Bangkok envoyé spécial
« Plutôt que d’offrir aux rescapés du tsunami des moyens de reprendre une vie normale, la plupart des bailleurs de fonds se sont focalisés sur l’aspect matériel [...]. Au risque de se précipiter et de devoir, dans plusieurs cas, détruire des lotissements construits trop vite, sans infrastructures sanitaires ou sans accès adéquats. » L’auteur de ce jugement sévère sur les défaillances de l’aide n’a rien d’un empêcheur de reconstruire en rond. Jon Bennet a coordonné le rapport de la « coalition pour l’évaluation du tsunami » chargée par plusieurs gouvernements (Allemagne, Australie, Japon, Irlande, Danemark...) de mener un audit de l’utilisation des fonds.
Le document en trois volumes, publié en juillet 2006, est passé inaperçu en France. Mais il constitue, dans les pays touchés, une référence pour les ambassades et les organisations non gouvernementales (ONG) impliquées dans la gestion des douze milliards de dollars donnés par la communauté internationale après la tragédie du 26 décembre 2004 et ses 220 000 morts ou disparus.
Bévues. Les affirmations de Jon Bennet et de ses collègues reflètent la réalité à Aceh (Indonésie) et sur les côtes orientales et méridionales ravagées du Sri Lanka. L’impact, en matière de reconstruction, n’y est pas comparable avec le sud de la Thaïlande où les fonds privés ont afflué et le tourisme a vite repris ou les îles Maldives, où la reconstruction est tributaire de l’exiguïté des atolls.
« Nous avons recensé une cinquantaine de cas où des ONG internationales réputées telles Oxfam, Care ou Save the Children ont dû démonter des villages, confirme Nani Affrida, la correspondante à Aceh du quotidien Jakarta Post, elle-même rescapée de la brutale montée des eaux. Trop vite édifiés, ceux-ci se sont retrouvés en zone inondable. Ou n’ont jamais reçu, car trop éloignés, de toilettes ou d’eau potable. » Les auteurs du rapport notent que de telles bévues ont aussi eu lieu dans le sud de l’Inde et dans les îles Andaman et Nicobar. Alors que le gouvernement de New Delhi a refusé l’aide étrangère.
Plusieurs collectifs locaux ont réagi, depuis deux ans, dans les zones dévastées et mettent le doigt sur les erreurs commises. « La plupart du temps, les grandes organisations humanitaires ont préféré agir en direct, sans nous consulter, déplore Anselmo Lee, le directeur de Forum Asia, un consortium régional d’ONG basé à Bangkok. Résultat : des questions comme la protection des femmes, des minorités et des personnes déplacées, ou le rôle discutable joué par les militaires dans la reconstruction en Indonésie ou au Sri Lanka, ont été négligées. »
En Indonésie, le comité Eye on Aceh, qui a longtemps suivi l’actualité du conflit meurtrier opposant depuis trente ans la guérilla indépendantiste du GAM au gouvernement de Jakarta, estime que l’accord de paix signé en août 2005 a permis de cacher beaucoup d’erreurs « humanitaires ». Une avocate acehnaise explique : « Il y a deux façons ici de juger l’aide posttsunami. Soit l’on estime et c’est le cas que les six milliards de dollars alloués à l’Indonésie et la présence massive des ONG étrangères a contraint l’Etat indonésien à négocier, contribuant ainsi à la paix. Soit l’on juge la reconstruction sur pièces. Et là il y a beaucoup à dire. »
La polémique porte donc moins, en Asie du Sud-Est, sur la quantité de fonds débloqués deux ans après, que sur leur destination et leur efficacité. La révélation récente, par la BBC, qu’à peine plus d’un tiers des fonds gérés par la Banque mondiale pour l’Indonésie 655 millions de dollars a été dépensé, n’a pas fait sursauter à Jakarta. Les sujets chauds, là-bas, sont plutôt les allégations de corruption au sein du BRR, l’administration chargée de la réhabilitation, basée à Aceh. Et les frustrations de la population de la province. Malgré la réussite des élections locales et l’accession au poste de gouverneur d’un ex-rebelle du GAM, Irwandi Yussuf le 19 décembre dernier, des dizaines de milliers de personnes restent cantonnées dans des préfabriqués, dépendants de l’aide. 70 % des Acehnais jugent d’ailleurs « insatisfaisante » la reconstruction. Un chiffre cité par l’ex-président américain Bill Clinton, l’envoyé spécial de l’ONU pour le tsunami, qui, la veille de Noël, a réclamé la construction urgente de « 200 000 maisons supplémentaires » au nord de Sumatra.
Otage. L’autre grand sujet de préoccupation est la guerre au Sri Lanka. L’emprise de l’armée et des Tigres tamouls sur leurs territoires respectifs compromet la reconstruction et a montré, avec l’assassinat de l’équipe d’Action contre la faim, combien l’aide posttsunami peut être prise en otage. Malgré l’édification d’environ 100 000 maisons depuis deux ans, l’organisation anticorruption Transparency International vient de mettre en garde, à Colombo, contre un « gâchis de l’aide ».