Dans moins de trois mois, le Maroc hébergera deux rencontres internationales sur les migrations, le Forum mondial migrations et développement et la Conférence intergouvernementale chargée d’adopter le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières" dont le brouillon final a été adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies en décembre 2017.
Tous les yeux seront donc en décembre prochain rivés sur le Maroc et la façon dont ce pays gère la situation des migrants sur son territoire. Or depuis maintenant plusieurs dizaines de mois, le Maroc, afin de desserrer la pression sur les frontières avec les présides espagnols en territoire africain, Ceuta et Melilla, et sur le détroit de Gibraltar, multiplie les refoulements des migrants résidant dans le Nord du Maroc. Certains sont acheminés à la frontière algérienne, selon une pratique déjà fort ancienne, d’aures, actuellement les plus nombreux, sont lâchés dans des villes du Sud du Maroc. De là, ils s’empressent de retourner, étapes par étapes, vers les villes du Nord. Ces refoulements ont déjà provoqué de nombreuses tensions dans les villes de Fès et de Casablanca où les migrants sont massés près des gares routières, sans aucune infrastructure d’accueil et d’assistance humanitaire. Au cours des dernières semaines, cette politique de refoulement s’est intensifiée [1].
Nous nous proposons dans les paragraphes qui suivent de donner un aperçu sur la situation des migrants regroupés à Rabat près de la gare routière, Al Kamra.
L’automobiliste qui entre dans Rabat venant de Casablanca n’apercevra sans doute pas les ombres qui hantent le petit bois de pins faisant face au lycée Abdelkrim el Khattabi tout près de la gare routière, en contrebas de la route. Et pourtant nombreux sont les migrants qui résident dans ce bois.
De fait, ce nombre varie tout le temps. Quelques 500 personnes, sans doute. Il y a ceux qui dorment là, ceux qui y passent la journée, ceux qui viennent de temps en temps, quand ils n’ont plus d’argent pour louer une chambre, ceux qui arrivent (tous les jours) et ceux qui en repartent (tous les jours).
Tous sont très jeunes, entre 20 et 30 ans pour la grande majorité. Et parmi eux, il y a plusieurs dizaines de mineurs. Au moment où cette enquête a été réalisée, il n’y avait pas de femmes. Mais il y en avait eu les semaines auparavant.
Ils viennent de plus de 15 pays du Sud du Sahara : Côte d’ivoire, Sénégal, Nigeria, Niger, Sierra Leone, Liberia, Gambie, Ghana, Centrafrique, République du Congo (Congo Brazzaville), RDC (République démocratique du Congo, Togo, Burkina Faso, Bénin… et la liste n’est peut-être pas exhaustive. Les plus nombreux viennent des pays cités en premier : Cameroun, Guinée Conakry, Mali, Côte d’ivoire.
Des refoulements massifs et violents
La plupart d’entre eux sont des migrants refoulés depuis les villes du Nord, Tanger, Nador, Castillejos (près de Ceuta) ainsi que pour certains d’entre eux, moins nombreux, Oujda et l’Algérie.
« Les Marocains nous ont laissé en territoire algérien, près de Maghnia. Certains ont pu fuir, d’autres ont été présentés au Tribunal d’Oran et jugés pour entrée illégale sur le territoire algérien. Moi, j’ai fait 4 jours de prison » [2].
Ils ont été refoulés le plus souvent vers Tiznit, Agadir, quelques uns à Errachidia (surtout depuis Fès), voire même à Dakhla. En fait, on ne les lâche pas dans les villes, mais en rase campagne et à chaque fois ils ont plusieurs heures de marche à pied pour rejoindre le centre des villes. C’est parfois le premier refoulement, mais pour beaucoup souvent le 2e, 3e, 4e, 5e. Selon eux, les refoulements depuis Tanger et ses alentours sont pratiquement quotidiens, 250 ou 300 personnes par jour depuis au moins deux mois.
Les ressortissants noirs peuvent être arrêtés partout, au faciès, dans les maisons, dans la rue, au travail, au café, à la sortie de l’hôpital. Par des policiers souvent en civil, qui ne s’identifient pas comme tels,
« quand ils t’attrapent, ils sont en civil, ils ne nous donnent pas leur carte. Un policier qui arrête quelqu’un, il doit donner sa carte. Il vient en civil. Toi-même tu ne comprends pas. Un policier ne peut pas te refouler comme ça. »
ou par des policiers en tenue, parfois accompagnés d’hommes cagoulés, quand ils pénètrent dans les maisons. Qui sont-ils ? Des policiers, des voisins, des mouchards ?
« Ils sont arrivés à une quinzaine dont 4 cagoulés, 7 en uniforme. Ils ont cassé la porte, c’est le bruit qui nous a réveillé. Ils nous ont aveuglé avec leurs torches. On n’a pas pu prendre nos affaires. Ils ont ramassé nos portables, nos portefeuilles. Et ne les ont pas rendus. Le reste a été jeté dans la rue. »
Ils sont alors amenés en bus au commissariat, menottés deux par deux, parqués sous le soleil dans la cour pendant plusieurs heures (certains perdent conscience, dans de telles conditions). On note leur identité, on les prend en photo et on relève leurs empreintes digitales. Il n’y a pas d’interrogatoire et même les personnes titulaires d’une carte de séjour, d’une carte de travail, d’une attestation de demandeur d’asile ou d’une carte de réfugié ne parviennent pas à se faire entendre. Ils sont refoulés comme tous les autres, il n’y a pas de tri.
« Moi j’ai la carte de séjour, la carte de réfugié [ il les sort de sa poche et les montre à tous], mais je dors comme un clochard. Je ne suis pas le seul dans cette situation. On est allés au HCR. Ils ne nous disent rien. « On va vous rappeler ». »
Les enfants sont traités de la même manière. Aucune mesure spécifique de protection ne leur est destinée.
Toute tentative de résistance ou ne serait-ce même que d’explication se solde souvent par des insultes, des coups.
Dans les bus
C’est la plupart du temps montés dans les bus qu’ils finissent enfin, après de longues heures d’attente par recevoir un sandwich (le plus souvent du pain et une boite de sardine) et un peu d’eau.
Durant le trajet, ils restent menottés deux par deux, les mineurs comme les autres. Les menottes peuvent être en acier, en plastique ou en nylon. Toujours attachées serré. Aucun arrêt n’est prévu pour pisser et il n’y a évidemment pas de toilettes dans le bus. Pensez, Tanger-Tiznit, c’est 872 km, soit 10 à 13 heures de trajet environ.
En revanche, pour certains, le trajet s’arrête avant, car au Maroc la corruption n’est jamais loin. Près de Kénitra, Rabat ou Casablanca, les policiers indiquent que ceux qui ont de l’argent pourront descendre avant le terminus. Pour se dédouaner, il arrive qu’ils conseillent même à certains de casser les vitres du bus pour sortir.
L’arrivée dans le Sud
Lorsqu’ils arrivent dans les villes du Sud, épuisés par le trajet de bus et la marche pour atteindre le centre, ils n’ont en général plus un centime, leurs avoirs ayant été en règle générale « réquisitionnés » lors de leur arrestation. Ils n’ont donc d’autre choix que de mendier pour survivre et récolter assez d’argent pour payer le voyage retour. Rares sont ceux qui veulent rester sur place. Presque tous veulent essayer de tenter à nouveau leur chance de pouvoir traverser le Détroit.
Ils notent cependant que les gens sont relativement solidaires, leur apportent à manger, leur donnent un peu d’argent, expriment leur sympathie. Ce sont des relations plus faciles qu’avec les Casablancais ou les R’batis, avec qui les relations sont plus tendues.
C’est donc une noria incessante qui va de Tanger à Tiznit ou Agadir, les migrants étant refoulés par la police et repartant vers le Nord dès qu’ils ont assez d’argent pour le faire. Comble d’ironie, ils indiquent qu’ils sont en général escortés dans les cars par des policiers qui contrôlent leur retour à la case-départ.
Le séjour à Rabat n’est donc qu’une étape qui peut durer quelques jours, mais aussi quelques semaines ou quelques mois, certains migrants voulant se reposer et se calmer les esprits avant d’affronter à nouveau « l’enfer » de Tanger.
« Tanger en ce moment c’est l’enfer pour nous les Noirs. Nous n’avons aucune liberté. Je ne sais comment le dire, on essaie juste de survivre. Ils nous refoulent, ils nous tapent dessus. C’est pas les gens qui nous frappent, c’est la police. Ils viennent te chercher à 5 h du matin. Ils te piquent ton fric. Ils nous traitent comme des animaux. »
« Je suis vraiment choqué. Quand tu sors de la maison, tu es agressé, par les clochards qui veulent te voler. Ils m’ont jeté des cailloux. Voilà la cicatrice. »
Malgré cela, regagner Tanger reste l’objectif, car l’Europe y est à portée de regard, mais ce n’est pas simple, les cars qui passent par la gare routière ne prennent plus de migrants. Ont-ils des ordres ? Sans doute. Aussi quand ils arrivent à la gare, n’ont-ils pas d’autre choix que de s’adresser aux « taxis mafias » qui leur font payer le double du prix du car pour les amener à quelques 60 ou 80 kilomètres de Tanger, qu’ils ne peuvent alors que regagner à pied, en prenant soin de ne pas se faire refouler à nouveau.
Les conditions de vie dans le bois près d’Al Kamra
Il règne sous les arbres une tranquillité et un ordre impressionnants. Tous près des « campeurs », les habitants du quartier passent tranquillement, font leur jogging ou des exercices de gymnastique.
Les migrants vaquent à leurs occupations (laver du linge, préparer une collation, fumer une cigarette), dorment, discutent par petits groupes.
Cela n’est pas le fruit du hasard. Les migrants savent le danger qui pourrait découler de bagarres, la violence qui pourrait se déchaîner, l’intervention de la police, des rafles et nouveaux refoulements... Aussi se sont-ils organisés en une sorte de gouvernement local, qui comprend un président, un vice-président et un ministre et qu’ils nomment, non sans humour, l’Union africaine. Ce sont eux qui accueillent les nouveaux arrivés et leur indiquent les règles de la vie commune sous les arbres. Lorsque l’un d’entre eux ne respecte pas les règles il peut être expulsé, ou s’il s’avère qu’il est un malade mental, signalé à l’OIM pour qu’il soit rapatrié.
Le reste de la vie commune s’organise par petits groupes d’affinité solidaires pour se cotiser pour manger, trouver des couvertures, dormir en groupe et se protéger les uns les autres en cas d’agressions. Et cela fonctionne, malgré la précarité du lieu : ils ne disposent d’aucun sanitaire, si ce n’est les WC de la gare de cars, payants, d’aucune possibilité de douche, pas de tentes et de très rares plastiques pour se protéger. Et de fait, ils voient l’hiver arriver avec beaucoup d’appréhension.
La plupart mangent froid. Ils ne s’équipent pas en bouteilles de gaz et ustensiles de cuisine. Quelques uns nous ont pourtant dit être là depuis un an ou deux. Seuls trois migrants font une cuisine sommaire (riz, spaghettis…) qu’ils revendent à leurs camarades pour quelques 5 dh le plat. Il y a aussi quelques rares autres petits boulots sur place : le coiffeur (avec sa glace et ses photos de coupe à la mode), le vendeur de cigarettes. Le camp n’est qu’une étape, un lieu de passage.
Aussi dès qu’ils ont quelques sous, s’ils ne repartent pas aussitôt vers le Nord, louent-ils des chambres dans le quartier qu’ils partagent à plusieurs (de 4 à 8 ou 9) pour pouvoir payer les loyers, très élevés pour la qualité et plus chers que ceux réclamés aux Marocains.
Pour gagner quelques sous, ils balaient les trottoirs et se font payer par les riverains qui le veulent bien, vont au marché de gros décharger les camions, mendient.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant qu’ils soient en butte à toutes sortes de maladies, gastriques et intestinales, vertiges, bronchites, migraines sont les plus souvent citées.
Les rapports avec les Ambassades
De toute évidence, leurs représentants diplomatiques ne s’intéressent guère aux conditions dans lesquelles vivent leurs ressortissants :
« Quand ils te voient au feu rouge, de leurs voitures climatisées, ils remontent la vitre. Leurs enfants sont en Europe. Eux ils ont grossi, ils ne peuvent plus marcher. »
Même dans le cas où ils ont besoin des services consulaires, ils ne sont pas reçus correctement :
« Moi, j’ai perdu mon passeport dans le refoulement. Je suis allé à l’Ambassade de xxx. Ils te disent de venir à 10 heures. Ils te laissent attendre jusqu’à 18 h, puis ils te disent reviens demain. Tu viens à 14h. Puis le surlendemain, à 15h. Ils sont là pour bouffer l’argent, ils ne font pas leur travail, ce sont des corrompus. »
Ils ont tous le sentiment de n’avoir rien à attendre de l’administration diplomatique.
Des sentiments de souffrance et de colère
Les sentiments de souffrance et de colère sont exprimés par tous. Ils considèrent qu’il est de leur droit de partir vers l’Europe, cette Europe qui a pillé leurs pays et leur impose des dictateurs dont ils ne veulent pas.
« Notre plan n’est pas de rester ici. Notre plan c’est d’aller en Espagne, en Europe. Nous voulons de l’éducation. Ils doivent nous autoriser. On veut passer. Nous disons aux Européens, nous sommes tous les mêmes. Nous avons besoin de soutien. Il faut leur dire de nous autoriser [à passer]. Nos plans ne sont pas ici.
L’Union européenne veut faire comme Donald Trump avec le Mexique. Mais moi, rien ne peut m’empêcher. »
Mais ils n’imaginaient pas en partant l’ampleur des souffrances qu’il leur faudrait endurer, dans les différents pays rencontrés sur leur parcours et au Maroc même.
« Nous ne sommes pas des esclaves. Regarde comment on dort. Il n’y a aucun confort, nulle part où nous isoler. C’est tout juste si on survit. On souffre beaucoup.
Nous ne sommes pas traités comme des humains.
On est comme des animaux ici. »
Ils vivent cela avec un profond sentiment d’injustice et en veulent autant aux gouvernements de leurs pays d’origine, où l’incurie, la corruption et la dépendance les ont jetés dans la misère ou dans la violence, qu’à celui du Maroc, qui les maltraite, les fait souffrir et sous-traite le contrôle des frontières européennes ou aux instances et gouvernements européens, qui pillent leurs richesses, soutiennent leurs dictateurs, bloquent les frontières, et paient le gouvernement marocain pour les réprimer.
Le pacte mondial pour les migrations
Ce sont ces mêmes gouvernements qui s’apprêtent à le signer lors de la Conférence intergouvernementale qui se tiendra à Marrakech en décembre prochain, le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières.
S’appuyant sur la Déclaration universelle des droits humains et autres traités internationaux fondamentaux, il réaffirme que « Les réfugiés et les migrants ont droit aux mêmes droits humains universels et libertés fondamentales, qui doivent être respectés, protégés et respectés à tout moment ». « Le Pacte mondial est basé sur le droit international des droits de l’homme et respecte les principes de non-régression et de non-discrimination. En mettant en œuvre le Pacte mondial, nous garantissons le respect effectif, la protection et la réalisation des droits fondamentaux de tous les migrants, quel que soit leur statut migratoire, à toutes les étapes du cycle de la migration. Nous réaffirmons également l’engagement pris d’éliminer toutes les formes de discrimination, y compris le racisme, la xénophobie et l’intolérance à l’égard des migrants et de leurs familles. »
Nous sommes loin du compte.
Le pacte [3] affirme que « La migration ne devrait jamais être un acte de désespoir. Lorsque c’est le cas, nous devons coopérer pour répondre aux besoins des migrants en situation de vulnérabilité et relever les défis respectifs. »
Or, de par leur extrême jeunesse – et notamment les enfants qui vivent parmi eux - les migrants sont des personnes en situation de vulnérabilité. Les conditions dans lesquelles ils sont refoulés ne peut qu’accentuer cette vulnérabilité (violence, confiscation de documents et d’argent, déportation dans des lieux inconnus, absence de structure d’accueil…).
« Le Pacte mondial comporte une forte dimension humaine, inhérente à l’expérience de la migration elle-même. Il favorise le bien-être des migrants et des membres des communautés des pays d’origine, de transit et de destination. En conséquence, le Pacte mondial place les individus au centre de ses préoccupations. »
Pourtant, les migrants se plaignent d’être considérés et traités comme des animaux., ils se retrouvent dormant à la belle étoile, sans toit sur la tête, sans accès à des sanitaires ni à des douches, placés dans des conditions de survie minimales.. A aucun moment l’individu, ses droits et son bien-être ne sont mis au centre des préoccupations.
Les enfants refoulés n’ont à aucun moment reçu un traitement spécifique lié à leur âge. Pire, ils sont comme les adultes tabassés, menottés, laissés sans eau ni nourriture pendant de longues heures, jetés sur les routes à des kilomètres de leurs lieux de résidence sans argent ni personne qui puisse les protéger.
Comment parler d’accès aux services de base alors que les migrants demeurant au campement de Al Kamra sont sans logement, sans sanitaires, pratiquement sans nourriture ; ils peuvent parfois se faire soigner mais plusieurs migrants ont été arrêtés à la sortie de l’hôpital, les enfants n’ont pas accès à l’école…
Comment faut-il comprendre cet écart entre les réalités et le texte que les Etats, dont l’Etat marocain, sont en passe de signer ? De deux choses l’une. Ou bien c’est un texte qui réaffirme des principes fondamentaux pour satisfaire la bonne conscience des gouvernements mais n’a pas vocation d’être appliqué. De fait, ce texte, contrairement aux autres pactes et conventions de l’ONU ne sera pas contraignant. Ou alors, les gouvernements attendent que le Pacte soit signé et ratifié (ce qui peut prendre vraisemblablement plusieurs années) pour le mettre en application, tout en enfreignant les principes qu’il énonce dans ses politiques actuelles. Ce qui jette un doute sérieux sur leur attachement aux principes qui sous-tendent les engagements qu’ils s’apprêtent à signer.
Rabat, le 20 septembre 2018
Mamadou Cissé, Lucile Daumas, Clarisse Kodia, John Lemoine, Yves Césaire Tatchiwo, Nourrisson Vijjy, Moussa, Boubakar, Alpha, Madou, Anderson, Baldé, Sylla, Omar, Mohamed et quelques autres.