Andreï se sent comme ce gars dans la blague sur Donetsk qui va sur la place Lénine et éclate en sanglots.
“Qu’est-ce que t’as ? lui demandent les passants.
– Je veux vivre en DNR [république populaire de Donetsk], explique-t-il en pleurant de plus belle.
– Mais tu vis en DNR ! lui répond-on.
– Non, dit le gars en séchant ses larmes, moi je veux vivre dans la DNR qu’ils montrent à la télé.”
Cette blague est la dernière création populaire de la République. Tout le monde en rit. Surtout ceux qui regardent la télévision. Andreï rit aussi, comme on rit de soi lorsque c’est tout ce qui nous reste. Il y a trois ans, il a lancé son business grâce à la guerre : il transporte ceux qui veulent passer du côté ukrainien. Les affaires marchent bien, mieux que pour ceux qui travaillaient à l’usine, ne touchaient pas leurs salaires, pour finalement la voir fermer à cause de la guerre.
Il fut un temps où les habitants de la République pensaient que la guerre allait se terminer et les industries tourner de nouveau à plein régime. Mais depuis qu’elle a dépassé en nombre de jours la Grande Guerre patriotique [terme par lequel on désigne en Russie le front de l’Est, entre 1941 et 1945], les gens ont cessé d’espérer qu’elle s’achève jamais, cessé d’attendre une quelconque action décisive de la part de la Russie, dont le président, comme on disait il y a encore deux ans, était censé avoir une stratégie géniale pour tirer de la crise les industries du Donbass et ses habitants. Car désormais ces derniers le savent : Poutine n’a pas de stratégie pour le Donbass et ses Républiques, pas plus que pour la Russie et les Russes.
Le gouffre de la dépression et de l’apathie
Les gens d’ici s’enfoncent doucement dans le gouffre de la dépression et de l’apathie. Ils y entraînent la terre, les maisons, les usines, les arbres, les bancs, les trottoirs et le ciel. À comparer le Donetsk de 2014, avec son énergie bouillonnante tournée vers l’est, le Donetsk de 2015, se préparant pour le dernier assaut de la victoire, et le Donetsk d’aujourd’hui, s’enfonçant dans l’oubli géopolitique, il n’y a plus rien à dire, sauf à parler de l’atmosphère du lieu. Telle une chape de plomb lestée de malédiction, elle surplombe la ville en s’élargissant de sorte à déjà faire de l’ombre aux frontières de la Russie.
Andreï est persuadé que depuis deux ans on empoisonne les habitants de Donetsk avec une arme chimique invisible qui provoquerait apathie et somnolence, enlèverait toute volonté et capacité à rêver. Il défend bec et ongles son idée, se référant aux témoignages de ses amis qui connaissent le même état et avancent la même explication. Il dit aussi qu’apathie et somnolence disparaissent comme par magie dès qu’il quitte la DNR, lorsqu’il se rend à Kramatorsk ou Slaviansk, par exemple.
Je connais Andreï depuis plusieurs années, et j’ai pu voir évoluer quelques destinées humaines depuis le début de la guerre. Andreï ne me croit pas quand je lui dis que cette arme chimique nouvelle s’appelle la dépression. La dépression et la nostalgie de ce qui n’adviendra plus. Une mélancolie venue remplacer l’extraordinaire sursaut spirituel qu’un peuple ne connaît qu’une fois dans sa vie, lorsqu’il prend une décision décisive pour son destin. Cette mélancolie et cet hébétement qui succèdent à une extrême tension, lorsqu’on se rend compte que le chemin est infini, tandis que nos forces sont taries et que quelqu’un s’est joué de notre croyance sacrée.
République virtuelle. Andreï a gagné grâce à la guerre de quoi se payer une nouvelle voiture et des vacances loin de la DNR. Il a tout. Contrairement à la plupart des gens, il a su trouver langue avec la guerre. Au besoin, il peut faire venir d’Ukraine n’importe quel fromage de contrebande, même français. Quand le désir lui prend, il peut commander un plateau de fruits de mer. L’année dernière, il en avait encore envie ; avant la guerre, il en rêvait ; mais cette année il ne veut plus qu’une chose. Il contemple les rues vides. Un panneau publicitaire le surplombe, affichant une photographie et une citation moralisatrice du dirigeant de la république, Alexandre Zakhartchenko : “Gagnera la guerre civile celui qui sera guidé par les principes de la moralité.” Andreï, qui passe plusieurs fois par semaine les douanes de la DNR et de l’Ukraine, sait pertinemment quels principes les régissent, et c’est pourquoi il n’attend plus la fin de la guerre civile. Il ne veut vraiment plus qu’une chose : qu’il y ait de nouveau des passants dans ces rues. Que ces rues, comme avant la guerre, grouillent de monde, d’inconnus, recréant un climat de bonheur. Andreï dit que l’argent ne fait pas le bonheur, que ce qui fait le bonheur, ce sont les rues pleines de gens libres qui vont quelque part.
Les journalistes locaux surveillés de près
En attendant, les journalistes de Donetsk dépeignent une République imaginaire, où eux-mêmes aimeraient vivre, d’ailleurs. Dans cet article, nous ne citerons pas nos collègues pour préserver leur sécurité, car le ministère de l’Information de la DNR surveille de près les activités des journalistes locaux sur les réseaux sociaux et n’hésite pas à passer un coup de fil à ceux qui se permettent la moindre allusion critique à l’égard des autorités. Au début, ils se contentent de les sermonner. Pour beaucoup de journalistes qui avaient osé se demander pourquoi les autorités ont le droit d’être amorales et incompétentes alors qu’eux n’ont pas le droit d’en parler, l’affaire du blogueur Roman Manekine fut un révélateur.
Il a été arrêté et accusé de collaboration avec l’Ukraine, probablement à cause de ses positions critiques mais aussi de quelques fausses rumeurs colportées sur son blog. Sauf que le colportage de rumeurs sur Facebook n’est pas un crime. Manekine a été sauvé par sa nationalité russe et parce que les blogueurs russes qui ne redoutaient pas de croupir dans les caves de Donetsk ont activement commenté son arrestation et exigé sa libération. Sur place en revanche, l’affaire a achevé d’effrayer ceux qui n’avaient pas encore peur. Le tentaculaire ministère de l’Information passe son temps à refuser des accréditations aux journalistes, qui ne sont déjà pas franchement pressés de venir depuis que la guerre est entrée dans sa phase larvée.
Questions interdites. Le dernier sursaut populaire a eu lieu à la veille du quatrième anniversaire de la création de la république populaire de Donetsk, le 11 mai. Des photos et des vidéos des répétitions des festivités sont apparues sur les réseaux sociaux, publiées par des parents en colère de voir leurs enfants debout en rangs serrés de manière à former le portrait de Zakhartchenko. Ils racontaient qu’on avait demandé à leurs enfants de dormir à l’école la veille de la parade et menacé de baisser les notes de ceux qui ne participeraient pas au “portrait vivant”. Finalement, ce dernier a été annulé sous la pression des critiques.
À la télévision russe, on oppose souvent les Républiques du Donbass à Kiev, où la liberté d’expression serait étouffée, les journalistes arrêtés et où régneraient la corruption et sa dépression. Mais cela ne prend plus depuis longtemps, ni pour les Ukrainiens ni pour les habitants du Donbass. Ceux-ci savent parfaitement différencier la DNR imaginaire de celle dans laquelle ils vivent, où les chaînes de télévision ont leurs listes noires de présentateurs et une longue liste de questions interdites à l’antenne. Le Donbass et l’Ukraine se reflètent mutuellement comme dans un miroir. Et s’il est vrai que la liberté d’expression est mal en point en Ukraine, c’est pire dans le Donbass, car il reste encore quelques médias courageux à Kiev.
Sans téléphone ni Internet
Au reste, aujourd’hui ce ne sont pas les médias qui donnent à voir aux habitants du Donbass ce qui se passe en Ukraine, et inversement. Chacun peut se faire une idée de la réalité de l’autre grâce aux réseaux sociaux et aux messageries, grâce aussi à leurs relations familiales et amicales. Les proches et les amis se racontent ce qui se passe, font des comparaisons, et ceux des Ukrainiens qui auraient pu rester loyaux envers la Russie, voyant comment elle traite leurs proches dans le Donbass, remercient Dieu qu’elle ne soit pas arrivée jusqu’à eux. Le seul moyen pour la Russie de conserver la loyauté des Ukrainiens aurait été de se montrer attentionnée envers les Républiques séparatistes. Ce que la Russie n’a pas fait. Elle n’a pas accordé à leurs habitants la nationalité russe et en a abandonné beaucoup, qui survivent tant bien que mal sous les tirs dans les zones grises.
La popularité des autorités séparatistes est en baisse, alors qu’en 2015, d’après leurs sondages, Zakhartchenko était soutenu par 80 à 83 % de la population. L’autorité des pouvoirs publics a pris un sacré coup avec la panne du réseau mobile début 2018. Le relais de l’opérateur MTS qui se trouvait dans la zone démilitarisée a été touché par des tirs. Les autorités de la DNR n’ayant pas réussi à se mettre d’accord avec Vodafone pour réparer conjointement le relais, ont pensé que de cette manière les habitants seraient contraints de passer chez l’opérateur local Phénix.
Ni guerre ni paix. Mais ce dernier n’a pas supporté la surcharge, et beaucoup d’usagers se sont retrouvés sans téléphone ni Internet. Ce qui les a démoralisés, et a renforcé leur sentiment d’abandon et d’isolement du monde. Beaucoup, comme Andreï, pensent que le pouvoir a sacrifié leurs derniers restes d’optimisme pour gagner de l’argent avec son opérateur. Il est d’ores et déjà clair que les habitants de Donetsk ne voteront pour Zakhartchenko que s’il est le seul candidat de Moscou, et uniquement parce qu’ils détestent plus encore Kiev, qui les arrose de roquettes jusqu’à ce jour.
Depuis qu’il a passé le bac, Andreï n’a pratiquement plus ouvert un seul livre. Il n’appartient pas à l’intelligentsia de la ville, mais, contrairement à ses représentants, il a su trouver les mots pour parler à la guerre, disant à son premier douanier : “J’ai une famille à nourrir, et toi aussi. Ce sera notre moyen de survie.” S’il avait lu des livres, il aurait pu décrire autrement ces lieux, cette époque, ces gens et son propre état. Son discours aurait été émaillé de ces termes qu’utilise l’intelligentsia tapie dans les bars bon marché dont les propriétaires se font parfois arrêter : marasme, ni guerre ni paix, zone grise, tristesse, mélancolie, et tristesse encore.
Les gens en viennent à espérer une nouvelle phase active du conflit
Parmi les néologismes du Donbass, il y a un nouveau synonyme pour “guerre” : “accords de Minsk” [processus de négociation dans l’impasse depuis plusieurs mois]. Excédés de vivre sous les accords de Minsk, les gens en viennent à espérer une nouvelle phase active du conflit. Il y a quelques jours, le conflit a fait mine de se réactiver à Gorlovka. Là-bas, il y a eu et il y a aujourd’hui des blessés, des morts et des maisons détruites. La télévision de la DNR explique que les tirs proviennent de Gladossovo, une position peu avantageuse qui, pour cette raison, aurait été abandonnée à l’armée ukrainienne à l’automne 2017. Un exemple de l’“offensive rampante” ukrainienne dans la zone démilitarisée.
Sauf que les proches et les amis appellent et écrivent des messages depuis le secteur : “Golma a essuyé des tirs il y a trois heures ! Encore trois roquettes de gros calibre ! Ces connards tirent depuis Gladossovo, que les nôtres ont perdu, et ils disent maintenant que c’est une position peu avantageuse pour les Ukrainiens. Les crétins. Notre artillerie n’arrive pas à répliquer. À peine on donne les coordonnées et on arme qu’ils se sont fait la malle.” Et moins la DNR de la télé ressemble à celle de la réalité, plus ses habitants s’éloignent de la Russie et du pouvoir qui leur raconte depuis les hauteurs des panneaux publicitaires qu’ici on construit “une société juste de citoyens égaux”, que la population est “le véritable maître de la DNR”, et qu’il faut vivre librement et agir honnêtement.
L’intelligentsia pond de nouvelles blagues sarcastiques à l’apparition de chaque nouvelle affiche. Tandis que les gens comme Andreï ne les remarquent même plus, retranchés dans leur indicible tristesse – l’unique refuge lorsqu’on n’a plus nulle part où aller et qu’on se sent comme le type dans la blague sur Donetsk.
Marina Akhmedova et Vitali Leïbine
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