De telles réactions sont habituellement réservées aux boys bands ou aux youtubeurs. Mais une pin-up d’un tout autre genre suscite cet émoi et cette adulation : Jeremy Corbyn. C’est le jour des résultats des A-Levels [l’équivalent du baccalauréat] et, aux côtés d’environ quatre cents personnes, je patiente dans l’auditorium d’un lycée en périphérie de Mansfield, une ville minière du Nottinghamshire [dans le centre de l’Angleterre] qui est passée dans le camp des conservateurs pour la première fois en juin 2017. Le dirigeant du Parti travailliste est ici pour reconquérir cette circonscription. Dans l’assistance, personne ne doute qu’il en est capable.
Corbyn inspire un mépris quasi unanime
Mais dehors, c’est une autre histoire, car la polémique sur l’antisémitisme des travaillistes ne faiblit pas. En ma qualité de journaliste politique, je vois bien que Corbyn vit dans deux mondes. À Westminster, où prévalent les questions gênantes des journalistes et une étiquette rigide, il est accusé de racisme. Nombre de ses députés le détestent et se méfient de lui. Même ses conseillers admettent à contrecœur qu’il semble généralement mal à l’aise, qu’il est irascible devant les caméras et nerveux quand il s’exprime à la Chambre des communes.
La plupart des observateurs politiques sont comme chez eux à Westminster. Dans cet environnement, Corbyn continue d’inspirer un mépris quasi unanime, même s’il a déjoué les pronostics à de nombreuses reprises.
Rares sont les journalistes politiques qui passent beaucoup de temps dans l’autre monde de Corbyn, comme je l’ai fait pendant une semaine en juillet. À Westminster, les journalistes et les détracteurs de Corbyn demandent souvent : “Mais où est-il ?” C’est même devenu une blague récurrente, quoiqu’un peu nulle, mais ils ont raison de dire qu’il n’est pas là, ou plutôt pas là avec eux.
Ses détracteurs raillent ce genre de meetings
Mais c’est précisément l’intention du Parti travailliste. Ce n’est pas grâce au Corbyn de Westminster qu’ils regagneront des sièges dans une ville comme Mansfield, mais plutôt grâce au Corbyn qui sillonne le territoire.
Chaque année, depuis son élection surprise à la tête du Labour, Corbyn fait une tournée de meetings en juillet et en août pour s’adresser aux fidèles et en recruter de nouveaux. En 2015 et 2016, il a fait campagne pour devenir puis rester chef du parti. En 2017, après l’humiliation infligée à Theresa May aux élections de juin [à l’issue desquelles la Première ministre a perdu sa majorité absolue conservatrice], sa série de déplacements a fait l’effet d’un tour d’honneur. En 2018, il est allé en Écosse et dans des zones des Midlands où les députés Conservateurs l’ont emporté de justesse. Son parti doit gagner du terrain dans ces deux régions s’il veut arriver jusqu’au 10 Downing Street.
Jeremy Corbyn lors d’une visite à Bristol, le 11 août 2017. REUTERS/Peter Nicholls
En privé, les détracteurs de Corbyn raillent ces meetings, qu’ils jugent symptomatiques d’un culte de la personnalité. Ils lui reprochent de prêcher des convertis. Son équipe voit les choses différemment. La direction du parti n’est plus “obnubilée par les opinions de l’éditorialiste politique du Telegraph”, le quotidien phare des électeurs conservateurs. Elle se soucie avant tout de la place du parti dans le pays.
L’assistance est composée d’adhérents et de sympathisants ordinaires
La tournée de l’été 2018 a été plus sobre et concentrée que celles des années précédentes – c’est du moins comme ça qu’elle a été présentée à la presse. La liste des étapes correspond à des circonscriptions que les Travaillistes doivent remporter si Corbyn veut avoir une chance de devenir Premier ministre : Broxtowe, Corby, Walsall North, Telford, Stoke-on-Trent South et Mansfield.
Cette dernière, en particulier, est souvent la cible de caricatures faciles et injustes. En 2017, cette agglomération a élu Ben Bradley, un Tory de 28 ans, et elle est l’incarnation de tout ce qui déplaît à l’Angleterre provinciale chez Corbyn, selon Westminster. Cet échec du Labour n’est pas anodin, car Mansfield est au cœur d’une région minière. C’est le revers de la victoire improbable du Labour dans la circonscription huppée de Kensington, à Londres.
Mansfield n’est pas, en revanche, la morne friche postindustrielle que certains semblent imaginer à Westminster. Lors de mon passage, un jeudi après-midi, le centre-ville et le marché sont animés. Le meeting de Corbyn a lieu dans la périphérie, qui est verdoyante. Dans le public, venu plus nombreux que partout ailleurs, on retrouve des militants qui embrassent des causes d’hier et d’aujourd’hui : les vétérans des grèves des mineurs des années 1980, des femmes qui s’opposent à une réforme des retraites qui les désavantage et des opposants au fracking [fracturation hydraulique]. Mais en majorité, l’assistance est composée d’adhérents et de sympathisants ordinaires – dont la fillette à la pâquerette.
A l’approche d’une tempête médiatique, il trouve du réconfort dans ces réunions
Corbyn est un peu en retard et son arrivée déclenche un tonnerre d’applaudissements. Il est en terrain conquis et donc détendu. Il s’exprime en dernier, après avoir été présenté par un habitant de HLM voisins, un militant associatif et le candidat travailliste local.
Après un bref discours, c’est au tour du public de s’exprimer. La première personne qui intervient fait un éloge vibrant de Corbyn, mais elle est malheureusement trop jeune pour voter. La deuxième est une femme qui milite pour le mouvement Waspi [Women Against State Pension Inequality, “Femmes contre l’inégalité des retraites”, opposé à la réforme des retraites de 1995] : elle défend ses droits et affirme que si Corbyn était au pouvoir, les gens comme elles “obtiendraient des réparations”. “Il suffit de lui laisser sa chance.” Une troisième personne explique qu’elle “veut mettre un terme à cette abomination appelée fracking” (en raison de projets de forage non loin). Corbyn les écoute attentivement et hoche la tête.
Un partisan du leader travailliste brandit une pancarte pendant le débat sur la définition complète de l’antisémitisme donnée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (Ihra), le 4 septembre dernier. REUTERS/Henry Nicholls
Peu avant, le Labour avait déposé une plainte auprès de l’Ipso (organisme d’autorégulation de la presse britannique) pour contester la façon dont six journaux (The Sun, The Times, The Daily Telegraph, The Daily Mail, The Daily Express et Metro) avaient couvert la supposée participation de Corbyn à une cérémonie organisée à Tunis en 2014 pour rendre hommage aux terroristes du massacre de Munich en 1972. Juste avant l’arrivée de Corbyn dans le Nottinghamshire, Len McCluskey, secrétaire général du syndicat Unite et principal allié de Corbyn dans ce milieu, avait reproché aux chefs de la communauté juive leur “violente hostilité”, faisant ainsi oublier qu’il appelait le Labour à adopter la définition complète de l’antisémitisme donnée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste [Ihra]. Pendant le meeting, le seul indice laissant transparaître un problème est le temps que passe Corbyn sur son téléphone. À l’approche d’une nouvelle tempête médiatique, il trouve réconfort dans ce genre de réunion, où il conserve sa bonhomie.
La mission, exploiter l’énergie des 570 000 adhérents du parti
Son discours s’en tient à des classiques : ce qui est bien (le système de santé, l’enseignement de la musique en primaire, le manifeste du Parti travailliste) et ce qui est mal (la Première ministre, Theresa May, la presse conservatrice). L’élection de juin 2017 fait partie des points positifs, même si le parti a perdu son siège à Mansfield. La seule mention de cette défaite est implicite, au sens où nous sommes tous ici parce que cet échec a eu lieu.
Cette nouvelle démarche, qui met l’accent sur la base travailliste, permettra-t-elle de regagner les sièges perdus à cause d’une certaine antipathie pour Corbyn ? Un travail de campagne uniquement local peut-il l’emporter sur les courants imprévisibles d’une campagne électorale nationale ? On l’ignore pour l’instant et il est sûrement trop tôt pour le savoir. Mais si les Tories ont peur, ils le cachent bien. Le jugement du député conservateur Ben Bradley sur la visite de Corbyn a été acerbe, comme on pouvait s’y attendre : “Un grand merci à lui d’avoir fait tout ce chemin. Il a ainsi rappelé à beaucoup d’habitants de Mansfield pourquoi ils avaient choisi les Tories et non le Labour en 2017, a-t-il déclaré. Revenez aussi souvent que vous le souhaitez.”
La mission des Travaillistes est donc d’exploiter l’énergie de ses 570 000 adhérents pour conquérir les deux mondes de Corbyn et prendre le pouvoir. Un dirigeant travailliste le résume ainsi : “Nous remporterons cette élection, non pas en achetant des milliers de panneaux d’affichage, mais en ayant des millions de conversations dans tout le pays.”
Gagner grâce au terrain en étant honni par Westminster
Mais ce dirigeant n’est pas Jeremy Corbyn, c’est son prédécesseur Ed Miliband, qui a prononcé ce discours juste avant l’élection de 2015. Et nous en connaissons le résultat [les Travaillistes ont perdu 26 sièges et les Conservateurs ont remporté la majorité absolue].
La différence, cette fois-ci, c’est que le Labour est dirigé par un homme qui inspire dévotion et loyauté à ses adhérents. Rares sont les responsables politiques qui attirent les foules comme Corbyn. Il est visiblement à l’aise dans les circonscriptions que son parti veut mobiliser, contrairement à Ed Miliband, qui, manifestement et douloureusement, était plus à l’aise à Westminster. Après huit ans d’austérité et le “oui” au Brexit, le contexte politique est aussi plus favorable.
A la Chambre des communes, le 13 septembre 2017. HO / AFP / PRU
Tout comme le Corbyn de Westminster catalyse la colère et le mépris confus de ses détracteurs, le Corbyn en tournée est aussi un paratonnerre des ambitions, des peines et des doléances diffuses de sa base. Reste à savoir s’il peut jouer ce rôle auprès des populations délaissées du Royaume-Uni. Mais s’il arrive au pouvoir grâce à son second monde, tout en restant honni du premier, le paysage politique britannique aura connu une évolution fondamentale.
Patrick Maguire
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