ÎLE DE SADO ENVOYÉ SPÉCIAL
C’était le 12 août 1978, en fin de journée, sur la route de la côte, à la sortie de la bourgade de Mano. Partie faire des emplettes avec sa mère, Hitomi Soga a été agressée à quelques centaines de mètres de sa maison, jetée dans un sac, et s’est retrouvée à fond de cale d’un bateau voguant vers la Corée du Nord. Aujourd’hui, Mme Soga est revenue à Sado, île de la mer du Japon, au large de Niigata. Sa mère n’est jamais réapparue. Alors âgée de 19 ans, Mme Soga faisait des études d’infirmière. Elle fut l’une des victimes des agents nord-coréens qui, dans les années 1970-1980, kidnappèrent des Japonais. Quatre ans après le retour de cinq d’entre eux, dont elle faisait partie, l’affaire des enlèvements continue à susciter dans l’opinion nippone une émotion outragée.
A partir du témoignage de Mme Soga, la police a récemment identifié un agent nord-coréen - une femme - qui paraissait diriger l’opération à bord du bateau : Kim Myong-suk. Un mandat d’arrêt international a été lancé par Interpol. Agée aujourd’hui de près de 80 ans, l’espionne se trouverait en République populaire démocratique de Corée (RPDC).
Lors de la visite à Pyongyang du premier ministre japonais Junichiro Koizumi, en 2002, le régime nord-coréen a reconnu 13 cas d’enlèvements qui avaient été mis par le « dirigeant suprême » Kim Jong-il sur le compte d’agents « trop zélés ». Pyongyang n’a donné aucune explication à ces enlèvements mais selon les kidnappés qui sont revenus, ils étaient utilisés pour former des espions destinés à être envoyés au Japon. Par la suite, d’autres cas se sont ajoutés. Tokyo vient d’en adjoindre un 17e à la liste officielle : une jeune femme du département de Tottori (mer du Japon), Kyoko Matsumoto, 29 ans, disparue en octobre 1977. Un mois plus tard, à Niigata, une fillette de 13 ans, Megumi Yokota, était enlevée à son tour.
A Sado, petite île à la côte rocheuse et au paysage sévère en hiver qui fut un lieu d’exil du temps des shoguns, tout le monde connaît la triste destinée de la famille Soga. Et à Mano, n’importe qui indique sa maison et le lieu de l’enlèvement. Mme Soga vit avec son mari, Charles Jenkins, un ex-sergent de l’armée américaine qui déserta en janvier 1965 et passa en Corée du Nord en traversant la zone démilitarisée qui sépare les deux Corées. Il espérait ainsi échapper à la guerre au Vietnam et pouvoir gagner l’Union soviétique. En fait, il allait vivre près de quarante ans en Corée du Nord. C’est là qu’il rencontra sa future femme. Il ne put quitter le pays, avec ses deux filles, qu’en 2004 - officiellement pour ramener sa femme qui avait été autorisée deux ans plus tôt à revenir au Japon avec quatre autres enlevés. En fait, toute la famille resta dans l’Archipel.
Agé de 66 ans, Charles Jenkins travaille au Musée de l’histoire et des légendes de Sado où, vêtu d’une veste traditionnelle japonaise, il vend des boîtes de gâteaux locaux aux visiteurs sur lesquelles il colle le ruban bleu symbolisant la mer du Japon - entre l’Archipel et la Corée -, qui est l’emblème du Mouvement pour le retour des victimes des enlèvements.
Auteur d’un livre à succès sur sa saga, publié en japonais, Charles Jenkins est l’Américain le plus connu du Japon. Bien qu’ils remontent à plus d’un quart de siècle, les enlèvements restent une manne pour les médias nippons : émissions de télévision, livres et articles qui se succèdent à un rythme impressionnant véhiculent peu de faits nouveaux mais entretiennent l’émotion.
Récemment, un film documentaire sur le sort de la petite Megumi (qui, selon le régime nord-coréen, serait morte dans un hôpital psychiatrique à Pyongyang) a eu un énorme succès. Réalisé par deux journalistes américains, Abduction : Megumi Story (Enlèvements : l’histoire de Megumi) présente la lutte opiniâtre des parents de la fillette pour savoir ce qui lui est arrivé. A Niigata, il y a quelques jours, une campagne de signatures avait été organisée dans le cadre de la « semaine nationale des enlevés » pour exiger de la Corée du Nord que la lumière soit faite sur le sort des disparus.
Pour Pyongyang, l’affaire s’est terminée avec le retour des cinq survivants et de leurs enfants ainsi que l’envoi des cendres de Megumi - qui, selon un examen de l’ADN pratiqué par les Japonais, ne sont pas les siennes... Les autres disparus, affirment les autorités nord-coréennes, sont morts ou n’ont jamais été enlevés.
Au Japon, l’affaire des kidnappés a des implications politiques et diplomatiques qui peuvent sembler disproportionnées : elle a pris autant d’importance que la possession par Pyongyang de l’arme nucléaire et de missiles balistiques. Le premier ministre, Shinzo Abe, a construit son image politique en prônant la fermeté vis-à-vis de Pyongyang. « Je m’engage à faire de cette question la priorité de mon administration », avait-il déclaré en accédant à ses fonctions. Et Tokyo insiste pour que cette question soit traitée dans le cadre des pourparlers à six (Chine, deux Corées, Etats-Unis, Japon, Russie). « Tant que la Corée du Nord ne fera pas preuve de sincérité sur la question des enlevés, nous continuerons à exercer des pressions », a déclaré M. Abe.
Une commission spéciale auprès du premier ministre est chargée de suivre l’affaire des enlevés et le ministre de l’intérieur et des communications a récemment donné instruction à la chaîne de radio publique NHK de consacrer davantage d’émissions à cette question sur son réseau à ondes courtes - une intervention sans précédent qui a suscité de vives protestations et des interrogations sur l’indépendance de la NHK. Celle-ci a reconnu avoir consacré au cours des neuf premiers mois de l’année près d’un tiers des informations de ses émissions destinées à l’étranger aux kidnappés. Ajouté début novembre à la liste officielle des enlevés, le 17e cas ne comporte aucun élément nouveau, mais il a bénéficié d’une intense couverture médiatique et suscité un regain d’émotion dans l’opinion avec la présentation de sa mère de 83 ans serrant dans ses mains un pull-over que sa fille lui avait tricoté.
Bien qu’il n’y ait pas eu de cas connu de kidnapping depuis 1987, les affaires passées sont présentées comme si la sécurité de chaque Japonais pouvait être directement menacée. « Oui, j’aurais pu être victime d’un enlèvement comme Mme Soga », dit, avec un sourire contrit, une restauratrice de Mano, sur l’île de Sado.