À une heure et demie de voiture de Bamenda, dans le nord-ouest du Cameroun, se trouve Belo, un village pour l’essentiel abandonné, à l’exception d’un barrage dressé par l’armée, tenu par des soldats ivres. Au milieu de la route traîne une moto calcinée. Un peu plus loin, un cadavre gît. Quelqu’un a essayé de le recouvrir d’herbe.
Deux jeunes filles passent, avec sur la tête des paniers remplis de poisson séché. “On a à peine de quoi manger, c’est pour ça qu’on est revenues chercher du poisson”, disent-elles. Elles expliquent que le cadavre est celui d’un villageois. “Il y en a beaucoup d’autres, ajoutent-elles. Les soldats ont brûlé une partie du village.”
Belo est situé sur la ligne de front du conflit qui s’aggrave au Cameroun entre anglophones et francophones, et qui met aux prises le gouvernement francophone de Yaoundé avec des groupes rebelles, dont les Forces de défense de l’Ambazonie (ADF) anglophone, un mouvement de plus en plus ouvertement sécessionniste. Selon les Nations unies, les combats auraient contraint [près de 160 000 personnes] à fuir leur maison.
“Les soldats ont commencé à se venger sur les habitants”
Sur la route principale à l’extérieur de Belo, des gens avancent chargés de paquets, des familles entières partent en emportant tout ce qu’elles peuvent. “Nous allons à Bamenda”, déclare une femme. Comme tous les autres, elle préfère garder l’anonymat, par peur des représailles.
“Il y a eu un affrontement entre les ADF et l’armée. Dès le petit matin, j’ai entendu des tirs violents. L’armée a attaqué les rebelles dans le village. Les rebelles ont fait sauter un pont. L’armée s’est retrouvée coincée et les rebelles ont réussi à tuer les soldats.”
Plus tard dans la journée, l’armée a envoyé des renforts. Ensuite ils ont commencé à se venger sur les habitants. Ils ont brûlé des maisons, violé des femmes et exécuté des gens au hasard. Ceux qui ont eu la chance de pouvoir fuir se cachent dans la jungle.”
Elle n’a pas pu nous dire combien de personnes avaient été tuées. “Beaucoup. C’est un génocide.”
Durcissement du conflit de jour en jour
Non loin de là, à l’hôpital baptiste de Mbingo, l’infirmière en chef confirme que, dans la soirée du 5 avril, elle a vu arriver “beaucoup de soldats”. En revanche, elle assure ne rien savoir des pertes civiles.
Ce qui s’est passé à Belo n’a rien d’exceptionnel dans un conflit qui se durcit de jour en jour. [Selon le gouvernement, plus de 80 membres des forces de sécurité ont été tués dans les combats. Aucun bilan du côté séparatiste n’est disponible.]
Si le français et l’anglais sont les deux langues officielles de ce pays d’Afrique centrale, les anglophones dénoncent les discriminations dont ils font l’objet de la part des autorités, en particulier, disent-ils, dans les domaines de l’éducation et de la justice.
Au début, les anglophones réclamaient une plus grande implication dans le gouvernement du président Paul Biya [au pouvoir depuis 1982], mais à la fin de 2016, le mouvement a évolué, il y a eu des grèves, des manifestations, puis une insurrection. En 2017, le Consortium de la société civile anglophone du Cameroun a lancé l’opération Ghost [“Fantôme”] et appelé à la fermeture d’établissements scolaires dans les provinces anglophones du Sud-Ouest et du Nord-Ouest.
En réaction, le gouvernement a arrêté des responsables de la communauté anglophone, bloqué l’accès à Internet pendant trois mois, et imposé un couvre-feu et d’autres mesures de répression. L’affaire a fini par faire couler le sang quand, en septembre de l’année dernière, 40 personnes au moins ont été tuées lors de grandes manifestations.
Pour la libération de l’Ambazonie
Ce qui a alors déclenché une révolte : en décembre, les séparatistes des Forces de défense de l’Ambazonie ont commencé à attaquer des cibles appartenant à l’État. En riposte, Biya leur a déclaré la guerre dans des endroits comme Belo.
À Ambo, la situation est la même qu’à Belo. Des petits groupes de soldats occupent le centre du village. Les murs de plusieurs maisons sont criblés d’impacts de balle et portent des traces d’incendie. Un vieil homme se tient debout sur son seuil. “Je n’ai pas pu fuir, parce que je marche avec difficulté. Ma petite fille a dû rester avec moi – ses parents sont morts. Ça fait des semaines qu’on ne mange que des bananes.”
Un autre homme se joint à la conversation. Il a une blessure au genou qui suppure, là où il a reçu un coup, et il a en outre été frappé dans le dos avec une machette, ce qui lui a laissé une plaie qui cicatrise lentement. “Les soldats ont failli m’avoir”, grommelle-t-il. Du doigt, il désigne une maison voisine. “Là, une vieille femme a été abattue. Les soldats l’ont tuée dans sa propre maison. J’ai aussi vu deux filles prendre des balles dans l’épaule.”
“60 % du PIB du Cameroun vient d’ici […] mais les bénéfices vont à Yaoundé”
Et si, à Belo, les combats ont eu lieu en avril, ailleurs, les violences continuent. Près du village du Widikum, on entend des rafales de mitraillettes. Un barrage routier – on en rencontre à peu près tous les 10 kilomètres – a été attaqué par les rebelles. Quand les voyageurs sont enfin autorisés à passer, une maison brûle un peu plus loin sur la route.
Lucas Ayaba Cho est le commandant en exil du Conseil de gouvernement de l’Ambazonie, dont les Forces de défense sont le bras armé. Il considère les autorités de Yaoundé comme des occupants.
“60 % du PIB du Cameroun vient d’Ambazonie. Le pétrole et le bois sont exploités par des sociétés étrangères, mais les bénéfices vont à Yaoundé. Et en même temps, on nous dit qu’il n’y a pas d’argent pour payer des enseignants anglophones, nous dit Ayaba dans un entretien téléphonique.
Notre premier objectif est de rendre l’Ambazonie ingouvernable. Nous devons faire en sorte que le coût de l’occupation soit supérieur aux bénéfices qu’ils engrangent ici.”
Ce qui explique les actions des ADF. Les rebelles mettent le feu aux camions qui transportent des troncs d’arbre. Dans le village de Batibo, un édifice public a été détruit. Des fonctionnaires ont été enlevés. “Nous ne pouvons pas rester sans rien faire, continue Ayaba. Les manifestations pacifiques et la désobéissance civile dans les villes fantômes n’ont tout simplement aucun effet face à la répression de Yaoundé.”
“Ceux qui n’aident pas la guérilla ? Des traîtres”
Par ailleurs, Ayaba nie que les ADF soient soutenues par le Nigeria voisin, et qu’il y ait des Nigérians parmi ses troupes. “Je n’ai jamais entendu parler de Nigérians dans les ADF. Bien sûr, nous avons des camps d’entraînement, mais ils se trouvent dans des villages d’Ambazonie, pas au Nigeria.”
Quoi qu’il en soit, affirme-t-on à Bamenda, le soutien en faveur des “Amba-boys”, comme on surnomme les ADF dans la région, n’est pas toujours spontané. “Ceux qui n’aident pas la guérilla en fournissant des vivres, de l’essence ou des armes sont considérés comme des traîtres”, lâche l’homme qui a été attaqué à coups de machette.
Peter Zongo
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