Ce 4 mai 2017, à Managua, une délégation de haut niveau du Fonds monétaire international (FMI) fait part au gouvernement nicaraguayen de ses recommandations pour l’année qui vient : accroître les rentrées fiscales en éliminant exonérations et exemptions ainsi qu’en imposant les bénéfices des entreprises installées dans les zones franches [1].
Une institution financière internationale missionnée pour propager la feuille de route néolibérale qui épingle un gouvernement — réputé socialiste ! — pour son manque d’audace en matière d’imposition ? La situation n’est pas si singulière. Au cours de la dernière décennie, elle s’est produite à de multiples reprises en Amérique latine, où le FMI, la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement (BID) se sont montrés, sur la question fiscale, plus redistributifs que la plupart de leurs interlocuteurs gouvernementaux, de droite comme de gauche.
Études et rapports successifs l’établissent à l’envi : l’Amérique latine demeure la région qui enregistre les plus fortes inégalités internes dans la répartition des richesses. Des dix pays où la concentration des revenus par les 1% les plus riches de la population est la plus élevée, sept se trouvent en Amérique latine [2]. Impossible de comprendre pourquoi sans évoquer les politiques fiscales du sous-continent, qui, si elles ne constituent pas la seule explication, éclairent cette inégalité structurelle.
« L’inégalité de marché, c’est-à-dire celle qui prévaut avant que l’État joue son rôle redistributif grâce aux politiques fiscales, n’est pas beaucoup plus élevée en Amérique latine que dans les pays européens,analyse l’économiste María Fernanda Valdés, experte en fiscalité. Cela signifie que la différence entre les deux régions en matière d’inégalités de revenus résulte de systèmes fiscaux divergents, qui parviennent à réduire les écarts en Europe, mais pas en Amérique latine [3]. » Ainsi, selon la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepalc) des Nations unies, le coefficient de Gini (qui mesure les disparités de revenus) ne baisse que de 3% après impôts sur le continent latino-américain, contre 17% dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
En Amérique latine, la fiscalité n’opère donc pas comme un outil de redistribution, de cohésion et de justice sociales. Les situations se caractérisent naturellement par une forte hétérogénéité, le Brésil et l’Argentine affichant une fiscalité 2,5 fois plus élevée que la République dominicaine et le Guatemala, bon dernier du peloton. Il n’en reste pas moins que les niveaux de perception s’établissent à des seuils particulièrement bas. Régressives, les structures fiscales cajolent les élites, soumises à une contribution proportionnellement inférieure à celle des secteurs populaires. La formule est connue : peu ou pas de prélèvement sur la fortune ou la propriété — à peine 0,8% du produit intérieur brut (PIB) — et des impôts sur les biens et les services (qui touchent indistinctement pauvres et riches) cinq à six fois supérieurs aux impôts sur le revenu des personnes physiques, théoriquement plus progressifs. En 2015, la moyenne continentale des impôts indirects collectés équivalait à 10% du PIB ; celle de l’impôt sur le revenu des personnes, à 1,8% à peine [4]. Par comparaison, ce dernier impôt totalisait la même année 8,4% du PIB dans les pays de l’OCDE et 3,2% en Afrique, soit près du double du score de l’Amérique latine. S’il dépasse les 3% au Mexique, en Argentine et en Uruguay, il demeure inférieur à 0,5% en Bolivie et au Guatemala.
La situation était plus injuste encore au début du XXIe siècle, lorsque l’impôt sur le revenu des personnes physiques culminait à 1% du PIB en moyenne continentale. La tendance est donc à la hausse, même si l’imposition totale dans ses diverses composantes reste basse (21% du PIB en 2015, contre 18% en 2005), loin derrière celle des membres de l’OCDE (environ 35%). Les impôts indirects, dont la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et celles sur l’import-export, en constituent la plus grande part — plus de la moitié entre 2000 et 2015. L’impôt sur les sociétés, en particulier celui sur l’extraction et la commercialisation des ressources naturelles non renouvelables, a connu la plus forte hausse, jusqu’à dépasser son équivalent au sein de l’OCDE, avant de s’affaiblir par la suite : il a profité à plein du boom des matières premières et de la poussée extractiviste, pour pâtir à partir de 2014 de la chute des cours sur les marchés internationaux.
Comme l’analysent plusieurs institutions économiques et financières internationales, « les faibles recettes des impôts sur les revenus, les profits et le capital en Amérique latine s’expliquent en partie par les généreuses exemptions et les hauts dégrèvements octroyés, ainsi que par l’évasion fiscale des contribuables les plus riches [5] ». Autre facteur : le poids souvent important du travail informel dans l’économie. Au-delà, la clé du blocage de toute évolution significative vers des systèmes fiscaux plus efficaces et redistributifs se trouve sans doute dans la persistance de structures sociales pyramidales et, plus encore, dans l’extraordinaire influence des élites et dans leur emprise sur les lieux de pouvoir, qui les autorisent à dicter les grandes orientations sociétales... et fiscales.
Les récentes expériences gouvernementales progressistes ou postnéolibérales (parfois toujours en cours) ont-elles changé la donne ? Oui et non. Le Venezuela d’Hugo Chávez, l’Équateur de M. Rafael Correa, la Bolivie de M. Evo Morales, par exemple, sont parvenus à accroître significativement les recettes fiscales. Celles-ci ont été redistribuées à travers des politiques sociales qui ont notablement réduit la pauvreté et les inégalités. Mais les nouveaux prélèvements ont pour l’essentiel porté sur les bénéfices liés à la production et à l’exportation des matières premières. « La rente des ressources naturelles a enlevé la pression d’avoir à taxer la société pour pouvoir dépenser », explique Valdés [6]. En dehors de cette manne (en reflux depuis trois ou quatre ans) et de quelques mesures législatives additionnelles, pas de refonte des structures fiscales ni de réforme de fond visant à hausser significativement l’imposition et sa progressivité.
Le président Correa (au pouvoir de 2007 à 2017) a bien tenté une loi plus ambitieuse que les autres, au milieu de son dernier mandat. Face à la virulence de l’opposition, il a dû faire machine arrière [7]. « Ses propositions de loi sur l’héritage et la spéculation ont engendré une telle incompréhension », analysait en 2015 le fondateur du Centre tricontinental, François Houtart, que les secteurs privilégiés, directement visés par cette double réforme, sont parvenus « à susciter une réaction de rejet dans une grande partie des classes moyennes et populaires, y compris chez les paysans et les indigènes, alors que ces mesures promettaient une meilleure répartition des richesses [8] ». À l’analyse, les progrès fiscaux engrangés sur le continent cette dernière décennie se caractérisent par leur nature à la fois disparate et lacunaire. Et ne se limitent pas à ceux accomplis sous des gouvernements progressistes…
Des réformes trop timides
Si la Cepalc salue les réformes engagées en Uruguay en 2006 et au Chili en 2014 (deux pays alors gouvernés à gauche), elle souligne également celles de la Colombie (2012) et du Mexique (2013) [9], où la droite est au pouvoir depuis des lustres. Aux yeux de l’instance onusienne, ces quatre pays ont opéré les seules « réformes fiscales structurelles » de la période. La Cepalc qualifie la réforme uruguayenne, qui a réorganisé de fond en comble l’impôt sur le revenu et diminué les taxes indirectes sur la consommation, de « pionnière ». À juste titre, car, jusque-là, le niveau des inégalités dans le pays — le coefficient de Gini — empirait après imposition... Elle a en commun avec celle menée six ans plus tard en Colombie une modification de la structure fiscale vers davantage d’équité, sans hausse du total des perceptions. En revanche, les réformes engagées au Mexique et au Chili — la seconde étant plus ambitieuse que la première en matière de progressivité — visent à accroître les recettes de l’État, pour réduire le déficit fiscal à Mexico et pour financer de nouvelles mesures dans le secteur de l’éducation à Santiago.
Indépendamment des trop faibles qualités redistributives de toutes ces modifications, le niveau d’imposition global a connu ses plus fortes hausses en Argentine, en Équateur et en Haïti (plus de 6% du PIB) entre 2000 et 2015 ; et ses plus faibles au Brésil, en Uruguay, au Panamá et au Costa Rica (moins de 1,5%) [10]. Seul le Guatemala a encore rogné le sien — déjà au plancher — de 0,8%, à rebours des engagements pris il y a plus de vingt ans, lors de la signature des accords de paix de 1996, qui mirent fin à une guerre causée pour l’essentiel… par les inégalités abyssales qui déchiraient déjà le pays.
Le contrecoup déflationniste subi depuis trois ou quatre ans par les hydrocarbures et les matières premières minières et agricoles qu’exporte le continent a profondément affecté la rente fiscale. Il a remis au jour les carences des systèmes d’imposition et plongé plusieurs États dans de nouvelles crises du financement public, elles-mêmes sources de nouvelles réformes... Le retour ou le maintien de la droite au pouvoir dans une majorité de pays présage-t-il de leur orientation, plutôt régressive que progressive ? Les gouvernements colombien, argentin et chilien, notamment, ont déjà répondu. Le premier a aboli l’impôt sur la richesse en vigueur depuis 2002 et porté la TVA à son maximum historique. Le deuxième, gouverné à droite depuis l’élection de M. Mauricio Macri, en 2015, a réduit les prélèvements sur les entreprises et le patrimoine pour les reporter ailleurs. Le troisième, nommé à la suite de l’élection en 2017 du chef d’entreprise Sebastián Piñera, a promis de revenir sur la réforme de 2014, mise en œuvre par sa prédécesseure Michelle Bachelet…
La lutte contre l’évasion fiscale pourrait constituer une autre réponse à la fonte du budget des États, mais elle ne semble pas figurer au rang des priorités. Les milliardaires latino-américains, qui ont vu leur fortune personnelle grossir six fois plus vite que les économies de la région depuis 2002, comptent parmi ceux qui, avec les multinationales, profitent le plus de cette grande facilité à se soustraire, frauduleusement ou pas, à leurs obligations contributives [11]. Les estimations les plus réservées — celles de la Cepalc notamment — situent la perte annuelle pour les deniers publics à 6,3% du PIB, c’est-à-dire à quelque 350 milliards de dollars : un tiers en raison du non-paiement de la TVA, deux tiers en raison du non-paiement de l’impôt sur le revenu des personnes et des entreprises. L’ensemble de la dynamique est renforcé à la fois par des économies informelles à 50% (moyenne continentale) et par la fuite des capitaux sous des cieux (encore plus) défiscalisés.
Certes, les inégalités redistributives cachent celles qui président à la distribution primaire des richesses, dont l’ampleur croissante rend de plus en plus difficile leur seule correction par des politiques fiscales. Mais l’expérience des gouvernements progressistes latino-américains de la dernière décennie soulève une question : est-il vraiment envisageable de transformer la société sans mettre davantage à contribution les plus aisés ?
Bernard Duterme
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