Il est à peine 8 heures lorsque notre chaloupe quitte le port de Santa María de Nieva, capitale de la province de Condorcanqui, dans le nord du Pérou. Il faut cinq heures pour atteindre La Poza, petite bourgade métisse au cœur des terres wampis [1], où vivent quelque dix mille personnes — chasseurs, pêcheurs, horticulteurs, mais désormais aussi enseignants, infirmiers, etc. — regroupées en petits villages, ou « communautés ». Nous nous trouvons dans le nord de l’Amazonie péruvienne, à cheval sur les départements Amazonas et Loreto.
L’embarcation remonte lentement le Río Santiago, qui s’écoule à l’ouest de la chaîne verdoyante des Kampankis, dernier relief andin avant l’immense plaine amazonienne. À certains endroits, des monticules de terre défigurent les plages. Un passager nous explique que ce sont les vestiges de l’activité illégale des orpailleurs. Ils creusent le lit des rivières et « lavent » la terre au mercure pour en extraire le métal précieux. L’homme, wampis ou awajún, n’en dira pas davantage. Le sujet le met mal à l’aise. Nous apprendrons plus tard que certains habitants de la zone sont favorables à l’extraction polluante de l’or, contre l’avis de la Grande Assemblée (Uun Iruntramu) du gouvernement territorial autonome de la nation wampis (GTANW), dont la création récente est motivée par le rejet des activités extractives. Une position qui surprend dans un contexte continental marqué par une course aux matières premières, toutes tendances politiques confondues.
Ce gouvernement autonome (lire « Une reconnaissance ambiguë »)est le fruit d’un long processus qui débute dans les années 1990, et auquel ont participé de nombreux anthropologues, juristes et géographes proches des Amérindiens. Après avoir cartographié le territoire et ses ressources, prouvé une occupation ancienne et continue de cet espace, les Wampis se sont dotés d’organes de gouvernement et d’un cadre légal propres. Forts de ces outils, plusieurs centaines de leaders ont annoncé fin 2015 la création de la nation wampis, revendiquant notamment une gestion autonome des ressources naturelles, particulièrement convoitées par le secteur privé. À ce jour, leur démarche reste sans réponse, dans la mesure où la législation péruvienne ne reconnaît pas des entités telles que des nations ou des gouvernements indigènes. Pour les administrations, il n’existe que des communautés amérindiennes, mais qui ne concernent que des sous-ensembles territoriaux et démographiques restreints. On mesure les problèmes légaux et administratifs que représente pour l’État l’apparition d’une nation de 10 000 personnes revendiquant une autonomie sur près de 1 300 000 hectares de forêt tropicale (soit 1% de la surface du territoire péruvien).
À l’horizon, un énorme hôtel de béton indique que nous arrivons à La Poza. Natifs pour la plupart des Andes et de la côte pacifique, ses habitants sont venus chercher fortune en vendant toutes sortes de produits manufacturés. Pour eux, l’activité liée à l’extraction des ressources naturelles, aurifères ou non, est une aubaine. Les récentes tensions avec les voisins wampis poussent néanmoins à la prudence. Diplomate, le porte-parole des habitants, M. Fernando Ramírez, tient à nous préciser : « Ici, à La Poza, tout le monde est contre l’orpaillage illégal, car cela pollue les rivières. » Pourtant, quelques enseignes affichent encore « Achat et vente d’or », laissant peu de doutes sur la nature des activités économiques que l’on pratique ici.
Une moto-taxi nous conduit dans la communauté wampis de Puerto Galilea. Une simple rue, baptisée calle de la Amistad (rue de l’Amitié), sépare les deux bourgades. Ce nom peine à masquer les tensions qui existent entre les Wampis et ceux qu’ils appellent parfois, d’un ton acerbe, les « colons ». M. Gerónimo Petsain, l’un des architectes du gouvernement autonome, nous reçoit chez lui. La quarantaine, il affiche une détermination tranquille, résultat d’années de militantisme au sein de la fédération politique wampis. Il nous convie à la réunion du lendemain, dont le thème nous plonge aussitôt dans l’actualité du moment : quel sort réserver aux « colons » accusés d’être impliqués dans l’activité minière illégale ?
Pas de vision doucereusement romantique
Le gouvernement autonome wampis a émergé à mesure que les pressions environnementales se faisaient plus fortes, et l’État plus passif. Durant l’été 2015, une délégation de chefs wampis parcourt sans relâche les communautés qui bordent le río Santiago et le río Morona. Elle cherche à convaincre leurs membres d’adhérer au projet de gouvernement territorial autonome et de s’incorporer au territoire intégral de la nation wampis. Le concept de territoire intégral naît d’une réflexion conduite au milieu des années 1990 par des organisations indigènes du nord-ouest de l’Amazonie péruvienne, appuyées par des avocats et des anthropologues comme Pedro García Hierro et Alexandre Surrallés. Il s’agissait de penser les outils qui permettraient de dépasser le modèle communal, source de division, afin de parvenir à une unité territoriale plus large [2].
Le principal argument des Wampis est d’ordre écologique. Les métaux lourds rejetés dans les sols et les rivières par les orpailleurs ou lors des ruptures de l’oléoduc Norperuano (dans le nord du pays) menacent la faune, la flore et la santé de l’ensemble de la population. En 2016, onze ruptures de l’oléoduc ont été répertoriées ; elles ont occasionné une pollution alarmante dans cette région de la forêt amazonienne. De même, le commerce à grande échelle du bois ou la surpêche sont dénoncés comme un danger pour la biodiversité et le bien-être de la population.
L’intégration des espaces communaux au sein d’une juridiction commune est alors présentée comme l’unique solution pour préserver le territoire ancestral contre l’industrie extractive et la pollution qu’elle peut provoquer. Comme l’explique M. Andres Noningo, dirigeant wampis de Puerto Galilea, la création du gouvernement autonome est « une stratégie de défense territoriale, une réponse aux efforts visant à nous diviser en communautés [3] ».Car le fait que chaque communauté soit amenée à négocier au cas par cas et en son seul nom avec les entreprises constitue un formidable outil de désolidarisation, contre lequel les Wampis entendent lutter.
Il s’agit par ailleurs de retrouver une certaine fluidité territoriale qui rompe avec la rigidité des cadastres communaux et qui corresponde davantage à l’habitat, traditionnellement mobile et dispersé, autrefois privilégié dans cette partie de l’Amazonie. Un rapport au territoire que M. Juan Nuningo, atuuke (équivalent de ministre) chargé du développement politique et administratif intérieur, qualifie lui-même d’« intégral » : « Nous voulons récupérer la gestion de l’ensemble de notre territoire, c’est-à-dire de la forêt, des fleuves, de l’air, du sous-sol. Le territoire est un tout, et notre culture puise dans tous ces éléments. » Tout en parlant, il nous tend une calebasse de masato, boisson de manioc fermenté. Dans l’épaisseur de la nuit qui nous entoure, quelques voisins curieux écoutent la discussion. Certains entrent, saluent l’hôte et s’assoient. L’interview du ministre wampis se transforme en une conversation d’une grande intensité. Rien à voir, donc, avec la vision romantique et doucereusement coloniale de l’Indien naturellement écologiste, ignorant les instruments et les enjeux politiques nationaux et internationaux [4].
Loin de Washington et de Genève, les dirigeants wampis que nous rencontrons évoquent chaque fois les mêmes références : convention no 169 de l’Organisation internationale du travail, relative aux peuples indigènes et tribaux (1989), déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (2007). Ces traités ont contribué à légitimer sur la scène internationale un droit à l’autodétermination, à l’autonomie territoriale, politique et administrative au sein des États-nations contemporains. Les Wampis trouvent là un puissant soutien à leur démarche, non seulement lorsqu’il s’agit d’élaborer un modèle de gouvernement propre, mais également par la façon dont ces traités conceptualisent le sujet du droit. Les États sont poussés à prendre acte de la préexistence de nations ou de peuples autochtones, et non à les reconnaître comme des sous-ensembles sociaux ; c’est pourquoi les Wampis y font constamment référence. Une façon de rappeler ses obligations à l’État péruvien, signataire de ces traités.
L’autonomie à laquelle aspire le peuple wampis n’est pas fondée sur des ambitions indépendantistes. Bien au contraire, nous explique M. Julio Hinojosa, secrétaire général de la Grande Assemblée : « Nous sommes des Péruviens, nous avons des cartes d’identité péruviennes. Nous ne voulons pas rompre nos relations avec l’État, mais nous voulons administrer notre territoire nous-mêmes, selon notre vision et notre culture, pour préserver notre environnement. » Il ajoute, comme pour dissiper tout soupçon : « Nous voulons contribuer au développement de notre pays, mais à travers un usage raisonné et durable des ressources. » Le gouvernement autonome, comme le fait remarquer le pamuk (président) Wraiz Pérez, est un instrument qui permet de rappeler à l’État que la nation wampis préexistait à la République du Pérou.
Quel régime de propriété privée ?
À Lima, on ne l’entend pas de cette oreille. Certains hauts fonctionnaires et députés accusent le gouvernement autonome de menacer la souveraineté de l’État, notamment à cause de l’étroite relation que les Wampis entretiennent avec les Shuars d’Équateur — un lien de parenté, auquel s’ajoutent des échanges commerciaux —, sans parler de divers partenariats politiques et logistiques entre fédérations indigènes. Dans ce contexte, l’autonomie wampis affaiblirait sa souveraineté dans la région, déjà marquée par une longue histoire de conflits frontaliers — le Pérou et l’Équateur se sont disputé la frontière pendant plus d’un siècle, jusqu’en 1998 —, et ne serait qu’une première étape vers la revendication d’indépendance.
Pour la députée Maria Elena Foronda Farro, du Frente Amplio, une coalition de mouvements de gauche qui a rencontré un certain succès lors du dernier scrutin présidentiel, arrivant en troisième position avec près de 19% des voix [5], cette accusation de séparatisme, sans fondement, ne vise qu’à décrédibiliser l’initiative. En tant que présidente de la commission ordinaire sur les peuples andins, amazoniens et afro-péruviens, l’environnement et l’écologie, elle a distingué le gouvernement wampis en lui octroyant le titre de défenseur de l’environnement .
C’est jour de réunion à Puerto Galilea. Sous la chaleur du toit de calamine, les débats s’enchaînent durant près de huit heures. On discute longuement de la nature des sanctions à l’encontre des orpailleurs. La salle est bondée, l’atmosphère électrique. On retrouve là les diverses instances dirigeantes décrites dans les statuts constitutifs du gouvernement autonome. Au centre de la petite estrade siègent les représentants de la Grande Assemblée. Certains élus portent fièrement la couronne de plumes de toucan, accessoire des grands guerriers de jadis, symbole d’une volonté sans faille d’assumer leur mandat représentatif.
On demeure frappé par l’attachement croissant des Wampis à une organisation de type étatique — un gouvernement et une Assemblée —, organisation qui leur était étrangère jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle. Ce choix s’explique par des raisons stratégiques. La première : s’inscrire dans la continuité du modèle de la communauté. Celle-ci reste en effet la structure politique de base à partir de laquelle s’échafaude ce gouvernement. Les assemblées communales élisent ensuite les membres de la Grande Assemblée. L’idée n’est pas tant de défaire les outils légaux actuels que de les intégrer dans une nouvelle dynamique politique et territoriale.
Ensuite, il s’agit d’employer les mêmes outils que l’État péruvien, en assumant certaines de ses prérogatives, de façon à dialoguer avec lui et à s’imposer comme une force démocratique. La Grande Assemblée élit ainsi le pamuk, président du gouvernement autonome, lequel nomme les membres de son conseil des directeurs. Ces derniers administrent chacun un domaine particulier, de l’éducation à la santé, en passant par le budget, l’environnement, les transports ou le commerce. En somme, une façon d’inventer une interface avec l’État central.
La démarche autonomiste des Wampis représente-t-elle une autre voie politique ? D’aucuns diront qu’elle n’est en rien incompatible avec le néolibéralisme ambiant. Après tout, la Constitution de 1993 mettait le Pérou sur la voie d’une économie dérégulée, tout en reconnaissant pour la première fois la pluralité ethnique du pays et l’obligation de l’État de la protéger (article 2, alinéa 19). Ici comme dans les autres pays latino-américains, le multiculturalisme néolibéral entend valoriser les spécificités socioculturelles des minorités indiennes pour mieux les intégrer à l’économie de marché [6]. Une logique qui fait florès au Pérou.
Maire du district Río Santiago (qui couvre la moitié ouest du territoire intégral), M. Mateo Impi l’illustre parfaitement. Dans le local où se déroule la réunion, l’intensité des discussions n’empêche pas les participants de réclamer une pause déjeuner. Nous en profitons pour l’interroger sur les axes de sa politique et sur sa vision du développement. En fonctions depuis 2014, M. Impi est awajún, l’autre grande ethnie de la région. Lors de la première session matinale, il a été accusé de ne pas adopter une position claire et des mesures concrètes pour empêcher l’orpaillage. Dans le bureau où il nous reçoit, il se dit favorable à l’initiative du « peuple wampis » et reconnaît des « similitudes » avec sa politique municipale. Mais un point de désaccord fondamental l’oppose au gouvernement autonome, qui concerne sa gestion économique du territoire et son corollaire : le régime de propriété privée.
En effet, si les statuts constitutifs de la nation wampis cherchent à réaffirmer le caractère collectif et inaliénable de la propriété territoriale [7], M. Impi défend une idée distincte : « Si je parviens à acquérir un terrain dans la communauté, qui va me garantir mon droit de propriété ? On peut me l’enlever à tout moment. Or qui va se risquer à investir, si la propriété n’est pas garantie ? Selon moi, ce n’est pas parce que l’on est amérindien que l’on doit continuer à vivre dans la pauvreté. » Il déplore la perspective « très fermée » du GTANW, qui refuse toute libéralisation du foncier et souhaite porter à l’échelle du territoire wampis le même type de gestion collective que celle appliquée aux territoires communaux. Dans les communautés, chaque décision concernant l’arrivée d’un habitant, l’octroi d’une parcelle pour la construction d’une maison ou encore l’implantation d’une entreprise doit faire l’objet d’un accord collectif par vote. Le dernier cas dépendra donc désormais de la décision du GTANW et de sa Grande Assemblée.
Ici, on évite de monopoliser la parole
M. Impi reprend ici une vulgate courante selon laquelle la propriété collective, légale mais informelle, freinerait le développement économique, les potentiels investisseurs redoutant que leurs biens ne soient confisqués arbitrairement. Il travaille en étroite collaboration avec une institution chargée de la formalisation de la propriété informelle, la Cofopri. Très active dans les communautés d’Amazonie, celle-ci incite les habitants des communautés à racheter la portion de terre sur laquelle est construite leur maison. En dépit des bonnes intentions affichées, cette stratégie laisse peu de doutes sur l’objectif des pouvoirs publics : détricoter peu à peu le régime des communautés en favorisant la parcellisation progressive de leurs territoires.
Outre que le gouvernement wampis s’oppose à toute exploitation pétrolière, la façon dont il prévoit de gérer collectivement l’accès au foncier heurte l’orientation néolibérale du gouvernement péruvien. La politique économique a précisément été au cœur des discussions du cinquième sommet de la nation wampis, qui s’est déroulé en août 2017 dans la communauté de San Juan de Morona, à deux heures en bateau de la frontière équatorienne. Les représentants élus de la Grande Assemblée y ont évoqué des activités alternatives et non polluantes, comme le tourisme écologique, la pisciculture, l’aviculture ou la culture du cacao.
Cette perspective s’inscrit dans un modèle de développement conforme aux valeurs du « bien-vivre » (tarimat pujut en wampis). Cette notion, que les dirigeants wampis et les organisations non gouvernementales locales se sont appropriée, est devenue le leitmotiv de nombreuses luttes indigènes en Amérique latine, surtout depuis son inscription dans la Constitution de l’Équateur (2008) et dans celle de la Bolivie (2009).
Au-delà des orientations économiques et politiques, les valeurs du bien-vivre intègrent également une exigence démocratique. Selon les statuts du gouvernement autonome, l’autorité suprême n’est pas le pamuk, mais la Grande Assemblée, un collège de dirigeants. Durant les réunions, les responsables évitent soigneusement de monopoliser la parole, davantage captée par les représentants communaux. Disséminés dans le public, ceux-ci sont de loin les plus vindicatifs. Ils s’appliquent à faire entendre la voix de leur communauté avec toute la véhémence qui sied aux discours politiques wampis. Chacun à son tour, ils exposent leur opinion et tentent de convaincre l’assistance. Certains, le visage peint et armés d’une lance, entament leur allocution en esquissant les mouvements qui précédaient autrefois toute rencontre entre chefs traditionnels. Une façon de rappeler à ceux qui trônent sur l’estrade que leur légitimité émane d’une base locale, celle des communautés.
Affirmation de l’antériorité de la nation wampis par rapport à l’arrivée des colons espagnols, revendication d’un dialogue d’égal à égal avec l’État central et promotion d’une politique de développement selon les valeurs du bien-vivre : le gouvernement autonome réunit tous les éléments qui ont mené la Bolivie et l’Équateur à se définir constitutionnellement comme des États plurinationaux. À la différence du multiculturalisme, le plurinationalisme prétend dépasser l’assignation des autochtones à un statut de minorité qu’il convient d’intégrer dans une société majoritaire. Sans renoncer à un principe d’unité nationale, il s’agit d’établir une relation plus horizontale entre l’État et les entités qui le composent, chacune pouvant prétendre à une gestion autonome de son territoire et de ses ressources. Ce qui implique une réforme profonde de l’appareil législatif. Lima y consentira-t-il ?
Paul Codjia & Raphaël Colliaux
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