Dans votre film « Rue Santa Fe » [1], de nombreuses femmes prennent la parole. Des militantes du MIR [2], des femmes victimes de torture, qui ont perdu des proches, des femmes journalistes et engagées dans le mouvement social, etc. Que représentait le fait d’être femme etmilitante dans le Chili des années soixante-dix ?
En Amérique latine, dans les années soixante et soixante-dix, il était normal de militer depuis l’adolescence, très tôt on était conscients des besoins de l’autre, on se lançait ainsi dans les premiers pas de l’engagement politique. Puis il y a eu effectivement l’engagement à l’intérieur des organisations et des mouvements révolutionnaires. Dans les années soixante, le MIR naît au Chili à la fois du mouvement étudiant, où la place des femmes était très importante, et du mouvement populaire, notamment « Los pobladores sin casa », c’est-à-dire les gens qui arrivaient dans les grandes villes et qui n’avaient pas de logement. Les femmes ont eu un rôle extraordinaire au sein de ce mouvement, car même si la présence masculine était plus forte parmi les paysans, ce sont les femmes qui ont mené le travail d’alphabétisation fait dans le sud du pays. D’une certaine manière, s’engager à l’intérieur d’un mouvement nous semblait être une évidence. On ne se posait pas la question si on était des femmes et des militantes, on était tous des militants : hommes, femmes, jeunes, ouvriers, paysans, indigènes, etc. La spécificité de ce qu’impliquait d’être femme est venue beaucoup plus tard, en tant que réflexion à l’intérieur du Mouvement. Et je dirais même qu’elle est venue surtout avec la clandestinité, car dans la clandestinité, nous les femmes, nous avons eu des rôles assez spécifiques, car la plupart des hommes étaient arrêtés et alors c’était à nous de prendre la tête des organisations sociales. Ainsi, les premières réactions face à la dictature ont été les collectifs des femmes : des mères, des épouses et des sœurs qui cherchaient les prisonniers, les disparus. Puis, il y a eu celles nées au sein de la population pour organiser le secours populaire, des organisations qui ont pris un grand essor notamment dans les années quatre-vingt-dix, mais déjà dans les années soixante-dix, ces premiers petits collectifs et comités étaient notamment composés de femmes, qui jouaient principalement le rôle d’agent de liaison ou de couverture.
Mais le véritable moment de réflexion sur la condition de femme au sein d’une organisation militante est venu avec la torture et les camps. Dans l’emprisonnement commence la réflexion sur la spécificité de la torture faite aux femmes. Après la persécution et la répression des militant.e.s au Chili, après la défaite et ensuite le départ en exil, un grand nombre de femmes militantes arrive en Europe. Elles sont seules, la plupart avec de jeunes enfants, elles sont sorties des prisons et des maisons de torture clandestines ; elles retrouvent alors les mouvements des femmes révolutionnaires en Europe – je parle notamment de Paris – et l’on peut dire que c’est à ce moment-là que commence un véritable travail de réflexion collective sur la spécificité des femmes et le militantisme.
Après avoir surmonté la mort de votre compagnon et dirigeant du MIR Miguel Enriquez, sous la dictature de Pinochet, vous dites dans votre film « ce jour là, j’ai arrêté de vivre pour commencer à exister ». En exil imposé, vous avez décidé de continuer la révolution entamée par votre organisation politique dans la distance. S’agit-il d’une existence à partir d’une nouvelle conception de votre condition de femme et de l’engagement militant qui démarre ce jour-là ?
Il y a deux moments dans « Rue Santa Fe », le moment de la mort de Miguel et celui de la fin de ma vie de femme libre, parce que ce n’est pas du tout à ce moment-là que je passe de la survie à l’existence. A ce moment-là, c’est la rupture totale et la fin de ma vie de femme libre, amoureuse, engagée, avec un corps, une âme, des pensées, une articulation… disons. Et c’est alors que je suis emprisonnée, ensuite expulsée, et l’exil arrive. Je parle là d’un temps assez long dans lequel la vie de survivante – je parle de moi, mais je pense que je parle aussi de mes amies – était une épingle dangereuse, terrible, car la condition de victime ne produit pas de la pensée mais on subit… on subit tout en se disant qu’il faut développer le travail de la solidarité, donc qu’il faut dénoncer le système de Pinochet. Pour dénoncer, nous, en tant que « Miristes », nous avions des écueils très grands, car nous étions une organisation armée qui résistait les armes à la main contre Pinochet, il fallait donc expliquer à quoi servaient les armes, dans quel contexte, etc. Pour être comprises par les organisations des persécutés et des disparus, par l’Amnesty International et par d’autres ONG qui s’en sont occupées, il fallait parler de « résistance ». Cette responsabilité impliquait donc de se taire sur beaucoup de choses et de ne pas laisser place à la douleur. Il fallait être ferme, tenir bon, parler, faire des discours et, si en plus on rajoute qu’il fallait être à la hauteur de cet engagement de représentation, évidement, tout ce qui est lié à la culpabilité, la survie, l’usurpation et l’illégitimité était très présent chez nous.
Or, le moment dans le film où je parle « de passer de la survie à l’existence », c’est au moment où longtemps après, je fais à nouveau la rencontre du politique, du politique où je suis aujourd’hui. C’est-à-dire que c’était l’absence du politique qui tue et qui mène d’une certaine façon au suicide, à une situation de désarroi complet. Si l’on ne peut pas être femme et militante à la fois, on crève, on se suicide. Il fallait donc mener le combat à l’intérieur du mouvement pour que l’on puisse être considérées en tant que femmes, et tout ce que cela implique : c’est-à-dire des mères, des êtres humains qui souffrent, qui pleurent, qui sont vraiment touchés par la dictature, par la mort et d’un autre côté continuer à faire de la politique, mais non pas simplement dans le rituel de l’exil – du ghetto exilé nostalgique – car cela ne peut être que mortifère. Il fallait, en tant que femmes, passer par tout ce que nous avions spécifiquement subi et nous demander comment nous pourrions nous en sortir et quelle était notre responsabilité à ce moment fondamental – et là je parle en tant que militante – du combat contre le culte à la mort et au sacrifice, mis en place par la logique du tortionnaire.
Or, cela a représenté dix ans de vie et de combat qui nous ont permis de participer aux expériences nées en Amérique centrale, à Paris et en Italie, c’est-à-dire que notre tête s’est mise à marcher. Par « existence », je veux dire simplement que l’on peut prendre conscience – à nouveau – qu’on peut être une femme militante, n’importe où, car tout ne se joue pas dans l’engagement clandestin ou armé, qui n’est qu’un moment, aussi important soit-il.
Les mouvements féministes en émergence en France dans les années soixante-dix, quelle influence ont-ils eu chez vous, femme engagée chilienne ?
Pour nous, la rencontre avec le Mouvement Féministe Révolutionnaire, et particulièrement avec toutes ces femmes de ma génération, a été essentielle. Je suis passée de la survie à la vie et de la vie à l’existence, parce que j’ai rencontré ces femmes françaises et ces femmes de la Résistance, plus âgées que moi, avec lesquelles je pouvais discuter des expériences que j’avais vécues. Elles me disaient, par exemple : « nous aussi nous tombions enceintes », car dans des situations où la vie est tellement intense – parce que la mort t’accompagne en permanence, à tel point qu’on ne pense plus à elle justement, mais l’intensité de la vie est tellement forte qu’elle prend tout l’espace mental et vital – il n’y a pas de place pour les petites choses, pour les défaillances. Tout est arbitré par quelque chose de très vital, par une sorte d’énergie solaire et c’est précisément à ces moments-là qu’on tombe enceinte. Est-ce une folie ? Oui…, on nous disait que c’était une folie, car nous étions dans la clandestinité ; mais nous ne voulions absolument pas sacrifier notre désir de femmes amoureuses de faire des enfants. Or, si l’organisation ne répondait pas, c’était à nous de nous organiser et c’était le même cas pour les femmes de la Résistance en France. Mes réflexions sur tout ce que nous avions vécu dans la clandestinité et face à la dictature me sont venues justement du contact avec ces femmes.
Il y a eu ensuite les femmes de ma génération et plus jeunes encore qui se retrouvaient dans les grandes AG à Jussieu ou dans les grandes fêtes au Bataclan, des femmes avec l’expérience militante de mai 68 et qui continuaient à militer dans le Comité Chili. Le Comité Chili était un lieu d’engagement politique gigantesque en France, il y avait 600 000 personnes organisées, parmi lesquelles une grande quantité de femmes qui croisaient le féminisme et qui se posaient autrement la question de la violence. La reconstruction de l’espace intime en politique nous est venue de cette rencontre-là ; nous sommes devenues des féministes évidemment, mais nous ne nous battions pas seulement pour l’avortement ou l’égalité de chances, nous nous battions quotidiennement à l’intérieur même de l’organisation révolutionnaire pour prendre des places. La clarté devait venir de nous, de l’intérieur et collectivement ; c’est de cette façon, par exemple, qu’est né « El proyecto hogares » [3] qui a été peut-être une « grande aberration » – je ne sais pas – mais qui est un projet pour répondre au problème de la garde de nos enfants.
On dit souvent que le vingtième siècle est celui de la féminisation des sociétés occidentales ; or depuis peu, surtout dans la société française, on parle de la condition des femmes qui se détériore. Qu’en pensez-vous ?
Devenir militantes et révolutionnaires, cela signifie que nos engagements se jouent à chaque fois et dans l’action ; rien n’est gagné d’avance, la liberté est un acte qui se fait, elle n’est ni un cadeau ni une conquête que l’on fait pour toujours. Moi, personnellement, ça ne m’étonne pas qu’il faille continuer à se battre ; il est désespérant à quel point la manipulation du pouvoir fait que l’on revienne en arrière : on reprend des lois, on reprend des phases, on nous culpabilise ; c’est ce désespoir, cette rage, qui nous pousse à continuer d’une manière toujours plus lucide. Je crois que ce qu’on nous demande aujourd’hui – aux jeunes, mais même à nous – c’est de garder une lucidité implacable. Le Chili des années soixante-dix était plus facile à élucider : une dictature, qui avait écrasé tous nos droits, nos lois, parmi lesquels ceux des femmes.
Le Chili était un pays – ou l’est encore, je n’en sais rien – où la femme occupait déjà une place très particulière dans la société, par rapport à d’autres pays latino-américains. Les femmes étaient en première ligne de la résistance, pendant toutes les années quatre-vingt, dans tous les secteurs. La démocratie arrive et nous voilà renfermées dans le rôle traditionnel et surtout dans un rôle terrifiant qui est celui de consommatrices. Dans une société où il faut payer l’éducation et la santé, où tout l’espace de l’imaginaire est rempli par le slogan « il faut réussir », la place des femmes est complètement étouffée, parce qu’elle doit en même temps fournir aux enfants le maximum. Ainsi les conditions de travail sont terribles dans tous les secteurs, classe moyenne comprise, et ce désir tout bête de donner à l’enfant l’éducation et la santé, on ne peut pas l’atteindre sans s’endetter. On n’arrive même pas à trouver des moments pour discuter entre nous, pour mener des actions, la société chilienne est devenue absolument rétrograde, hypocrite et surtout très bourgeoise. Mais c’est un problème mondial, car partout il y a des risques de perdre nos conquêtes, comme par exemple aujourd’hui pour le mouvement syndical et pour les travailleurs en général. L’urgence est d’autant plus grande qu’on ne sait plus comment faire, je n’ai pas de réponses. Selon mes convictions, je pense qu’on ne peut pas arrêter et que toute forme de participation collective, il faut l’apprendre et faire en sorte que nos désirs circulent là-dedans et que la transmission de ma génération à la votre se fasse de la manière la plus directe.
Dans « Rue Santa Fe » vous dites : « Puisque ma vie n’était plus en risque, je devais me consacrer au travail militant. Témoigner sans arrêt. Je n’arrivais plus à être mère ». Vous mettez en évidence ici la difficulté de concilier le militantisme avec le « rôle traditionnel » de mère. Plusieurs femmes du MIR se sont séparées de leurs enfants afin de mieux s’investir pour construire un changement social. Comment avez-vous vécu cette prise de décision ? Croyez-vous que militer impose des contraintes plus difficiles aux femmes qu’aux hommes ?
Les femmes, la maternité et la militance… c’est le grand thème qui est à peine montré dans mon film. Il y a quelques années, c’est l’une de nos enfants qui venait me poser la question de « comment c’était de nous laisser ? ». Alors, la question de la maternité et la militance est posée par la génération d’aujourd’hui, et le tremblement de terre émotionnel que nous avons vécu – que j’ai vécu avec cette conscience qui me vient de ma fille – est énorme, parce que, même si cela devrait être pareil pour les pères, malheureusement ce n’est pas le cas.
A la fin des années soixante-dix, quand nous mettions en marche le « Proyecto Hogares », pour créer une réponse collective de l’organisation à la question de la famille, des enfants et de comment les élever, la révolution était à son point fort et nous disions alors : « nous sommes des mères et nous ne voulons pas être exclues de l’engagement militant, nous voulons retourner au Chili pour récupérer ce qui nous appartient et que cela ne soit pas un appel auquel puissent répondre seulement les hommes ». Alors, ce projet n’a pas du tout été lancé par une direction masculine. Est-ce qu’on le referait ? Avec tout ce qui s’est passé après, on est tenté évidemment de dire « non », mais cela ne servirait à rien ; il faut au contraire être dans le même contexte où on était, car c’était avec dignité, douleur et une profonde conviction que nous étions parties rejoindre la lutte clandestine qui se trouvait dans une phase importante.
Alors, pour nous, laisser nos enfants était un geste nécessaire, mais nous ne les abandonnions pas : nous les laissions tous ensemble, pour pouvoir passer deux ans à construire une structure de résistance à la dictature militaire. Ils étaient confiés à des hommes et à des femmes militant.e.s qui les gardaient d’abord en Belgique et ensuite à Cuba. Après, il y a eu la défaite et pour beaucoup de ces enfants, il y a eu aussi l’un ou les deux parents morts … et alors l’abandon pour toujours.
Que peut-on en faire à la lumière d’aujourd’hui ? Il est facile de dire… « tout ça pour ça » – comme nous le reprochent aujourd’hui nos enfants. Ils nous reprochent de les avoir abandonnés alors même que notre lutte n’a pas pu empêcher la société chilienne de devenir une société ultra libérale. Alors notre démarche, c’est d’être le plus honnêtes possible et de prendre nos enfants dans nos bras et de leur dire : « je vois l’horreur que j’ai fait ». A ce moment-là, intérieurement, je n’avais pas le choix et ce déchirement n’est vécu évidemment que par les femmes. C’est notre relation avec les enfants, il faudrait changer toute la société pour que cela soit autrement – peut-être qu’aujourd’hui un homme se sentirait comme nous à l’époque, si cela a pu bouger dans ce sens-là. A l’époque, cela ne concernait que nous les femmes, et nous avons demandé que des jeunes hommes restent aussi avec les enfants, justement pour leur apprendre le rôle de père et de mère en même temps. Ainsi, ce n’était pas seulement des femmes âgées qui assuraient cette tâche, beaucoup de jeunes hommes militants s’y sont investis, car rester avec ces enfants c’était aussi un espace de militance politique dans l’organisation, les quatre années que cela a duré.
Mais quand je dis cette phrase dans « Rue Santa Fe », je dis totalement une autre chose, je dis qu’à cette époque-là, moi personnellement, je n’étais pas du tout dans la réalité. La phrase fait plutôt référence à une « illusion », c’est-à-dire à cet état particulier de n’importe quelle femme qui vient de perdre l’homme de sa vie, son bébé et où tout s’est écroulé pour elle. Cette incapacité d’être mère, dans mon cas personnel, n’est pas marquée – comme pour d’autres femmes – par le choix définitif de rentrer au pays clandestinement, mais par toute cette espèce de flottement, cette couche des choses troubles qui sont à la fois l’illusion d’être une militante libre et une femme libre et que tout cela fait que je ne peux pas être mère, donc c’est plutôt une question personnelle.
En ce qui concerne nos enfants nés ici, dans l’exil, il est vrai qu’il y a eu une transmission parfois trop lourde, liée au rêve de retourner au pays, au pays rêvé. Collectivement en tant qu’organisation, c’est seulement maintenant que nos enfants prennent une place ; dans les années quatre-vingt-dix il y a eu le mouvement H.I.J.O.S [4] en Argentine et au Chili dans lequel, principalement en Argentine, les enfants des disparus réclamaient la justice et la vérité. Une grande partie de la transmission vient de là, je pense que nous avons échoué dans notre rôle de transmission, soit parce qu’elle s’est faite d’une manière trop écrasante et nostalgique, soit parce qu’elle s’est faite dans le silence absolu ou troublé par la culpabilité, par la défaite et par l’abandon. Il y a autant de transmissions que de personnes militantes qui transmettent, mais ce qui est une évidence pour moi c’est que ce sont les jeunes qui exigent de nous des réponses à ces questions.
En octobre 2004, lors du rassemblement que les anciens militants du MIR avaient organisé à l’université ARCIS à Santiago du Chili – où il y avait différents ateliers de discussion autour des thèmes qui avaient marqué notre militance – dans l’atelier « Femmes », c’est une jeune femme qui pose la question : « et alors pour vous, des mères et des militantes, qu’est ce que c’est que la maternité ? ». Cela veut dire que pour nous cette question n’était pas encore passée de l’état de souffrance à l’état de conscience. Pour nous l’essentiel était de dire : nous sommes vraiment dans la vie, si on le désire, il faut faire un enfant. Alors, cela semblait si naturel qu’on n’avait pas pris effectivement toute la dimension de ce que l’on faisait. Est-ce que pour cela il aurait fallu ne pas faire d’enfants ? Je ne crois pas, non. Je crois que le désir d’enfanter est assez mystérieux. Par contre, ce que l’on doit exiger de l’organisation ou de n’importe quel petit collectif, c’est de nous prendre tel que l’on est. Si on est mère, alors cela veut dire qu’on n’oblige pas une militante qui ne veut pas laisser son bébé à partir clandestinement au Chili, qu’un choix comme l’autre doit être considéré totalement légitime, qu’il n’existe pas cette « moralisation » du rôle de mère, mais qu’il n’y ait pas non plus la déconsidération du temps que cela prend dans l’espace mental. C’est à nous d’abord de le vivre, donc la soumission inconsciente qui se fait et qui se transmet par les mères aux enfants garçons, c’est l’un des thèmes toujours présents aujourd’hui : ce qu’on leur demande par rapport à nous, en tant que mères, par rapport à une femme simplement. Il faut être très attentives car parfois nous mêmes nous véhiculons des comportements masculins ou féminins stéréotypés, comme des gestes habituels.
Vous manifestez également dans votre film le désir de « trouver, même pour un instant, l’illusion d’une vie de femme et de militante ». Quelle est précisément cette illusion ? L’avez-vous accomplie au long de votre vie ? Sous quelle forme ?
Moi je pense que j’ai eu une vie de femme et de militante accomplie. Quand je parle d’illusion, je veux dire qu’on s’invente un prototype là où on est. Dans les années soixante, j’étais à l’université, après j’étais à la sortie des usines, ensuite au sein du MIR, puis agent de liaison, après dans les collectifs de soutien au Chili. J’ai toujours était militante pour la simple raison que je n’ai jamais pensé un instant de ma vie sans l’engagement politique car, pour moi, la vie sans cet engagement n’a pas d’intensité, n’a pas de joie. C’est aussi une manière de voir la vie toute simple, et je reviens à ce que je disais au début : à mon époque, très tôt on avait une conscience de l’autre, et par exemple dans ma famille, nous étions très conscients de la situation d’injustice et de pauvreté qui se vivait à côté de chez nous ; on passait ainsi nos week-ends à bâtir des maisons avec les sans-logis. C’est aussi cela l’éducation, au-delà de cette éducation « protégée » occidentale que l’on reçoit tous les jours. Il faut sortir, il faut aller voir la banlieue, ou certains quartiers parisiens, il faut essayer de voir ce qui se passe autour de nous, et je peux dire que dans mon cas, c’est à partir de cette première conscience que ma vie a pris de multiples formes et qu’elle a toujours été en contact et en liaison avec une pensée qui est reliée à la politique.
Le mot « illusion » fait référence à un stéréotype de militante qui était le produit de cette soi-disant femme sans attache. Avec ce mot d’illusion, je veux dénoncer à ce moment du film la mascarade de la femme militante et libre de ses responsabilités qui n’existe pas. On ne peut être militante et femme qu’au jour le jour et là où on est. C’est toujours cette question qui me tient à cœur de l’action et de la pensée. Je crois qu’on peut parfaitement être femme et militante à tout moment, qu’il s’agit tout simplement de démythifier la femme militante, de la rendre « normale », car sinon cela veut dire qu’elle est exceptionnelle et que seul les gens exceptionnels peuvent être des militants et rester fidèles à une organisation.
A un moment vous parlez du « ‘trou noir’ d’une vie sans compromis ». Quel est donc votre message pour toutes ces femmes qui militent aujourd’hui sous des formes diverses et, pourquoi pas, pour celles qui, par leur condition de femmes, croient que le militantisme ne leur convient pas ?
Malheureusement le terme « militant » a été durci, il a été contaminé par l’idéologie dominante et associé au mot « terrorisme ». Il n’y a rien de plus opposé à une militante qu’une terroriste, et c’est même le contraire. Il faut reprendre les mots, leur redonner leur sens, nous les réapproprier nous-mêmes, car on ne peut être militante que si on est une femme parmi les autres, parce que sinon cela ne sert à rien ; on n’est pas là pour être dix, on est là pour être des millions. Puis, dans les conditions de vie d’aujourd’hui, on ne dispose pas de beaucoup de temps, il faut alors inventer ce temps. Aujourd’hui on réfléchit à cela : on milite là où on est, soit dans les syndicats ou dans les collectifs, et à partir de là on bouge et on dessine au fur et à mesure des rencontres. Ce n’est pas exceptionnel ! Voilà ce que je veux dire, si la militance ne rentre pas dans la normalité, c’est qu’on a mal pensé ce que c’est que d’être un militant politique aujourd’hui. Il faut donc redonner au terme « femme engagée » son ampleur poétique. C’est simple, il s’agit de gestes, de petites choses, de petites actions que l’on mène jour après jour à des moments et dans des situations qui sont liés au contexte politique et social. Dans mon cas, quand on me dit que j’ai fait ceci ou cela, moi je réponds : je suis restée dans la clandestinité au Chili après le 11 septembre 1973 et je n’y ai pas réfléchi un instant. Tout le monde a glissé là dedans de manière naturelle, car cela était inscrit auparavant dans de petits gestes et de petites actions qui viennent de très loin, qui passent pour des choses simples : par un film, un texte ou un graffiti dans la rue. Il y a des choses qui nous éveillent et nourrissent notre pensée et notre façon d’agir, mais c’est surtout et avant tout l’espace collectif, et cet espace, il faut encore l’inventer.
Carmen Castillo