C’était l’un des engagements de Marine Le Pen dans son dessein de “remettre la France en ordre, en cinq ans” - spoiler : ça n’a pas trop fonctionné. Au point 97 de son programme pour l’élection présidentielle de 2017, la patronne du Front national appelait à “renforcer l’unité de la nation par la promotion du roman national et le refus des repentances d’Etat qui divisent” dans le cadre de l’enseignement de l’histoire. Une telle proposition n’est pas très étonnante à l’heure où MLP n’hésite pas à affirmer - à tort évidemment - que “la France n’était pas responsable” dans la rafle du Vél d’Hiv de 1942 [1]. Il n’empêche : la promotion d’une histoire de France magnifiée par “ses grands hommes” et “où le souffle héroïque et l’amour patriotique du peuple sont entièrement assumés” est souvent présentée comme un préalable nécessaire à l’attachement des citoyens à la nation française (car, ne l’oublions jamais : nous sommes la nation française) [2].
C’est cette “genèse et l’institutionnalisation de cette croyance dans les vertus de l’enseignement du roman national” et “la nature et les finalités des débats autour de cette question” que l’enseignante Laurence de Cock donne à voir - et critique - dans Sur l’enseignement de l’histoire (éd. Libertalia). Dans cet ouvrage très documenté et didactique, l’historienne, que l’on aperçoit régulièrement dans les vidéos des Détricoteuses du site d’information Mediapart [3], retrace l’histoire de la discipline depuis le XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. Programmes, pratiques et autres controverses autour de la question y sont ici décortiqués de façon à porter une réflexion sur le temps long sur le sujet de l’instrumentalisation de l’histoire à des fins politiques.
“Réinterprétation de l’histoire”
Car ce que montre l’auteure est d’abord que les débats actuels ne sont pas, justement, si contemporains : ils ne sont que la continuation d’enjeux discutés depuis les origines mêmes de l’école… mais exacerbés depuis une trentaine d’années par le contexte politico-médiatique ambiant. Si le terme “roman national” n’a réellement été institutionnalisé qu’en 1992 via la publication de l’ouvrage Lieux de mémoire de Pierre Nora, lui-même se référant au livre de Paul Yonnet, Voyage au centre du malaise français - L’antiracisme et le roman national, c’est en fait avant même le Second empire que “l’histoire est pétrie d’une dimension politique”.
Des manuels scolaires d’un Ernest Lavisse [4] - parfois injustement caricaturé selon l’historienne, par ailleurs critique des valeurs véhiculées par ses livres - à la “réinterprétation de l’histoire” initiée par l’historien Augustin Thierry dans son livre Une histoire des Gaulois en 1828 (coucou Sarko), l’enseignement de l’histoire se pare d’atours “moraux et patriotiques”, d’autant qu’il est “fortement corrélé à celui de l’instruction civique”. La Commune de Paris, en 1871, enjoint aussi les autorités à la “construction d’un récit unitaire et réconciliateur” tandis que l’enseignement de la politique coloniale de la France - ou celle visant à “homogénéiser la culture nationale” en lissant le poids des cultures locales à l’école par exemple - participent également de ce phénomène. A cela s’ajoutant le fait que “le système scolaire français est intrinsèquement marqué par la sélectivité, l’élitisme et la méritocratie” dès ses débuts, cf. l’accès au secondaire à la base réservé à une minorité.
L’histoire “mise sous surveillance pédagogique”
Si la Première guerre mondiale et ses boucheries “touchent l’école dans son patriotisme”, c’est la Shoah et l’extermination de millions de Juifs qui va initier la première vraie remise en question de l’enseignement français, l’histoire en particulier. “L’école est interpellée à l’échelle de tous les acteurs de la guerre pour comprendre à la fois le rôle qu’elle a pu jouer dans la banalisation et la consensualisation de croyances et convictions criminelles”, écrit Laurence de Cock, qui relaie une interrogation répandue à l’époque : “L’enseignement de la supériorité de la race blanche n’avait-il pas aussi contribué au crime ? Et, surtout, comment éviter que le drame ne se reproduise ?”
Un projet de refondation de l’école est lancé, notamment sous l’impulsion des historiens de l’Ecole des Annales, critiques du roman national. Un de ses piliers, Fernand Braudel, procède à une réécriture « souvent montrée comme emblématique d’une modernisation de l’histoire scolaire » du programme de terminale, en 1957. Il sera finalement supprimé en 1969. En fait, comme le raconte l’auteure, les années 1950-60 marquent pour l’enseignement de l’histoire une période dont il semble qu’elle “ait pu être qualifiée de ‘crise’” : “Elle semble comme mise sous surveillance pédagogique”, “prise dans plusieurs contradictions” et “peine à s’ajuster aux enjeux de la démocratisation”. Son “potentiel politique, pour le meilleur comme pour le pire”, est désormais connu. De quoi faire de la période un moment de débats et de militantisme dans le domaine éducatif.
“Discours alarmistes” des “porte-parole des débats publics”
En 1975, le collège unique est adopté. Lors des Trente glorieuses, des immigré-e-s coloniaux et post-coloniaux sont arrivés en France. C’est à ce moment-là que “l’école républicaine retrouve l’une de ses premières tensions du XIXe siècle : comment fabriquer de l’homogénéité à partir de la pluralité culturelle ?” Une question qui n’a donc en fait jamais cessé d’être débattue, mais qui, dans le contexte des années 1980 - questionnements identitaires, “construction administrative de l’immigration comme ’problème’”, politisation à outrance, début de la médiatisation de l’histoire à la télé (les émissions d’Alain Decaux par exemple, on pourrait maintenant penser à Stéphane Bern)… - va prendre une autre ampleur. Ce sont ces mêmes tensions qui agitent toujours l’école républicaine aujourd’hui - exacerbées par les attentats de 2015 - alors même que, pour Laurence de Cock, la réalité des salles de classe serait très différente des “discours alarmistes” tenus par les “porte-parole des débats publics”.
“La grande absente de l’écriture scolaire de l’histoire reste la dimension sociale, ou la place de l’ordinaire”
Aussi l’historienne appelle-t-elle, dans la veine du collectif d’enseignants d’histoire-géographie Aggiornamento [5], qu’elle a co-fondé, à la promotion d’une “histoire émancipatrice” ou “comment réfléchir à une histoire qui agirait comme tremplin d’un rapport critique au monde d’abord, puis d’une prise de conscience par les élèves de leur place à occuper en tant qu’acteurs de ce même monde”. Pour résumer, “de prendre acte du potentiel politique de l’enseignement de l’histoire, non pas dans le sens d’un endoctrinement piloté des coulisses ministérielles, mais en assumant et réhabilitant son potentiel mobilisateur dans l’accompagnement d’une responsabilité politique au présent et à l’avenir”.
“Un roman de gauche n’est pas plus souhaitable qu’un roman de droite”
Et si Laurence de Cock n’a jamais caché son engagement à gauche, elle rappelle que “les demandes de changement de contenus ne peuvent pas se contenter d’un procédé de substitution”, et qu’“un roman de gauche n’est pas plus souhaitable qu’un roman de droite”. Les propositions du collectif : une histoire plus inclusive et représentative de l’ensemble des élèves, plus articulée autour de son pendant économique et social, et qui interrogerait ses acteurs, “la grande absente de l’écriture scolaire de l’histoire [restant] la dimension sociale, ou la place de l’ordinaire”. En somme, “une histoire au service d’un monde plus juste et plus égalitaire bâti par des acteurs et actrices anonymes, animés par la conviction qu’ils et elles ont un rôle à y tenir, eux aussi”.
Amélie Quentel
Sur l’enseignement de l’histoire, Laurence de Cock, éd Libertalia, 329 p, 17€