Armées de la consigne « Les travailleuses domestiques y sont bien parvenues », les travailleuses du sexe cherchent à obtenir une résolution de l’Organisation internationale du travail (OIT) qui revendique le droit à exercer le travail du sexe au statut d’indépendant et, partant, l’inclusion de ce droit dans les législations nationales des pays d’Amérique latine.
Bien qu’il ne soit pas ouvertement pénalisé dans la plupart des pays de la région, le travail du sexe est de fait criminalisé de diverses façons, à en croire les professionnel(le)s du secteur.
« Ce n’est pas la profession qui fait de quelqu’un une bonne ou une mauvaise personne, tout comme ce n’est pas le métier qu’on exerce qui nous donne de la dignité. La dignité doit venir de nous. On ne cesse de rabâcher que ce travail est indigne, ce à quoi nous répondons : Il n’est pas indigne… Ce qui est indigne, ce sont les conditions dans lesquelles je suis obligée de travailler, ce qui est indigne c’est que le personnel qui doit normalement me prodiguer des soins de santé avec qualité et chaleur humaine discriminent à mon encontre, ce qui est indigne c’est que je paie mes impôts qui servent à payer les salaires des policiers et qu’au bout du compte [ceux-ci] me rouent de coups », dénonce Elena Reynaga, secrétaire exécutive de RedTraSex, un collectif fort de vingt années d’expérience auquel sont affiliées des organisations représentant les travailleuses du sexe dans 14 pays d’Amérique latine.
Le processus d’autonomisation devant conduire à ladite résolution de l’OIT a connu un moment clé le 18 mars dernier lorsque le collectif s’est vu accorder, au terme de cinq années de tentatives infructueuses, une audition thématique devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH).
Au cours de cette audition, ils ont demandé la reconnaissance du travail du sexe, l’intervention des autorités compétentes dans chaque État en réponse à l’impunité des crimes commis contre des travailleuses du sexe et l’attention face à la situation de violence institutionnelle qui les afflige.
Le fait est que la lutte pour la reconnaissance du travail du sexe est marquée par la douleur, c’est ce qui ressort des faits dénoncés par le réseau RedTraSex à la CIDH. Ceux-ci révèlent, par exemple, que 7 travailleuses du sexe sur 10 sont victimes de violence et que dans 9 cas sur 10, elles ont subi cette violence de la main d’agents de l’État. Au niveau des centres de santé, la violence institutionnelle se manifeste sous forme d’actes de discrimination de la part de l’ensemble du personnel.
Dans un communiqué de presse, la CIDH a qualifié l’audition d’historique et « exhorté les États membres à concevoir des normatives et des politiques publiques qui garantissent les droits humains des travailleuses du sexe, y compris des mesures pour protéger leur vie, leur intégrité, leur honneur et leur dignité, de même que pour mettre un terme à la stigmatisation et la discrimination dont elles font l’objet ».
Le « métier » qui continue de diviser
Entre partisans et détracteurs, la reconnaissance du travail du sexe s’affronte aux tiraillements de l’opinion publique. Si d’une part, la reconnaissance du travail du sexe pourrait avoir une incidence positive sur la prévention du VIH et la lutte contre la traite des êtres humains, partant d’une perspective différente, ses détracteurs estiment qu’il va à l’encontre des conquêtes en matière d’égalité hommes-femmes et ne contribue en rien à l’éradication de la traite. Il y a, néanmoins, unanimité sur un point : Il s’agit d’une manière ou d’une autre de protéger les travailleuses du sexe.
Dans un entretien avec Equal Times, le directeur régional d’ONUSIDA pour l’Amérique latine et les Caraïbes, César Núñez, a indiqué qu’il existait des preuves abondantes attestant que la criminalisation du travail du sexe augmentait la vulnérabilité au VIH et autres maladies sexuellement transmissibles : « Craignant d’être identifiées par les autorités et arrêtées, les travailleuses du sexe se tiennent éloignées des services de prévention, de traitement et d’aide aux séropositifs », a-t-il signalé.
Selon Núñez, l’éradication de l’épidémie de VIH à l’horizon 2030 supposera des progrès sur tout le spectre des droits civils, culturels, économiques, politiques, sociaux, sexuels et reproductifs.
D’après ONUSIDA, la probabilité de contagion au VIH est 10 fois supérieure chez les travailleuses du sexe qu’au sein de la population générale. En Amérique latine et dans les Caraïbes, les travailleurs/euses de ce secteur représentaient 6% des nouveaux cas de VIH en 2014.
Pour Larissa Arroyo, avocate spécialisée dans les droits humains et le genre, le travail du sexe doit être éradiqué parce qu’il est basé sur des stéréotypes de genre et le concept de femme en tant qu’objet commercialisé dans des sociétés machistes. Nonobstant, l’experte considère qu’à partir du moment où celui-ci existe, les États doivent s’efforcer de protéger les travailleuses du sexe par le biais de politiques publiques et l’autonomisation centrée sur les droits, tout en leur accordant les meilleures garanties possibles, parmi elles la sécurité sociale et des garanties de travail.
Dépénalisation ou réglementation : Jusqu’où va la reconnaissance des droits ?
La Position d’Amnesty International de 2016 relative à l’obligation des États de respecter, protéger et mettre en œuvre les droits humains des travailleuses et travailleurs du sexe appelle instamment les États à réglementer le travail du sexe par le biais de « lois générales régissant les autres activités commerciales ou pratiques en matière d’emploi, ou de règles spécifiques au travail du sexe », mais se garde de prendre position sur la nécessité ou non d’une reconnaissance par les États du travail du sexe comme une forme de travail à part entière.
Ce document clarifie le fait que la dépénalisation et la réglementation sont deux thèmes distincts. La dépénalisation vise à ce que les travailleuses et travailleurs du sexe aient accès à des conditions de travail équitables, de même qu’à la protection et au respect de leurs droits humains, bien qu’elle ne prévoie pas de dispositions légales spécifiques et admet que l’activité puisse être pénalisée au nom des droits humains.
Consultée à ce propos, l’OIT garde ses distances dans le débat. Dans une communication adressée à Equal Times, Horacio Guido, directeur de la Commission de l’application des normes, a indiqué qu’il n’incombait pas à l’OIT de prendre position sur si « les pays doivent ou non légaliser la prostitution ».
La où l’OIT prend clairement position, ajoute-t-il, « c’est lorsqu’elle maintient que la prostitution infantile constitue une violation grave des droits humains et une forme intolérable de travail des enfants (Convention 182) ; et que la traite des personnes (…) à des fins d’exploitation sexuelle représente, de plus en plus, une préoccupation de portée internationale et requiert des mesures urgentes en vue de son élimination effective (Protocole de 2014 à la Convention 29). »
À ces références ponctuelles de l’OIT au travail et aux travailleurs/euses du sexe vient s’ajouter la Recommandation n° 200 sur le VIH et le sida et le monde du travail 2010. Les libellés « travailleur/euse du sexe » et « travail du sexe » ont, tous deux, été supprimés des ébauches préparatoires, étant entendu que le texte incluait déjà « tous les travailleurs, quelles que soient les formes ou modalités de travail et quels que soient les lieux de travail » et « tous les secteurs d’activité économique, y compris les secteurs privé et public, l’économie formelle et informelle ».
Également consultée sur la position de l’ONU, Alda Facio, du Groupe de travail du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies chargé de la question de la discrimination contre les femmes dans la législation et dans la pratique, s’est gardée de se prononcer à ce sujet.
On voit en ce moment déferler une vague de criminalisation visant les travailleuses du sexe, attribuable à des questionnements sur la limite entre le travail indépendant du sexe et la traite. Aux yeux des travailleuses, derrière cette polémique se cache la corruption qui entoure leur travail et les tentacules des personnes qui tirent profit de leur clandestinité.
RedTraSex a dénoncé le fait que les profits implicites vont bien au-delà des proxénètes et des groupes organisés et que les dividendes parviennent jusqu’aux échelons supérieurs et inférieurs de la police. Ils expliquent, par exemple, que sous couvert de la lutte contre la traite, les policiers appréhendent les travailleuses du sexe et les dépouillent de leurs effets personnels et de leurs revenus – et ce en sachant qu’elles exercent leur travail en tant qu’indépendantes dès lors que les travailleuses du sexe victimes de la traite n’auraient normalement pas accès à ces biens. Toujours d’après ce réseau, des fonctionnaires publics, des politiciens et d’autres figures seraient impliqués dans les bénéfices directs ou indirects dérivés du brouillage des lignes entre la traite et le travail du sexe.
Tandis que les uns se taisent et les autres dénoncent, Reynaga appelle à la réflexion : À qui profite la clandestinité ? À qui profite la prohibition du travail du sexe ?
Daniela Araya
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