Ce devrait être la version la plus impressionnante du rituel désormais bien rodé des exercices militaires russes grandeur nature. Du 11 au 15 septembre, l’édition Vostok (« Est ») 2018 impliquera sur le terrain 297 000 militaires, 1 000 avions, hélicoptères et drones, 36 000 chars, blindés et véhicules d’artillerie ainsi que 80 navires, selon Valeri Guerassimov, chef de l’état-major russe, qui présentait à Moscou, jeudi 6 septembre, les grandes lignes de l’opération. De quoi surpasser l’exercice Zapad (« Ouest ») 1981, réalisé à l’époque soviétique par les forces du pacte de Varsovie et resté jusqu’ici inégalé.
« Il y aura comme un air de Zapad 1981, mais en plus imposant, d’une certaine manière, s’est réjoui le 28 août le ministre de la défense Sergueï Choïgou. Imaginez 36 000 engins militaires se déplaçant en même temps, des chars, des blindés, des véhicules d’artillerie, de transport de troupes, et tout cela dans des conditions aussi proches que possible d’une situation de combat ! » Cinq champs de manœuvre ont été définis de la Sibérie à l’Extrême-Orient russe. Prévus en deux étapes, les « jeux de guerre » débuteront près de Tchita, une ville russe située à 200 kilomètres de la frontière chinoise, dans la région de Transbaïkalie, où 3 200 militaires de l’armée populaire de Chine se joindront aux manœuvres.
« 900 unités, 30 avions et hélicoptères ont été transférés en Russie », a précisé l’attaché militaire chinois à Moscou, le général Kui Yanwei, présent, jeudi, à la tribune au côté du chef d’état-major russe, en décrivant une « expérience inestimable (…) qui contribuera certainement à la paix et à la stabilité dans la région ».
« Vérifier le niveau de préparation »
Ce n’est pas la première fois que les deux pays se livrent à des exercices militaires conjoints. Le premier, baptisé « Mission de paix », avait eu lieu en août 2005 dans la baie du Shandong avec des unités terrestres, maritimes et aériennes. D’autres ont suivi. Mais par son ampleur, et par ses missions qui miment la guerre sous toutes ses formes, y compris bactériologique, Vostok 2018 se distingue. Quelque 180 médias étrangers ont été accrédités, selon le ministère de la défense russe, et 91 observateurs de 57 pays conviés.
Pékin se veut rassurant. Les manœuvres conjointes ne doivent pas être « mal interprétées », expliquait le China Daily le 31 août, mettant en avant « une pratique habituelle pour la Chine et la Russie ». Simplement, cette fois, les exercices se font « à plus grande échelle ». D’après une source militaire citée par les médias chinois, il s’agit, aussi, pour l’armée chinoise de bénéficier de « l’expérience russe acquise en Syrie ».
POUR LE KREMLIN, LE PLUS IMPORTANT EST DE DÉMONTRER QUE LA RUSSIE N’EST PAS ISOLÉE SUR LES PLANS DIPLOMATIQUE ET MILITAIRE
Même tonalité chez le général d’armée Guerassimov qui ne voit « rien de sensationnel » dans ce déploiement de forces auquel se joindra également, à une échelle moindre, la Mongolie. « Le but principal des manœuvres, a-t-il affirmé, est de vérifier le niveau réel de préparation des unités qui ne peuvent être évaluées que lors d’exercices à l’échelle appropriée. »
Fait inhabituel cependant, les forces armées russes de la région Centre (la Russie est divisée en cinq grandes régions militaires) participeront aux opérations dans l’Est, pour jouer le rôle des méchants. Aucune unité n’utilisera « l’uniforme, ou l’armement de l’OTAN », a tenu à préciser Alexandre Fomine, vice-ministre de la défense, ni même ne pratiquera l’anglais « pour imiter l’ennemi, contrairement à ce que font nos collègues de l’OTAN ». « Ces manœuvres, a encore assuré Valeri Guerassimov, ne sont pas dirigées contre un autre pays et sont conformes à notre doctrine militaire qui est de nature défensive. »
Les précédents exercices Zapad de septembre 2017, conjoints avec la Biélorussie, analysés par l’OTAN comme une « préparation pour une guerre majeure avec un ennemi à parité », avaient provoqué les réactions alarmistes des pays baltes et de la Pologne. Cette fois, les inquiétudes s’expriment un peu moins en Europe, du fait de l’éloignement du théâtre des opérations, qu’aux Etats-Unis ou au Japon. « Nous envisageons de suivre de près la participation de la Chine aux plus grandes manœuvres russes de cette année », a déclaré le directeur du renseignement national américain, Dan Coats. Au moment même où Moscou exposait le déroulé de ses prochaines manœuvres, des exercices militaires communs entre l’Inde et les Etats-Unis étaient annoncés pour 2019.
Portée politique
Tokyo observe également de près les mouvements qui se dérouleront, pour une partie d’entre eux, dans la mer d’Okhotsk, tout près de ses côtes. Fait rarissime, le chef d’état-major Guerassimov ayant accepté, jeudi, de répondre à quelques questions lors de la présentation de Vostok 2018, l’attaché militaire japonais s’est ainsi enquis de l’existence de manœuvres à proximité des îles Kouriles, objet de discorde avec son voisin russe. « Aucune action militaire dans cette région », lui a répondu sur un ton catégorique son interlocuteur.
Pour Mathieu Duchâtel, spécialiste de la Chine et des questions de défense au think tank ECFR, les manœuvres russo-chinoises ont surtout une portée politique. « Depuis 2015, année où Xi Jinping a assisté à la parade militaire à Moscou en mai et où Poutine a participé à celle de Pékin en septembre, les relations se sont intensifiées, souligne-t-il. Après des années d’hésitation, Poutine a vendu aux Chinois les missiles S-400 et les chasseurs Soukhoï 35. Mais le plus important, c’est la convergence idéologique entre les deux pays. Alors que le budget militaire américain pour 2019 évoque explicitement le danger que constituent la Russie et la Chine, ces deux pays indiquent aux Etats-Unis qu’ils entendent lui apporter une réponse commune. »
Aux yeux du Kremlin, le plus important est de démontrer que la Russie n’est pas isolée, aussi bien sur le plan diplomatique que militaire. Depuis l’instauration des sanctions occidentales contre Moscou, en réaction au conflit en Ukraine, Vladimir Poutine n’a cessé de brandir la perspective d’un partenariat renforcé avec son voisin chinois. Le 11 et le 12 septembre, le chef du Kremlin et le président chinois, Xi Jinping, devraient d’ailleurs se retrouver à l’ouverture prévue en parallèle du sommet économique de Vladivostok.
La relation, cependant, reste très déséquilibrée. Avec un PIB évalué à 1 500 milliards de dollars (1 300 milliards de dollars) par le Fonds monétaire international, la Russie reste un nain économique par rapport à la Chine, dont le PIB atteint 12 000 milliards de dollars. Sur le plan militaire aussi, la comparaison est désavantageuse. Le budget de l’armée nationale de libération chinoise, hors dépenses pour la recherche et le développement, est quatre fois plus élevé que celui des forces russes : 228,2 milliards de dollars contre 55,3 milliards de dollars selon les données de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm.
Frédéric Lemaître (Hong-Kong envoyé spécial) et Isabelle Mandraud (Moscou, correspondante)