Voilà un peu plus de six mois que le chancelier Sebastian Kurz a pris les rênes du pouvoir en Autriche et il assume [au deuxième semestre 2018] la présidence du Conseil de l’Union européenne – les choses deviennent sérieuses. Son style, qu’il avait vanté comme une “nouveauté” pendant la campagne des législatives d’octobre 2017, est déjà en train de changer l’Europe. En Allemagne, les opposants à Angela Merkel lui vouent de l’admiration, l’ambassadeur des États-Unis à Berlin [Richard Grenell, qui a pris ses fonctions le 8 mai et se dit “fan” de lui] le qualifie de “Rockstar”, le premier ministre hongrois Viktor Orbán compte parmi ses proches.
Grand jeu sur les émotions
Comment fonctionne Kurz ? Au fond, très simplement. Il est d’apparence très posée, mais – c’est là sa première qualité – il sait jouer en maître sur les émotions. Ainsi s’explique que le SPÖ [Parti social-démocrate de l’ex-chancelier Christian Kern] ait tant de difficultés à jouer son rôle dans l’opposition : le SPÖ veut rester un parti de pouvoir. S’il se met à jouer sur la corde populiste (de droite), il est mal à l’aise. Christian Kern est en plein dilemme.
Sebastian Kurz a besoin de jouer sur les émotions car, dans les faits, son bilan est maigre. Jusqu’à présent, son gouvernement n’a “résolu” aucun problème dans ce pays, encore moins en Europe, contrairement à ce que prétend Heinz-Christian Strache [chef de file du parti nationaliste FPÖ, Parti de la liberté, et vice-chancelier] : il n’y a aucune réforme, tout au plus quelques déclarations d’intention ; la route des Balkans n’est pas fermée (25 000 personnes l’empruntent chaque année pour parvenir en Europe). Kurz a tout au plus fait de problèmes existants, dont son parti, l’ÖVP [Parti du Peuple autrichien, conservateur chrétien-démocrate] porte sa part de responsabilité, des scandales, puis il les a mis de côté sans y apporter de solutions.
Au lieu d’apporter des réponses complexes, il donne dans un activisme simpliste. Ainsi fait-il de la burka et du port du voile des tout-petits au jardin d’enfants une affaire d’État, mais il laisse la municipalité sociale-démocrate de Vienne s’occuper des problèmes sociaux sous-jacents. Vienne, qui est aux mains de son adversaire politique [la gauche sociale-démocrate, SPÖ], est pour lui responsable de tous les maux, y compris pour la période où il était ministre de l’Intégration [Kurz a été ministre fédéral pour l’Europe, l’Intégration et les Affaires étrangères de décembre 2013 à décembre 2017, après avoir été secrétaire d’État à l’Intégration de 2011 à 2013].
Art de la mise en scène et diversion
Kurz est aussi – deuxième qualité – un maître de la mise en scène. Il trouve toujours le bon moment pour “diffuser” ses thèmes aux médias – par le biais de ses collaborateurs ou de lobbyistes proches de son parti. Ses interviews sont rares – Kurz invite à des events.
Troisième qualité de Kurz, c’est un maître de la diversion. Il impose des thèmes pour couvrir la voix de ses adversaires. Lorsque l’opposition a mis en question le ministre de l’Intérieur, Herbert Kickl [membre du FPÖ, extrême droite] sur ses manœuvres dans l’affaire du BVT [service de renseignement intérieur et de lutte contre le terrorisme, dont la mise en cause pour corruption et abus de pouvoir pourrait avoir des visées politiques. L’affaire fait l’objet d’une commission d’enquête parlementaire], Kurz a organisé au pied levé une conférence de presse pour proclamer, comme s’il s’agissait d’une affaire d’État, la “fermeture” de plusieurs mosquées. Il s’agissait prétendument de porter un coup à l’islamisme politique. En réalité, seuls quelques imams ont fait l’objet d’une mise en garde pour financements de l’étranger et accréditation de lieux de prière en mosquées [entre-temps, toutes les mosquées visées sont ouvertes et les procédures de retrait de permis de séjour des imams mis en cause seront longues].
Derrière les bonnes manières, la mise au pas
Quatrième qualité : Kurz est un homme qui a de bonnes manières. Toujours sous contrôle, se tenant droit sur sa chaise, “capable de présenter les pires mesures, le sourire aux lèvres, comme s’il s’agissait de mesures modérées et inspirées par un esprit d’ouverture”, souligne à juste titre un hebdomadaire allemand. L’une des actions les plus perfides aura été l’attaque menée contre le chef de l’Agence AMS[équivalent de Pôle emploi]. Ce cas est symptomatique du “nouveau style”. [Johannes Kopf, le chef de l’AMS, fut suspendu après la divulgation – orchestrée par des proches de Kurz et instrumentalisée - d’un rapport interne sur les difficultés d’insertion des migrants dans le monde du travail]. Au lieu de savoir gré à Kopf d’avoir de son propre chef cherché à améliorer la situation, Kurz en a fait un scandale, disqualifiant l’institution et son directeur. Kopf, il est vrai, avait critiqué en son temps la politique d’intégration de Kurz.
Cinquième qualité : Kurz est un maître de la mise au pas, il ne tolère aucune contradiction. En témoignent les intrigues à l’œuvre dans l’affaire Kopf, mais pas seulement. Kurz stigmatise ses services lorsque ceux-ci émettent des réserves sur la compatibilité d’un projet de loi avec le droit européen : le projet, par exemple, d’indexation des allocations familiales des ressortissants de l’UEtravaillant en Autriche sur le coût de la vie de leur pays d’origine, lorsque les enfants sont restés dans le pays en question.
Une emprise croissante sur les médias
Sixième point : Kurz est passé maître dans le refus de discuter. Il ne discute pas, il poste son point de vue et ses fans “likent”, ils le font circuler sur le net. Un chancelier qui mène une telle politique de l’ego et des chambres d’écho n’a pas besoin d’un service public de l’audiovisuel. Les assauts contre l’ORF et ses journalistes [parmi lesquels Armin Wolf, présentateur vedette du journal du soir de la télévision publique, réputé pour son professionnalisme, ou encore le correspondant à Budapest, trop critique sur la Hongrie de Viktor Orban], qu’ils viennent du vice-chancelier Strache (FPÖ) ou du nouveau président de la plus haute instance de l’audiovisuel public (Norbert Steger, FPÖ) ne sont pas le fruit de maladresses : c’est constitutif du système. Le FPÖ accomplit le sale boulot pour Sebastian Kurz ou fait, au moins, tout ce qu’il peut en ce sens.
Septièmement, Kurz est une star internationale. Pas seulement pour le nouvel ambassadeur des États-Unis à Berlin. Toute critique à son encontre est perçue dans l’opinion comme du “Kurz-bashing”, du harcèlement. Les médias à grand tirage sont sur sa ligne, les confrères de la presse de qualité – à en juger par les photos du chancelier à la montagne, du chancelier voyageant en class economy, etc, diffusées sur leurs sites ou sur les réseaux – bien souvent, l’honorent.
Plus nationaliste qu’européen
Point huit, Kurz n’a pas l’esprit européen et n’a pas de culture historique. De ce fait, la vision du monde du FPÖ ne l’irrite pas. La relation de l’Autriche à Poutine ? au Brexit ? à la Pologne ? à la Hongrie ? Rien. Kurz ne connaît qu’un sujet : “la protection des frontières extérieures de l’Union européenne”. Kurz n’a pas compris que dans une société “pluralisée”, il ne peut plus y avoir de “culture dominante”, il ne peut y avoir que des droits fondamentaux européens. Or ce sont ces droits-là qu’il veut restreindre.
Kurz est – point neuf – plus nationaliste qu’Européen. Voilà pourquoi il peut si bien s’entendre avec [son vice-chancelier] Strache. Il n’a que mépris pour l’Européenne Angela Merkel, il nuit à l’idée européenne – pour preuve, son projet d’indexation des allocations familiales pour les citoyens de l’UEdont les enfants vivent “à l’étranger”.
Assauts sur la politique sociale
Enfin, dixième point, il se fait de manière triviale l’exécutant de ses sponsors. Il retire aux plus vulnérables le minimum social, sachant qu’ils seront en surnombre sur le marché des emplois non qualifiés à bas salaires. Il mène tambour battant une réforme du temps de travail qui fera baisser les revenus de la population. La réforme des loyers profitera aux bailleurs, la réforme de la sécurité sociale privera de pouvoir l’ÖGB [la puissante centrale syndicale autrichienne].
Alors qui est Kurz ? Une star sans opposants. À long terme, un danger.
Florian Klenk
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