La formule doit être entendue au propre comme au figuré : les Chinois veulent la peau des éléphants d’Asie, et ce sont les pachydermes birmans qui en subissent le plus les conséquences. A l’approche d’une conférence sur le commerce illégal des espèces sauvages qui se tiendra à Londres les 11 et 12 octobre, l’ONG britannique Elephant Family attire l’attention sur un trafic en pleine expansion en Asie du Sud-Est, et tout particulièrement en Birmanie : le nombre de carcasses d’éléphants retrouvées dans les jungles de ce pays voisin de la Chine montre que les mastodontes, dont environ 2 000 y vivent encore à l’état sauvage, sont de plus en plus victimes de l’appétit des Chinois pour leur peau.
« Nous constatons une augmentation de la demande sur Internet de la peau d’éléphant en poudre, apparemment à l’attention exclusive d’acheteurs en Chine continentale », affirme cette organisation de protection des éléphants dans un rapport intitulé « Ecorchés », publié en avril.
La peau de l’éléphant est recherchée pour deux raisons : après avoir été pilée, elle entre dans la composition de médecines traditionnelles pour ses propriétés supposées contre des troubles gastriques ou l’eczéma. Mais elle est désormais prisée par les Chinois pour la fabrication de bracelets ou de perles à chapelets bouddhistes, un commerce accru par le retour de la mode des artisanats culturels.
Le site de commerce en ligne Baidu et les dialogues sur la messagerie instantanée WeChat jouent un rôle non négligeable dans la prolifération d’offres de produits à base de peau d’éléphants. Certains acheteurs chinois, plus exigeants sur l’authenticité de la peau, préfèrent même se déplacer pour acheter celle-ci quand elle est encore « fraîche », plis et poils compris…
Trafic très lucratif
On trouve ainsi de la peau d’éléphants sur les marchés birmans situés sur la frontière chinoise, comme à Mong La, une zone sous contrôle de seigneurs de guerre locaux, d’où l’on peut facilement aller venir depuis la Chine. Mais aussi dans la préfecture chinoise du Xishuangbanna, frontalière du Laos, l’ancien « royaume au million d’éléphants », où ce dernier est également menacé pour des raisons similaires… Il n’y en aurait plus que de 300 à 800 en liberté dans la jungle au Laos.
Le quotidien birman Myanmar Times donnait récemment une idée de la tendance inquiétante en matière de braconnage visant les éléphants : en 2010, quatre carcasses avaient été retrouvées dans la nature, selon des chiffres émanant du département des forêts de la Birmanie ; le chiffre était de 26 en 2013 et était trois fois plus élevé en 2016. « Les corps des éléphants ont été retrouvés avec leur peau écorchée en rectangle, ce qui montre qu’ils ont bien été tués pour leur peau », précise l’ONG Elephant Family.
Le rapport indique que des vidéos postées sur des sites de vente en ligne montrent des braconniers en train de découper des morceaux de peau dans des arrière-cours de villages de Birmanie et du Laos.
Ce trafic désormais très lucratif est cependant relativement nouveau, tout au moins par son ampleur, l’éléphant ayant été précédemment chassé surtout pour ses défenses. « C’était bien la peau des éléphants que voulaient les braconniers », confirmait en 2017 Christy Williams, directeur pour la Birmanie du World Wildlife Fund (WWF), corroborant les affirmations ultérieures d’Elephant Family.
L’un des aspects les plus alarmants de ce trafic est que, cette fois, il n’épargne ni les femelles – auparavant peu prisées des amateurs d’ivoire puisqu’elles n’ont pas de défense – ni les éléphanteaux. Désormais, tout est bon dans l’éléphant. Quels que soient son sexe et son âge, les braconniers lui feront la peau.
A l’heure où la Chine réaffirme sa volonté d’en finir avec le commerce de l’ivoire, cette demande croissante a quelque chose d’ironique puisque des compagnies pharmaceutiques de l’empire du Milieu sont autorisées à faire de la publicité pour des médicaments dans lesquels on trouve de la poudre de peau d’éléphants. Ironique mais pas surprenant : les autorités chinoises ont l’habitude de pratiquer un double discours.
Bruno Philip (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est)
• LE MONDE | 20.09.2018 à 11h44 :
https://abonnes.lemonde.fr/planete/article/2018/09/20/apres-leurs-defenses-les-chinois-veulent-la-peau-des-elephants-d-asie_5357789_3244.html
Les ânes du Kenya menacés par l’insatiable demande chinoise
En Chine, la peau des ânes, transformée en poudre, est parée de vertus pour lutter contre l’anémie, le vieillissement ou le manque de libido.
Avant d’acheter son âne, Mohamed Sempele avait établi tout un business plan. Grâce à un prêt, ce Masaï avait acquis en 2015 un animal pour démarrer une activité de transport et de revente de bidons d’eau à Kisaju, son village de bord de route, situé à 50 km au sud de Nairobi. « Un âne, c’est beaucoup mieux qu’une vache parce qu’avec lui on peut générer un revenu quotidien, le mien me rapportait jusqu’à 1 000 shillings [environ 8 euros] par jour ! », raconte ce père de quatre enfants qui prévoyait de rapidement rembourser les 50 000 shillings investis, charrette comprise.
Mais après douze mois de labeur, l’âne a disparu. Et les recherches auprès des voisins n’ont pas permis de retrouver l’animal, laissé en liberté mais marqué aux oreilles comme le veut la tradition masaï. « Maintenant, je n’ai plus que la charrette et je dois encore payer le prêt, c’est très dur », lâche-t-il, un rictus de dépit accentuant sa fine moustache.
Kisaju n’a pas été épargné par l’explosion de vols d’ânes qui touche depuis quelques années la plupart des régions du pays ainsi que d’autres contrées d’Afrique. Selon l’ONG Donkey Sanctuary, qui œuvre à la protection de ces animaux, leur population au Kenya est passée de 1,8 million en 2009 à seulement 900 000 en 2017. Un rapide déclin qui fait craindre une extinction.
Depuis toujours, la bête, dont la viande n’est que très peu consommée, est incontournable dans les zones rurales. En aidant aux champs, elle contribue à la sécurité alimentaire des familles. En transportant les vivres et les matériaux, elle donne accès à des emplois peu qualifiés. On hérite de son âne, ou on l’achète pour la vie.
Ce marché restreint, limité au niveau local, a été totalement bouleversé à partir de 2014, quand le Kenya a décidé d’ouvrir des abattoirs réservés à cet animal et visant l’immense marché chinois. Plus que sa viande, c’est surtout sa peau qui est recherchée par les consommateurs de Pékin, de Canton ou de Shanghaï. Envoyée par conteneurs entiers via le port de Mombasa, elle permet de produire l’ejiao, une poudre utilisée en médecine traditionnelle contre l’anémie, les signes de l’âge ou encore le manque de libido.
Chute du cheptel
Chaque année, le géant chinois engloutit 5 000 tonnes d’ejiao, pour lesquelles il requiert jusqu’à 4 millions de peaux. Elles ne sont plus très disponibles sur son sol, où, face à la hausse de la demande, le cheptel a été divisé par deux en quelques années. Pour les trouver, la Chine s’est donc tournée vers l’Afrique, l’un des seuls continents où le nombre d’ânes restait significatif. Mais, confrontés à leur tour au déclin de l’animal, de nombreux pays ont annoncé ces dernières années bannir les exportations, à l’image du Niger et du Burkina Faso (en 2016) ou du Botswana (en 2017).
Aujourd’hui, le Kenya est l’un des derniers pays africains à ne pas avoir abandonné ce commerce. Et ce, malgré les critiques. « Le défi, c’est que le temps de gestation des ânes est de treize mois, et la femelle ne met au monde qu’un seul petit. Reproduire l’espèce est donc très long », argumente Solomon Onyango, de Donkey Sanctuary.
La chute du cheptel n’est pas le seul effet secondaire. Alors que l’âne se raréfie dans les campagnes, son prix a doublé, passant d’environ 6 000 à 12 000 shillings, parfois 30 000 dans les zones les plus déficitaires comme la région rurale autour de Kisaju. Peinant à trouver des ânes en vente légale à payer au prix fort, de mystérieux réseaux ont multiplié les vols dès l’ouverture des abattoirs, pourtant censés n’acheter des bêtes qu’à travers des transactions certifiées (les trois sites en activité n’ont pas donné suite à nos appels ou se sont dits « temporairement fermés »)
« Quand les chinois dépensent des milliards pour construire des routes, c’est difficile de leur refuser des peaux d’ânes », résume à grands traits une source sanitaire. Routes, trains, ports, centrales géothermiques : la Chine est omniprésente dans les infrastructures, l’épine dorsale du développement kényan, pour lesquelles elle propose des projets clé en main, financements inclus. De plus, les autorités mettent en avant les retombées économiques de ce commerce, en termes de revenus fiscaux mais aussi d’investissement local. A l’ouest du pays, l’abattoir de Mogotio a ainsi représenté, selon son propriétaire – chinois – un investissement d’environ 5 millions d’euros et créé plus de 100 emplois.
Dans ce contexte, « nous avons beaucoup de mal à convaincre le gouvernement de la nécessité de préserver les ânes, de les considérer comme une espèce en danger », estime Kenneth Wameyo, secrétaire général de l’Association des vétérinaires kényans (KVA).
« Presque un être humain, un ami »
Comme le Donkey Sanctuary, les vétérinaires demandent une interdiction du commerce de peaux, comparant la pratique à du braconnage, un enjeu majeur au Kenya. Pour le moment, les autorités se sont limitées à annoncer, fin 2017, qu’elles n’autoriseraient plus de nouvel abattoir. A Kisaju, les habitants se battent pourtant contre un projet d’abattoir d’une entreprise chinoise, qu’ils pensent destiné au quadrupède.
Pour Samuel Murandu, le chef de cette communauté, une telle installation est « impossible » en territoire masaï. « Dans notre culture, l’âne est considéré comme un assistant, presque un être humain, un ami. De plus, on a pu voir qu’à Mogotio, l’abattoir a eu des conséquences sur la pollution de l’environnement, sur les maladies [l’installation a dû fermer début 2018 pour raisons sanitaires] », justifie-t-il dans son bureau, une pièce froide de ciment ayant pour seul mobilier de minces bancs de bois et une table.
Après plusieurs mois d’une mobilisation soutenue par le Donkey Sanctuary et KVA, le projet a été « abandonné », s’enorgueillit le chef. N’ayant pas répondu à nos sollicitations, l’Agence nationale de gestion de l’environnement, NEMA, chargée de ce dossier, n’a pu confirmer cette information ni éclairer la stratégie du gouvernement.
Les habitants de Kisaju ne sont pas tranquilles. Car les abattoirs existants continuent de menacer les ânes. Installée à quelques kilomètres du village, Emily Kaseyie en possédait naguère onze, qui l’aidaient aux travaux dans sa grande ferme entourée de pâturages, où des zèbres se promènent au milieu du bétail. Aujourd’hui, cette femme, mère de six enfants, n’a plus qu’un seul âne qu’elle a décidé d’enfermer dans l’enclos des vaches et des moutons. « Il n’a le droit de paître qu’à l’intérieur de ma propriété et j’ai acheté des chiens pour le garder la nuit », raconte-t-elle en faisant cliqueter ses bijoux traditionnels de perles colorées.
Malgré la surcharge de travail, Emily Kaseyie n’envisage pas de racheter d’âne, de peur d’être à nouveau volée. Elle ne sait même pas où ces animaux sont emportés. Alors, lorsqu’on lui parle de l’ejiao, cette dame déjà âgée affiche un air stupéfait. Un médicament ? C’est bien là le seul rôle qui ne soit pas donné aux ânes dans sa communauté.
Marion Douet (Kisaju, envoyée spéciale)
• LE MONDE | 07.08.2018 à 05h39 • Mis à jour le 07.08.2018 à 09h56 :
https://abonnes.lemonde.fr/planete/article/2018/08/07/les-anes-du-kenya-menaces-par-l-insatiable-demande-chinoise_5339949_3244.html