« Je saisirai chaque occasion de réduire l’empreinte en opérations dès lors qu’elle ne se justifie pas. » Le chef d’état-major des armées françaises, le général François Lecointre, a pour mission de réformer des forces « éreintées », et il veut d’abord tordre le coup à un préjugé : « Je ne supporte pas qu’on dise que les armées s’entretiennent en opérations pour le plaisir de payer des indemnités de service en campagne à leurs soldats ou pour justifier leur existence. Dès que je pourrai, je diminuerai », a-t-il indiqué, jeudi 6 septembre, devant l’Association des journalistes de défense.
Un an après avoir pris ses fonctions dans « les conditions délicates » de la démission de son prédécesseur, Pierre de Villiers, le général rend publiques ses orientations stratégiques. La révision – « modulation », dit-il – des opérations extérieures en fait partie.
« Les dépendances croisées ne nous permettent plus de choisir nos combats. Nous avons de moins en moins le choix de nos engagements », avait indiqué le général, en juillet. Mais le but est de « retrouver des marges de manœuvre permettant de faire face à d’éventuels engagements nouveaux [car] nos armées atteignent déjà les limites de leurs capacités avec 30 000 hommes en situation opérationnelle, ce qui n’est pourtant pas un niveau historiquement élevé », a-t-il rappelé devant la commission de la défense de l’Assemblée nationale, où il a été auditionné, en juillet – le compte rendu a été publié le 4 septembre.
« Aujourd’hui, la masse de nos armées est plus réduite que jamais, et cela n’aura pas changé en 2025. » La loi de programmation militaire 2019-2025 prévoit d’atteindre un budget annuel de 50 milliards d’euros courants. « Certes, à l’issue de la programmation militaire qui s’ouvre, notre armée ne sera plus éreintée, sous-équipée, sous-dotée, et sous-entraînée comme aujourd’hui, explique-t-il. Mais elle restera une armée de temps de paix. Reste à savoir si elle sera alors capable d’être engagée sur plusieurs théâtres dans des conflits peut-être plus violents et en tout cas très différents de ceux d’aujourd’hui. »
L’année qui vient sera ainsi celle « d’un changement important pour l’opération “Chammal” », qui mobilise un millier d’hommes en Irak et en Syrie. Pour l’heure, les armées « se tiennent prêtes à conduire des frappes en Syrie parce que le président [Emmanuel Macron] a maintenu cet ordre si jamais l’arme chimique venait à nouveau à être employée » par le régime de Bachar Al-Assad lors de la bataille d’Idlib, le dernier bastion rebelle du pays.
Jusqu’à la « fin du califat, physique, de Daech, prévue à la fin de l’automne, nous continuerons d’être actifs ». Membres de la coalition internationale menée par les Etats-Unis, les Français conduisent des missions aériennes depuis la Jordanie, ainsi que des actions d’appui au sol des forces kurdes dans le nord syrien, des opérations d’artillerie à la frontière de l’Irak et, en bilatéral, des formations auprès de l’armée de Bagdad.
« La difficulté est le tempo »
A la fin de l’année, la question de la fermeture de la base française projetée en Jordanie se posera. Tout comme celle du maintien des missions de formation qui pourraient être transférées à l’OTAN si le gouvernement irakien retient cette proposition des Occidentaux. En outre, les Etats-Unis pourraient conserver une force antiterroriste sur l’ensemble de la région « avec quelques partenaires aptes et volontaires », et la France devra se prononcer sur une éventuelle participation. « On verra. Les redéploiements sont soumis aux décisions du président de la République et tiennent compte de la situation sur zone. »
Au Sahel (4 500 militaires) de la même façon, « la France doit rassurer ses partenaires en les assurant de sa présence à long terme », dit le général Lecointre, mais « l’opération prendra des formes différentes au gré de la montée en puissance des acteurs locaux ». A la frontière du Niger et du Mali, où se concentraient les groupes armés, les opérations ont porté leurs fruits, assure-t-il, mais la situation se dégrade au centre du Mali et au nord du Burkina Faso.
« Mon souci est d’arriver à faire monter en puissance des actions de développement économique et humanitaire, et j’ai du mal à le faire, admet le général. La difficulté est le tempo des uns et des autres. Nous faisons des efforts pour planifier le plus longtemps possible à l’avance nos opérations, le partager avec l’Agence française de développement et le ministère des affaires étrangères pour faire en sorte que leurs projets arrivent à maturité quand nous aurons produit du résultat. »
L’état-major compte sur ses partenaires européens, d’abord les Allemands. A Paris, devant les patrons du Medef, le 28 août, note-t-il, le vice-chancelier, Olaf Scholz, a parlé de défense européenne pendant la moitié de son discours.
« Nous avons une vraie opportunité pour que nos différences de culture s’amoindrissent et pour développer des capacités d’intervention, estime le général Lecointre. Les Allemands sont très attachés à la défense collective, et, avec des Etats-Unis qui penchent pour des relations bilatérales avec les Européens, nous avons intérêt à réaffirmer la force de l’alliance de l’OTAN. »
« Singularité militaire »
Mais si les forces françaises font « la preuve de leur excellence opérationnelle », selon lui, celle-ci a trouvé ses limites. Les réformes des dix dernières années ont « progressivement affaibli les armées par l’adoption de modes d’organisation et de fonctionnements civils faite sous contrainte forte de la revue générale des politiques publiques », affirme le général Lecointre. En 2011, les nouvelles bases de défense ont privé le commandement de la responsabilité de ses soutiens logistiques et de ses équipements. « Cela nous a fait perdre la cohérence du commandement, l’autonomie et la capacité à durer en cas de crise. Il ne s’agit pas de développer une nostalgie pour un ordre ancien, mais de réaffirmer les principes qui fondent depuis toujours l’efficacité des armées », précise le chef d’état-major.
Il évoque la défaite de Sedan, en 1870, pour « corriger les excès » de cette organisation. C’est d’un vieux document, fondamental, qu’il a parlé au chef de l’Etat : le rapport Léon Bouchard, qui avait réorganisé les armées après le désastre. La République avait alors concédé que les généraux devaient avoir une autorité suffisante sur les directeurs de services pour réussir, créant des corps d’armée permanents avec leurs troupes et leurs matériels.
Le général Lecointre veut redonner des prérogatives à tous les échelons de la hiérarchie et réaffirmer « la singularité militaire » parmi les administrations de l’Etat. Les soldats devront en effet être bichonnés car l’année 2019 sera pour eux celle de tous les dangers, avec le lancement simultané du logiciel de la paie succédant au désastreux Louvois, d’une nouvelle politique de rémunération, du prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu et de la réforme des retraites.
Nathalie Guibert