes, ont estimé qu’il était bien prouvé que cinq hommes adultes avaient acculé une jeune femme de 18 ans pour s’adonner, à tour de rôle à des pénétrations multiples sur sa personne ; mais le jugement concluait, cependant, qu’il ne s’agissait pas d’un viol, dès lors que même s’il n’y avait pas eu consentement, il n’y avait pas eu de signes de violence.
Pour beaucoup d’Espagnoles, cette sentence était révélatrice de l’interprétation que donnent la législation espagnole et sa jurisprudence du concept même de violence lorsqu’il s’applique aux corps des femmes.
La pression dans les rues fut telle que, indépendamment de l’issue de la procédure d’appel à venir, la réforme du Code pénal est d’ores et déjà sur la table. Cependant, à l’instar de l’Argentine, les féministes espagnoles aspirent à une transformation sociale bien plus ample. « Je pense qu’à l’heure actuelle, le féminisme est le seul mouvement qui puisse se revendiquer en tant que tel. Les féminismes lancent un défi à tout : à l’économie, l’écologie, la société de consommation, l’organisation politique, la façon d’interpréter la sexualité », affirme l’écoféministe, ingénieure et anthropologue Yayo Herrero.
Un processus de paix avec une perspective de genre
Dans d’autres pays d’Amérique latine aussi, le féminisme a gagné en visibilité, en capacité mobilisatrice et en incidence politique. En Colombie, par exemple, la pression du mouvement féministe a permis à ce que le récent accord de paix entre l’État et les FARC assume une perspective de genre. « Le mouvement des femmes a reconnu et documenté les répercussions de ce conflit sur les communautés indigènes, afro-colombiennes et paysannes, soulignant les multiples façons dont le corps féminin a été converti en butin de guerre, à travers la torture, le viol et le féminicide », explique l’économiste féministe Natalia Quiroga Díaz. Les femmes noires, indigènes et paysannes ont été les plus affectées par l’acharnement des militaires et des paramilitaires sur les corps des femmes :
« Dans la plupart des cas, de tels actes ne sont pas visibles dans les registres généraux et ne reçoivent pas le traitement approprié pour que justice soit faite ; il y a une totale impunité. C’est pourquoi nous avons aujourd’hui décidé de rompre le silence », a affirmé le collectif des Femmes indigènes du Norte de Cauca dans une déclaration de 2011.
« Halte à l’exploitation des corps des femmes comme butin de guerre ! » a été un des slogans du mouvement des femmes. Et pour cause : selon les chiffres du Haut-Commissariat pour les droits humains en 2005, 52 % des femmes déplacées dans le contexte de conflits armés ont subi des abus physiques et 36% ont fait l’objet de violence sexuelle. Les collectifs de femmes sont parvenus à mettre en lumière l’existence d’une stratégie systématique de violence contre les femmes, tant de la part des insurgés que de l’État et des paramilitaires. De plus : ils ont fait en sorte que la perspective de genre soit incluse dans les Accords de paix, à propos de questions comme les plus grandes difficultés qu’éprouvent les femmes au moment de faire valoir leurs droits à la terre.
Nazaret Castro
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