Les événements de ces derniers mois ne laissent planer aucun doute. Une succession de mobilisations sociales a été brutalement réprimée. Il y a 350 morts d’un seul côté du fait de l’intervention de la police ou des forces paramilitaires. Dans tous les cas, des manifestants non armés ont été abattus, certains ont riposté, d’autres ont échappé comme ils ont pu au massacre.
Les informations provenant de nombreuses sources coïncident. Les coups de feu se sont intensifiés progressivement, faisant quelques pertes au début pour atteint déjà 60 morts à la fin du mois d’avril. L’ouverture de pourparlers n’a pas interrompu cette tragédie. Au contraire, le dialogue a été couronné par 225 autres crimes.
Rien ne justifie une telle sauvagerie. Les communiqués officiels (et les soutiens qu’ils reçoivent) n’apportent aucune preuve de « l’action terroriste » qu’ils imputent aux victimes. Il n’y a pas non plus de victimes importantes dans le camp gouvernemental et aucun usage d’armes à feu par les opposants n’a été enregistré.
Ces événements n’ont pas seulement été dénoncés par les proches de ceux qui sont tombés. D’innombrables témoins et journalistes de tous bords les corroborent. Mais le plus important, ce sont les voix autorisées des anciens commandants et dirigeants sandinistes, qui ont vérifié ce qui s’est passé sur les lieux mêmes. Leurs dénonciations ont la plus grande crédibilité et coïncident avec les points de vue d’anciens participants étrangers à la révolution. Ces opinions importent beaucoup car ils connaissent bien les acteurs en présence.
L’effusion de sang que le gouvernement Ortega a déversée ressemble à la réaction de n’importe quel président de droite. C’est la violence typique de l’État face au mécontentement. Devant ce comportement atroce, un mouvement basé sur des revendications élémentaires a pris un caractère démocratique de résistance à la répression. La revendication originale contre la réforme de la sécurité sociale a perdu de son poids face au scénario dantesque de centaines de morts par les tirs des gendarmes.
Après ce qui s’est passé, la première des choses est de condamner ce crime, exiger la fin immédiate de la répression et que les responsables soient traduits en justice.
UN RETOUR EN ARRIERE IRREVERSIBLE
Les mobilisations contre l’augmentation des cotisations de sécurité sociale ont trouvé un grand écho au sein de la population. Cette sympathie révélait le malaise existant dans de nombreux secteurs. Il y a un ras-le-bol des politiques officielles éloignées du passé révolutionnaire du gouvernement.
Le système Ortega n’a plus rien à voir avec son origine sandiniste. Il a passé des alliances stratégiques avec le patronat, adopté les mesures exigées par le FMI et renforcé ses liens avec l’Église après avoir interdit l’avortement. Il a consolidé les privilèges de la bureaucratie d’affaires qui a surgi avec l’appropriation des biens publics. Sous la direction d’Ortega, prévaut un système clientélisme fondé sur des magouilles électorales. La survivance des anciens symboles du sandinisme occulte ce changement substantiel, qui reproduit la régression qu’ont connue d’autres processus progressistes.
Bien avant de devenir un simple réseau de mafieux, le PRI mexicain avait enterré son héritage de transformations agraires et de traditions nationalistes. La même chose s’est produite avec le MNR de Bolivie, qui a agi pendant plusieurs années comme un parti réactionnaire opposé à son origine. Les exemples de régression politique - qu’Ortega recrée - s’étendent à d’autres partis latino-américains, qui se sont complètement détachés de leurs vieilles aspirations socialistes ou anti-impérialistes.
Mais la répression signifie un changement plus irréversible. Elle transforme une formation embourgeoisée en une organisation antagoniste avec la gauche. Lorsque les appareils de police tuent massivement, le dernier chaînon de contact avec une perspective progressiste est rompu. Ce retour en arrière irréversible s’est produit au Nicaragua ces derniers mois.
D’importantes différences existent avec le Venezuela et ne résident pas seulement dans la continuité d’un processus bolivarien, qui fait face à la droite et défend la souveraineté dans un contexte excessivement adverse. Dans l’interminable succession de guarimbas*, le chavisme a lutté contre des tentatives de coup d’État, des incursions paramilitaires et des provocations de groupes formés par la CIA. Il a commis de nombreuses injustices et harcelé plusieurs combattants populaires, mais sa bataille centrale était de lutter contre la déstabilisation soutenue et financée par l’impérialisme.
Ce qui s’est passé au Nicaragua est très différent. Les manifestations n’étaient pas télécommandées depuis Washington. Elles sont nées de la base contre des réformes conseillées par le FMI et se sont par la suite spontanément coordonnées pour défendre les droits transgressés. Les principaux leaders conservateurs - qui ont conclu d’innombrables pactes avec le gouvernement - n’ont pas non plus encouragé la révolte. Les manifestations ont agglutiné des mécontentements hétérogènes, pilotées par l’église et les étudiants. Les différents secteurs de l’église ne suivent pas un livret uniforme et les étudiants sont regroupés en divers courants internes avec des leaders de gauche et de droite.
Ce mouvement, peu politisé au début, a commencé à adopter des positions plus tranchées face au harcèlement répressif. Ses positions se sont durcies avec l’échec des instances de dialogue, que le gouvernement a acceptées formellement et boycottées dans la pratique.
UNE VUE D’ENSEMBLE
De toutes les déclarations faites ces dernières semaines, la position adoptée par un dirigeant révolutionnaire chilien bien connu a le mérite d’aborder des questions absentes des autres prises de positions.
Il souligne la légitimité des protestations, dénonce la trahison d’Ortega et remet en cause le silence complice de nombreux courants progressistes face à la répression. Mais il met également en garde contre l’utilisation des mobilisations par la droite et souligne que les États-Unis utiliseront le conflit pour saper le gouvernement. Il note également qu’une partie de la population continue de soutenir le parti au pouvoir et appelle à une solution pacifique, afin que la bourgeoisie locale et ses donneurs d’ordre impériaux ne soient pas les bénéficiaires de la chute éventuelle du parti au pouvoir.
Ce point de vue fait très bien la synthèse entre la répudiation morale des massacres et la reconnaissance de la situation complexe créée dans le pays. Bien qu’Ortega pacte sans scrupule avec tous les tenants de la réaction, les États-Unis cherchent à le démettre. Ils ne tolèrent pas l’autonomie que le Nicaragua a préservée en matière de politique étrangère. Le pays ne fait pas seulement partie de l’ALBA, il entretient aussi des liens étroits avec le gouvernement vénézuélien. Il a également l’intention de construire un canal inter-océanique financé par les Chinois dans la région la plus chaude de l’arrière-cour de la première puissance.
Comme l’a démontré le coup d’État contre Zelaya au Honduras (et plus récemment au Guatemala), les États-Unis traitent les petits pays d’Amérique centrale comme des colonies de seconde classe. Ils n’acceptent pas la moindre indiscipline de la part de ces nations. C’est pourquoi ils ont déjà mis en mouvement tous les tentacules pour coopter les leaders de la mobilisation, afin de les utiliser après avoir placé un fantoche de l’empire en remplacement d’Ortega. La rencontre de plusieurs leaders étudiants à Washington avec des membres du Congrès de l’ultra-droite anti-Castro (et des réunions du même type au Salvador) sont les épisodes les plus visibles de la nouvelle opération tentée par Trump.
Ignorer les préparatifs d’une telle agression serait d’une naïveté inacceptable. Le même Ortega qui écrase brutalement le peuple est considéré par le département d’État comme un adversaire à enterrer. Ce type de contradiction a été très fréquent dans l’histoire et doit être sérieusement considéré par la gauche à l’heure de prendre une position. Il est vital de ne pas se joindre aux campagnes de l’OEA et aux hurlements de Vargas Llosa ourdis par le Commandement du Sud des Etats-Unis.
DANGERS ET DEFINITIONS
Le sandinisme conserve le soutien d’une partie de la population, comme l’a montré aussi le résultat des dernières élections. Mais Cabieses ne part pas seulement de ce fait pour appeler à une solution pacifique. Les négociations empêcheraient le soulèvement actuel de se transformer en une confrontation majeure, avec toutes les victimes qui s’en suivraient et les conséquences néfastes pour la situation géopolitique et nationale.
Ce qui s’est passé en deux endroits du Moyen-Orient donne un aperçu des conséquences que l’on peut craindre. Tant la Libye que la Syrie avaient des gouvernements d’origine progressiste, qui ont régressé au point de recourir à la répression contre les militants et le peuple. Kadafi a emprisonné des Palestiniens et Assad a tiré sans discrimination sur le peuple. Dans les deux cas, les espoirs d’une l’extension du printemps arabe se sont soldés par des tragédies majeures. L’État libyen a pratiquement disparu au milieu de conflits entre clans rivaux. La Syrie a connu un résultat plus dramatique. Les manifestations sont d’abord passées sous le contrôle des djihadistes et le pays a ensuite subi le pire désastre humanitaire des dernières décennies.
Les réalités historiques et la scène politique du Moyen-Orient et de l’Amérique centrale sont très différentes. Mais l’impérialisme agit avec les mêmes intentions de domination dans les deux régions. Il détruit les sociétés et ruine les pays sans aucune considération. S’ils avaient gagné le match au Venezuela, le pays serait un cimetière semblable à celui de l’Irak, et le pétrole serait entre les mains des grandes compagnies américaines.
Pour ces raisons, nous ne devons jamais oublier qui est le principal ennemi. Une solution pacifique au Nicaragua est le meilleur moyen d’éviter une dangereuse manipulation impériale du conflit. Les mécanismes d’une sortie de ce type étaient très présents dans la demande de dialogue, pour négocier d’éventuelles élections anticipées. C’est très différent du fait d’assimiler le gouvernement à une dictature et d’exiger sa chute. Ces dernières semaines, la tension semble avoir diminué, non pas en raison de l’avancement des négociations, mais en raison du renforcement de la répression. Ortega a obtenu un répit par la cravache. Mais sa conduite a creusé un gouffre irrémédiable avec la jeunesse rebelle. Son divorce d’avec la gauche est définitif. La tradition révolutionnaire du sandinisme refera surface, mais dans la direction opposée à celle d’Ortega.
Claudio Katz, 26 juillet 2018