A perte de vue, des milliers de blindés recouvrent la plaine. La colonne s’étire sur plus de 3 km. Au sud de la Sibérie orientale, dans la région de Transbaïkalie, la Russie a lancé sur son territoire, jeudi 13 septembre, des exercices militaires conjoints avec un partenaire de choix, la Chine, dans le cadre des plus grandes manœuvres militaires de son histoire baptisées « Vostok » (« Est ») 2018.
Quelque 3 200 soldats, 50 unités de combat, 3 avions et 15 hélicoptères de l’armée populaire chinoise ont traversé la frontière, distante de moins de 200 km, pour rejoindre au combat, en une seule journée, 25 000 hommes, 200 unités, 88 avions et 33 hélicoptères russes. C’est la guerre, ou du moins sa représentation. Une guerre contre un ennemi imaginaire que Vladimir Poutine, arrivé sur place en hélicoptère, a décrite sans « plans agressifs ».
Lorsque la colonne s’ébranle, sous les yeux du chef du Kremlin, des attachés militaires étrangers présents en nombre, et des dizaines de journalistes acheminés eux-mêmes par des Mi-26, des hélicoptères de transport de troupes, une fanfare éclate qui entonne bientôt l’air de Katioucha, une chanson soviétique devenue traditionnelle.
Le défilé commun, russe et chinois, auquel participent également des militaires de la Mongolie toute proche, prend alors des allures de revue sur la place Rouge en rase campagne, à plus de 4 700 km de Moscou. Mais par son ampleur, et la présence de l’armée de Pékin, l’exercice n’a pas d’équivalent.
Fracas assourdissant
Sur le polygone Tsougol, un terrain d’entraînement de 50 km sur 50, dans un décor de fortins camouflés et de murs d’enceinte érigés en plein champ, des tentes alignées au cordeau forment le QG chinois, au-dessus duquel flotte le drapeau national fiché en terre russe. Au pied des tribunes officielles, des affiches proclament en deux langues « l’amitié au service de la paix », comme autrefois l’amitié entre les peuples. Le décor de la coopération est ainsi planté.
Mais jeudi, les militaires russes et leurs alliés du jour se sont surtout livrés à une spectaculaire démonstration de puissance. « Ce déploiement, qui équivaut à celui d’une ou deux divisions, est vraiment impressionnant, c’est clairement un message de force », acquiesce l’attaché militaire adjoint français, le colonel Pierre-Marie Lejeune, un peu ébahi par une telle concentration de matériel dans une région aussi reculée, grande comme trois fois la France. Tchita, la ville la plus proche, est à 150 km.
« Les Russes, poursuit le Français, ont un vrai savoir-faire en matière de logistique. Et ils disposent de tout le panel en équipement militaire, nucléaire, biologique et chimique, l’artillerie lourde, l’aviation… » Démonstration venait d’être faite avec, en prélude au défilé, un simulacre de combats terrestres et aériens.
Dans un fracas assourdissant, les chars russes et chinois se sont lancés à l’assaut du terrain labouré d’ornières. Puis les avions chasseurs et les hélicoptères sont entrés de concert en action. Secouée par une succession de tirs et d’explosions, la terre a tremblé tandis qu’une odeur âcre emplissait l’air. La « bataille », quoique classique dans sa forme, a duré près de cinquante minutes. Mais contre qui ?
L’ANCIENNE RIVALE COMMUNISTE CHINOISE EST DEVENUE L’INSTRUMENT PRIVILÉGIÉ DE LA REVANCHE POUTINIENNE CONTRE LES SANCTIONS, L’OCCIDENT ET L’OTAN
« Notre devoir devant la patrie – je m’adresse ici aux militaires russes – est d’être prêts à défendre la souveraineté, la sécurité et les intérêts nationaux de notre pays et, le cas échéant, à soutenir nos alliés », a déclaré Vladimir Poutine, en adoptant volontairement une attitude moins belliqueuse que ses généraux.
Quelques heures à peine avant le début des opérations Vostok2018, le vice-ministre de la défense, Andreï Kartapolov, cité par le journal Kommersant, s’était en effet montré plus explicite. « Nous le faisons pour que nos “partenaires” [comprendre : l’Occident] puissent voir ce dont nous sommes capables (…) sur n’importe quel théâtre de guerre. Et croyez-moi, ils vont recevoir le message. »
Cinq sur cinq, sans doute. Longtemps, la Chine a représenté aux yeux de la Russie la principale menace à l’est. Les deux pays partagent l’une des frontières les plus longues du monde, 4 200 kilomètres, et les conflits ont été nombreux par le passé, donnant même lieu, en 1969, à des accrochages meurtriers.
Mais aujourd’hui, l’ancienne rivale communiste est devenue l’instrument privilégié de la revanche poutinienne contre les sanctions, contre l’Occident et l’OTAN. Avec des accents d’hier retrouvés, le président russe a même commencé son allocution pour le défilé militaire par un vigoureux « Chers camarades », tandis qu’à ses côtés le ministre de la défense chinois se tenait raide comme un piquet.
Des blinis et un verre de vodka
Aux yeux de Moscou, Xi Jinping n’est pas un dirigeant concurrent sur la scène internationale qui cherche de plus en plus à affirmer ses ambitions militaires mais un précieux partenaire – sans guillemets cette fois – qu’il convient de choyer. A la veille des manœuvres à Tsougol, le président chinois était ainsi l’hôte de Vladimir Poutine au sommet économique de Vladivostok, dans l’Extrême-Orient russe, où les deux hommes se sont mis en scène en train de préparer des blinis et de trinquer avec un verre de vodka. Chacun y trouve son compte face à l’imprévisible Amérique de Donald Trump.
A la tribune qui surplombait, jeudi, le champ de manœuvres, le chef du Kremlin, maître d’œuvre des opérations, avait de quoi exulter. La coopération militaire avec l’autre puissance régionale, également membre du Conseil de sécurité de l’ONU s’est non seulement parfaitement déroulée, mais Tsougol a aussi revêtu les aspects d’un gigantesque « showroom » pour ventes d’armes russes.
Un complément jugé utile à l’expérience acquise en Syrie déjà utilisée comme une vitrine de ses capacités et de son « savoir-faire ». Car, malgré les importants efforts de modernisation entrepris ces dernières années dans l’armée russe, l’écart technique, et surtout budgétaire, se creuse toujours avec les Etats-Unis.
Samedi, les manœuvres devaient se poursuivre, avec la marine russe uniquement cette fois, au large de Vladisvostok. Au total, l’ensemble des exercices Vostok2018 qui s’achèveront alors – pour un budget sans doute colossal mais qui n’a pas été communiqué – auront impliqué, selon le ministère de la défense, 297 000 hommes sur deux grandes régions militaires russes au centre et à l’est, 36 000 chars, blindés et véhicules, un millier d’avions et d’hélicoptères et 80 navires.
Des chiffres invérifiables et jugés très surestimés par certains experts indépendants, comme Alexandre Goltz, à Moscou, qui estime qu’une telle implication des forces et du matériel terrestres aurait paralysé les voies de communication du pays pendant des semaines entières.
Isabelle Mandraud (Tsougol, Sibérie orientale, envoyée spéciale)