La résurgence des mouvements d’extrême droite à l’ère de Trump a relancé l’interminable débat sur la liberté d’expression et ses limites. Alors que cette question était particulièrement sensible dans le sillage de la violence de l’année dernière à Charlottesville, lorsque l’ACLU [American Civil Liberties Union] a été fortement critiquée pour défendre le droit à la liberté d’expression des nazis et d’autres extrémistes, la question est toujours examinée par des universitaires et les appels demandant à l’Etat de faire quelque chose contre les paroles de haine, mais parfaitement légales, de racistes dépassent l’incident de 2017.
Il convient de mettre les choses en perspective : alors qu’il est certain que la grande majorité de la violence politique est l’œuvre de la droite dans son sens large, l’organisation de suprémacistes blancs est à bien des égards faible en comparaison avec les années 1980 ou les années 1920 et 1930 lorsque 50’000 membres du KKK défilaient dans les rues de la capitale fédérale ou lorsque le German American Bund pro-nazi rassemblait (en février 1939) 20’000 personnes dans le stade Madison Square Garden à New York. Bien que le terrorisme d’extrême droite doive être pris au sérieux, il n’est pas évident que ce dernier nous donne plus de raisons de paniquer que les actes de terrorisme islamiques.
Plus spécifiquement, il y a de bonnes raisons historiques pour que la gauche refuse de soutenir des mesures gouvernementales liberticides au nom de la lutte contre le fascisme. Ainsi que le montrent le Public Order Act en Grande-Bretagne et le « Brown Scare » aux Etats-Unis, une fois déployés contre les groupes qui fomentent la haine, les instruments de répression sont ensuite inévitablement tournés contre la gauche.
Le Public Order Act
La décennie 1930 était une période florissante pour les fascistes en Grande-Bretagne, lorsque la British Union of Fascists (BUF) d’Oswald Mosley se vantait d’avoir 34’000 membres, une centaine de candidats pour les élections au parlement et alors que les fascistes défilaient régulièrement dans les rues et se battaient avec des contre-manifestants dans tout le pays.
La réponse a été le Public Order Act de 1936. Outre certaines clauses destinées à placer hors la loi les activités de type paramilitaire du BUF, la loi attribuait aux autorités de larges pouvoirs lui permettant de restreindre et de contrôler toutes les manifestations publiques – par exemple d’imposer le parcours et le moment d’une marche – si une « manifestation peut provoquer un désordre public sérieux ». Les manifestations pouvaient même être entièrement interdites dans une zone déterminée pour une période allant jusqu’à trois mois. Cette mesure était vue comme nécessaire en raison des désordres publics fréquents engendrés par les marches fascistes.
La loi n’avait pas exclusivement été conçue pour faire face aux fascistes. Il s’agissait aussi d’une réponse aux préoccupations des autorités envers les communistes et le National Unemployed Workers Movement (NUWM) [Mouvement national des travailleurs au chômage], un groupe lancé une décennie plus tôt par des membres du Parti communiste de Grande-Bretagne capable de rassembler 100’000 manifestants en 1934 à Hyde Park.
Cependant, c’est la menace imminente des Blackshirts [chemises noires] qui a conduit de manière directe à la promulgation de la loi par le gouvernement national. L’opposition travailliste s’était opposée aux législations antérieures destinées à contrer l’influence communiste. Mais, tandis que les fascistes s’engageaient désormais régulièrement dans des actes de violence urbaine, les travaillistes ont apporté leur bénédiction à la nouvelle législation.
Le raisonnement du député travailliste Herbert Morrison était le suivant : « Une organisation politique dont le but est de détruire la liberté d’action et la liberté d’organisation politique ne peut offrir un plaidoyer pour la liberté de faire exactement ce qu’elle veut. » Selon cet argument, les fascistes veulent détruire les libertés politiques fondamentales, ils ne méritent donc pas la protection de ces libertés mêmes.
La cinquième section de la loi, qui a reçu peu d’attention à l’époque, deviendra célèbre au cours des décennies suivantes. La section faisait « des comportements ou des paroles menaçantes, injurieuses ou abusives » dans l’espace public un délit, une mesure qui, aux yeux du dirigeant travailliste John Robert Clynes, permettrait de combattre les hurlements racistes. La loi est entrée en vigueur en dépit des objectifs des défenseurs des libertés publiques et des préoccupations de certains députés travaillistes.
La loi a, en effet, été utilisée par les autorités pour saper le BUF et maintenu les Blackshirts hors des rues. Elle sera, en outre, utilisée régulièrement dans les décennies suivantes contre d’autres groupes racistes, en particulier lors de leur résurgence au cours des années 1970.
Le Public Order Act a toutefois largement survécu le pic d’activité de sa cible présumée. Le fascisme britannique reculant sans cesse de son sommet de l’époque de la grande dépression, la puissance de la loi s’est tournée contre l’autre côté du spectre politique – en particulier sa section cinq. Comme l’ont écrit par la suite les professeurs de droit Keith Ewing et Conor Geraty, « l’histoire ultérieure de la section a montré son utilisation fréquente contre les protestations de gauche ».
Par exemple, le commissaire de la police métropolitaine [de Londres] a ordonné une interdiction de manifestation pour trois mois dans le quartier de St Pancras lors de la grève des loyers de 1960, au cours de laquelle des milliers de locataires se sont opposés à une hausse importante des loyers ainsi qu’à des expulsions de logement, aboutissant à une marche en direction de l’hôtel de ville du quartier.
L’association locale de locataires a alors qualifié l’interdiction de « loi martiale », tandis que le Parti travailliste – qui avait facilité l’adoption de la loi désormais utilisée pour faire taire les locataires – a affirmé sa consternation « devant cette action non démocratique ».
La grève des loyers de St Pancras est un exemple ancien et connu de l’emploi du Public Order Act, mais il y en aura bien d’autres dans les décennies suivantes. On peut mentionner :
• L’inculpation, en application de la section cinq, de sept hommes protestant, en 1961, contre l’assassinat – soutenu par l’Occident – de Patrice Lumumba, le premier dirigeant élu de la République démocratique du Congo.
• L’interdiction, par la police métropolitaine, d’une manifestation prévue au centre de Londres en septembre 1961 pour le désarmement nucléaire (12’000 personnes ont ignoré l’ordre, plus d’un millier d’entre elles ont été arrêtées).
• L’inculpation de 42 personnes participant à une manifestation devant l’ambassade grecque de Londres contre le coup d’Etat militaire de 1967.
• L’inculpation de six manifestants contre la ségrégation à Oxford cette même année.
• L’inculpation d’un manifestant contre l’apartheid pour avoir couru sur le court de tennis à Wimbledon en 1972.
• L’arrestation de dix journalistes tenant un piquet devant les bureaux des journaux à la suite du licenciement de 200 employés.
• L’inculpation [en 1978] de manifestants protestant contre une visite de la première ministre d’Inde, Indira Gandhi, laquelle venait de jeter des centaines d’opposants politiques en prison.
• L’inculpation de membres d’un groupe communiste pro-IRA, qui protestaient contre les brutalités policières lorsque la police les avait subitement attaqués.
L’utilisation la plus large de la loi pour punir des manifestants non fascistes a eu lieu lors de la grève de 1984-86 des mineurs, lorsque le gouvernement Thatcher a lancé une répression sans précédent contre les grévistes, arrêtant et envoyant devant les tribunaux des milliers d’entre eux. « Jamais au cours du siècle la puissance coercitive de l’Etat n’avait été utilisée sur une telle échelle contre un groupe clairement identifié d’individus, si l’on excepte la communauté nationaliste d’Irlande du Nord », écrivait en 1985 les sociologues Janie Percy-Smith et Paddy Hillyard.
D’après leur analyse des chiffres du Home Office [ministère de l’Intérieur], 4107 des inculpés (39%) l’ont été en vertu de la section cinq du Public Order Act. Et sur ce nombre seulement 32,4% ont été acquittés, un chiffre figurant dans le bas de la liste des diverses accusations. Des éléments indiquent que les accusations en vertu de la section cinq étaient « souvent arbitraires, sans rapport avec le comportement réel des personnes arrêtées », ont-ils remarqué.
Il s’agit d’un exemple frappant de la manière dont des mesures destinées à combattre des discours légaux, bien qu’inacceptables, finissent presque inévitablement à être détournées par les autorités. Pratique qui ne se limite pas au Royaume-Uni.
Le Brown Scare
Aucune loi similaire au Public Order Act n’a été adoptée aux Etats-Unis, grâce à la protection singulièrement robuste de la liberté d’expression inscrite dans le premier amendement de la Constitution [1]. Un scénario similaire s’est toutefois mis en place : des tactiques initialement utilisées contre des fascistes se sont retournées contre ceux-là même qui les ont acclamés.
Ledit Brown Scare [« la peur des bruns »] des années 1930 est peu connu aujourd’hui, mais les historiens considèrent qu’il a contribué à institutionnaliser les poursuites pour actes de sédition ainsi qu’à enraciner l’Etat sécuritaire, deux dimensions qui cibleront la gauche en temps voulu.
Le gouvernement a, bien sûr, ciblé les militants radicaux avant les années 1930, en particulier pendant la période du Red Scare [« la peur des rouges »] lorsqu’il a déporté des centaines de personnes [2]. Le Brown Scare lui-même s’est accompagné d’une répression simultanée des militants de la gauche radicale. La peur du fascisme a joué un rôle important dans des développements qui se révéleront dangereux pour la gauche.
A l’instar de ce qui s’est passé en Grande-Bretagne, la gauche a joué un rôle central en nourrissant la panique contre la (bien réelle) menace fasciste. Des écrivains de gauche ont publié des exposés dramatiques amplifiant l’influence et l’étendue de la subversion fasciste ; les spéculations abondaient quant à une « cinquième colonne » sur sol américain, le journaliste George Britt affirmant que les rangs fascistes atteignaient le million.
Max Lerner, l’éditorialiste liberal et partisan du New Deal, a lancé un appel pour la constitution d’un groupe d’experts auprès du gouvernement pour qu’il « contrôle »les contenus et « interdise le matériel empoisonné et infondé ». The Friends of Democracy, une « agence de propagande anti-totalitaire » diffusant un bulletin régulier à près de 11’000 adhérents comptant dans ses rangs John Dewey et Thomas Mann, a encouragé ses partisans à insister auprès du ministère de la Justice pour qu’il engage une enquête contre des membres de l’extrême droite. L. M. Birkhead, le fondateur de l’association, a demandé au gouvernement fédéral de surveiller officiellement l’isolationniste America First Committee, qu’il considérait comme étant un « front nazi » (en 1950, Birkhead insistera auprès du ministère de la Justice pour qu’il engage une action judiciaire, en vertu du Smith Act, contre un éditorialiste de droite pour avoir critiqué l’intervention militaire américaine en Corée).
C’est dans l’objectif d’éradiquer le fascisme local dans les années 1930 que J. Edgar Hoover [directeur du FBI – Federal Bureau of Investigation – de 1935 à 1972] a reçu les pouvoirs qui le rendront ensuite célèbre. Franklin Roosevelt, soucieux de combattre le fascisme local, a autorisé l’inculpation et la poursuite des membres de l’extrême droite ainsi que la surveillance de groupes pro-nazis (et, plus tard, communistes).
L’historien Leo P. Ribuffo estime que la décision de Roosevelt de lancer le FBI et Hoover contre l’extrême droite représente « la décision du Brown scare qui a eu le plus de conséquences ». Elle a permis au Bureau de sortir de ce que le journaliste Sanford Ungar a appelé « l’inoffensive obscurité » de la décennie précédente ainsi que d’abroger l’interdiction d’espionnage faite en 1924 (bien que celle-ci n’ait pas entièrement été respectée), accroissant le pouvoir de l’agence tout en le canalisant vers la surveillance politique.
Hoover a demandé au Bureau d’établir un « tableau général » de la subversion fondé sur la directive Roosevelt. Les agents ont constitué des dossiers sur au moins 100’000 personnes et, à la fin de la décennie, Hoover est devenu un interlocuteur privilégié, accédant à la position de pouvoir qu’il occupera jusqu’à sa mort.
Il en est allé de même avec le tristement célèbre House Un-American Activities Committee (HUAC) [« Commission parlementaire sur les activités anti-américaines »]. Bien que l’HUAC ait de nombreux ancêtres avant le milieu des années 1930, l’un des fondateurs clés du comité dans la forme qu’il a prise est le député Samuel Dickstein, un New Deal liberal de New York.
Inquiet devant la montée des nazis, Samuel Dickstein a plaidé, en mars 1934, en faveur de la résolution 198 de la Chambre des représentants, laquelle chargeait un comité spécial d’enquêter sur « l’étendue, le caractère et les objectifs des activités de propagande nazies aux Etats-Unis », ainsi que d’autres formes de « propagande étrangère subversive ». Bien que la part du lion du travail de ce qui sera connu sous le nom de comité McCormack-Dickstein ciblait les fascistes locaux, il s’est aussi consacré à la surveillance des activités communistes suspectes. (Il apparaîtra plus tard qu’à cette époque Dickstein a commencé à communiquer, contre de l’argent, des informations au NKVD sur les fascistes, il s’agissait plus, en pratique, d’une extorsion que d’un espionnage réel.)
Dickstein n’a pas ménagé ses efforts dans le battage sur l’ampleur de la menace du fascisme sur sol américain. Il a, tout d’abord, affirmé posséder une liste de noms d’espions fascistes, dont la longueur changeait en permanence, et accusé, au parlement, des personnes précises, des entreprises et des organisations d’être des sympathisants fascistes – conduisant six personnes mentionnées à signer des déclarations sous serment réfutant l’accusation. Dickstein a répliqué que « si sur les centaines de noms que j’ai épinglés comme étant fascistes et nazis, ou peu importe comment je les ai appelés, seulement six ont déposé une plainte, j’ai fait plutôt un bon job ». Il ne fait pas de doute que Joseph McCarthy [le sénateur du Wisconsin, entre 1950-1954, anima la « chasse aux sorcières » contre tous ceux et celles soupçonnés d’être communistes, de sympathiser avec eux, etc.] tendait déjà l’oreille.
En mai 1938, sous l’insistance de Dickstein et avec le soutien de députés liberals impatients de soumettre les soutiens nazis à une enquête, le comité spécial a été refondu, bien qu’il s’agisse d’un léger lifting. Sa mission – enquêter sur les « activités de propagande anti-américaines » – était désormais plus étendue ; malgré le rôle central joué par Dickstein dans sa relance, il n’a pas été intégré au comité. Son président sera finalement Martin Dies, un Démocrate du Sud anti-immigrant, conservateur et opposé au New Deal.
Sous la présidence de Dies, le comité a tourné son attention presque entièrement contre le communisme plutôt que le fascisme, dans une tentative consciente d’affaiblir le New Deal et le mouvement ouvrier en pleine expansion. Selon Ted Morgan, il est devenu « la première commission parlementaire tirant pleinement parti de son pouvoir de punition en usant d’assignation à comparaître et de citation pour outrage et à même de nuire par insinuations et publicité ». Les citations pour outrage, par exemple, peuvent conduire à des peines de prison. C’est cette version du comité qui s’est par la suite transformée en HUAC et s’emballera au cours des années 1950 [soit un instrument central dudit maccarthysme].
De même, les députés liberals ont soutenu le Smith Act de 1940, connu aussi sous le nom d’Alien Registration Act, rendant illégaux les discours appelant à renverser le gouvernement des Etats-Unis ou l’appartenance à un groupe le prônant. Dickstein était convaincu que la loi pourrait être employée contre l’extrême droite. Les premières poursuites sous cette nouvelle loi ont toutefois été engagées contre 23 membres de la section du Minnesota du Socialist Workers’ Party [3].
Le cas le plus connu, avant la guerre froide, engagé en vertu du Smith Act n’impliquait pas la gauche. Il ciblait de prétendus sympathisants nazis et deviendra le procès pour sédition le plus important de l’histoire des Etats-Unis. Ce procès, connu sous le nom de United States vs. McWilliams, a été le théâtre de l’utilisation d’accusations vagues et peu convaincantes de conspiration ainsi que de preuves faibles, dans ce cas contre un groupe d’antisémites de droite. Le procès s’est rapidement transformé en farce et les accusations ont finalement été abandonnées en 1946.
A quelques exceptions près, la gauche soit s’est tue, soit a applaudi les procureurs. Des personnalités de gauche tels que George Seldes et Michael Sayers ont soutenu le procès et le Daily Worker [l’organe du PC américain] encourageait les procureurs à se montrer plus durs. Dans le New Republic, Heinz Eulau écrivait que l’affaire serait « un des procès les plus sensationnels, mais salutaires, de l’histoire des libertés publiques américaines ». L’ACLU a refusé d’être impliquée, malgré les objections véhémentes de son directeur exécutif.
Nonobstant cet échec, l’affaire est devenue un modèle de poursuites futures contre les communistes lors du deuxième Red Scare maccarthyste. « Bien que s’évanouissant de la mémoire du public, le souvenir du procès en tant que “test” n’a pas quitté l’esprit du ministère de la Justice entre 1946, lorsque l’accusation a été abandonnée, et 1948 lorsque des dirigeants du Parti communiste, lors du cas en 1952 Dennis versus United States [Eugene Dennis, était secrétaire général du PC des Etats-Unis], ont été accusés de sédition par la même loi et avec le même type de preuves. Dans ce cas, des condamnations et des peines d’emprisonnement ont été prononcées », écrivent les sociologues Gary Alan Fine et Terence McDonnell.
Les véritables perdants
Des lois bien intentionnées octroyant aux autorités un pouvoir leur permettant de « nettoyer » les discours qui ne nous plaisent pas peuvent se retourner contre nous. Les lois ciblant les discours de haine dans le monde sont utilisées pour criminaliser des critiques et contestations légitimes. Les mesures contre les « fake news » ont, dans de nombreux cas, fait taire des voix marginales, même celles qui combattent l’extrémisme.
Et, le plus souvent, les voix réduites au silence sont celles de la gauche. Cela fait sens, après tout, les opinions et l’activisme de gauche tendent à être contre les autorités et des structures de pouvoir bien installées, ce qui en fait des cibles claires pour la répression.
Le fascisme et l’extrémisme sont hideux, violents et, dans les pires situations, meurtriers. Mais octroyer un plus grand pouvoir aux autorités afin de réprimer ces mouvements aujourd’hui assure que, demain, ce pouvoir sera utilisé contre la gauche.
Branko Marcetic