En avril 2015, le Premier ministre Narendra Modi [élu en mai 2014] effectuait sa première visite officielle en France avec, en arrière-plan, d’interminables négociations sur l’achat par l’Inde d’avions de combat Rafale construits par la société française Dassault Aviation.
En 2012, le gouvernement indien, alors sous la férule du parti du Congrès, avait penché en faveur de Dassault à l’issue d’un appel d’offres portant sur la fourniture de 126 avions de combat à l’armée de l’air indienne. Au bout de près de dix ans de planification méticuleuse, d’essais sur le terrain et d’évaluations rigoureuses, la plupart des observateurs estimaient que le pays était enfin sur le point de se procurer ses sept escadrilles tant attendues. Et c’est là que le gouvernement Modi a pris le pouvoir. Modi avait désormais la possibilité d’apposer sa marque sur les négociations.
Le programme de la première journée de visite du Premier ministre incluait, entre autres choses, des discussions avec des PDG français des secteurs des infrastructures et de la défense, ainsi qu’avec le président français [François Hollande]. Dans la foulée, Modi a annoncé aux médias qu’il avait débattu d’un accord de gouvernement à gouvernement – des ventes d’équipements militaires étrangères négociées directement entre les deux pays, plutôt qu’un processus d’appel d’offres global – afin d’acquérir dès que possible 36 Rafale “prêts à l’emploi”.
Tout un processus d’acquisition jeté aux orties
Cela revenait à contourner complètement le processus d’acquisition respecté jusqu’alors. Comme n’importe quel contractant dans le domaine de la défense qui vend à l’Inde, Dassault devait réinvestir dans le pays une partie du coût total de tout accord important – par le biais de transferts de technologie, d’investissements et de production au niveau local. Auparavant, le gouvernement indien avait stipulé que, pour pouvoir satisfaire à cette obligation, la société qui décrocherait le contrat devrait travailler avec pour principal partenaire la compagnie nationale Hindustan Aeronautics Limited (HAL). Et voilà que subitement HAL disparaissait du tableau.
Cette décision a pris de court même les hauts responsables de l’équipe de Modi. Deux jours avant le voyage du Premier ministre en France, son ministre des Affaires étrangères S. Jaishankar avait déclaré aux médias à Delhi que des discussions étaient en cours entre Dassault, HAL et le ministère indien de la Défense à propos de l’achat des Rafale. Quinze jours plus tôt, le PDG de Dassault avait publiquement fait part de sa “grande satisfaction d’apprendre […] de la bouche du président de HAL qu’[ils sont] d’accord sur le partage des responsabilités”, et de son intime conviction que “la finalisation et la signature du contrat [étaient] pour très bientôt”.
Peu après l’annonce de Modi [à Paris], Manohar Parrikar, ministre de la Défense à l’époque, affirma dans un entretien télévisé qu’il ne connaissait pas encore les détails des discussions. Dans une autre interview, il précisa que “cette décision [était] probablement le résultat de la discussion entre le Premier ministre et le président français”.
Dassault Reliance Aerospace Ltd, joint-venture ad hoc
Quelques mois plus tard, Parrikar déclarait au Parlement que le processus prévu au départ, qui prévoyait l’acquisition de 126 avions de combat, était officiellement nul et non avenu. En septembre 2016, son homologue français et lui signaient un accord de gouvernement à gouvernement portant sur l’achat de 36 Rafale de Dassault, qui devaient être livrés entre 2019 et 2022. On parlait alors d’un montant évalué à 8,8 milliards de dollars [7,6 milliards d’euros], et Dassault était censé en réinvestir la moitié en Inde.
Treize jours avant l’annonce de Modi, Reliance Groupe, qui appartient à l’industriel indien Anil Ambani – qui se trouvait également à Paris lors de la visite du Premier Ministre indien –, avait créé une nouvelle filiale : Reliance Defence Limited. Un secteur totalement nouveau pour le groupe – qui n’avait jamais travaillé dans la défense –, ses seuls contacts avec l’armée concernaient des contrats de gestion des chantiers navals. Dix jours après la signature de l’accord sur les Rafale, Reliance Group et Dassault ont annoncé la création d’une joint-venture, Dassault Reliance Areospace Limited, détenue en majorité par Reliance Group. Alors qu’elle ne connaissait rien à l’aérospatiale, l’entreprise d’Ambani s’est ainsi retrouvée du jour au lendemain grande bénéficiaire des retombées de ce contrat avec des milliards de roupies à la clé.
Un avion devenu trois fois plus cher
Les termes de l’accord ont depuis nourri une intense polémique. En novembre 2017, peu avant qu’il ne soit nommé président du parti du Congrès, Rahul Gandhi a accusé Modi d’avoir “changé la totalité des termes de l’accord original au bénéfice d’un seul homme d’affaires”.
Juste avant que le gouvernement Modi ne soit soumis à une motion de censure au Parlement en juillet 2018, Gandhi a reproché au gouvernement son manque de transparence sur le prix d’achat des Rafale, qui selon lui aurait été artificiellement gonflé. Le parti du Congrès affirme en effet que son gouvernement avait négocié l’achat de 126 Rafale pour 10,2 milliards de dollars, alors que Modi aurait acheté seulement 36 Rafale pour 8,7 milliards de dollars. Aussi l’opposition a-t-elle accusé le gouvernement Modi d’avoir payé environ trois fois plus par avion qu’il ne l’aurait pu, s’il s’en était tenu aux négociations initiales.
Immédiatement après l’annonce de Modi à Paris, les Indiens et les Français ont publié une déclaration commune disant :
Les avions, les systèmes associés et les armes seraient livrés dans la configuration testée et approuvée par l’aviation indienne.”
C’est-à-dire qu’ils garderaient les éléments spécifiques sur lesquels un accord avait été trouvé dans la formule originale.
Depuis que le contrat fait débat, cependant, le gouvernement indien avance au contraire que les termes des négociations initiales et de l’accord actuel sont très différents, le dernier contrat comportant plusieurs ajouts et des “améliorations spécifiques à l’Inde” et qu’il est donc difficile de comparer leur valeur. Aucun détail du nouveau contrat n’a été rendu public pour étayer ces dires, ce qui n’a fait qu’épaissir le mystère.
Accord réciproque sur le secret défense
Après que des questions avaient été posées par le Congrès en novembre 2017, la nouvelle ministre de la Défense s’était engagée à rendre les chiffres publics, avant que son ministère ne revienne sur cette promesse en invoquant un accord secret entre les deux pays.
Depuis, le débat s’est encore compliqué. Après les échanges au Parlement en juillet, le ministère français des Affaires étrangères a affirmé que l’accord sur les Rafale était protégé par un “accord [de 2008] sur la sécurité, par lequel les deux États s’engagent à ne pas révéler d’information classée secret-défense fournie par le partenaire”. D. Raghunandan, chercheur sur les questions de défense, a fait valoir lors d’un entretien pour un média en ligne que “Rahul Gandhi a fait une erreur tactique en disant qu’il n’y avait pas d’accord de confidentialité, ce que le gouvernement a pu réfuter”.
Selon lui, le détail qui a disparu est que l’accord de confidentialité ne concernait que les aspects susceptibles de compromettre la sécurité nationale, ou de révéler les capacités opérationnelles de l’appareil. Devait-il porter aussi sur les prix ? Cela n’est pas clair. J’ai posé une question sur le prix des Rafale en m’appuyant sur la loi sur le droit à l’information, mais le ministère de la Défense a répondu que cela était “confidentiel par nature”, et que toute révélation “aurait un impact direct sur des intérêts de sécurité stratégiques”.
Pas de transfert de technologie
Au mois de mars 2018, le président Emmanuel Macron a déclaré lors d’une interview que son pays ne voyait pas d’inconvénient à ce que New Delhi fasse connaître à l’opposition et au Parlement “certains détails qui pourraient être révélés”. Le même mois, au grand dam du gouvernement indien, Dassault lui-même révélait le montant du contrat Rafale dans son rapport financier de 2017 : 7,4 milliards de dollars.
Même sans que l’on connaisse avec précision les prix et les conditions comparés des deux contrats, ce qui a été mis au jour jusqu’à présent dans l’affaire Rafale mérite un examen approfondi. Avant l’annulation des premières négociations, il avait été convenu que, sur les 126 avions devant être commandés, 18 seraient achetés directement à Dassault, et 108 essentiellement construits par HAL, en Inde, sous la supervision de Dassault – ce qui aurait constitué un précieux transfert de savoir-faire technologique. Dans le cadre du nouvel accord, même si Dassault s’engage à réinvestir en Inde, les 36 Rafale commandés doivent être construits en France. Résultat, l’accord ne prévoit aucun transfert de technologie.
Il est étonnant que l’Inde ait laissé passer une telle chance de progresser dans le domaine de la production destinée à la défense. Et c’est d’autant plus étonnant qu’elle l’ait fait avec un Modi à la tête du pays.
Une commande qui favorise une entreprise privée
Le gouvernement actuel a fait des industries de la défense un pilier de sa campagne appelée “Make in India” [Fabriquez en Inde], qui vise à doper le secteur manufacturier du pays, notamment grâce à des partenariats et à des investissements étrangers. Et pourtant, Modi (de lui-même, si l’on en croit la surprise de ses équipes) a empêché une entreprise publique indienne de conclure le plus grand contrat de son histoire et a préféré passer une commande qui, en dernier lieu, favorise une entreprise privée.
Mais c’est le profil de l’entreprise en question qui doit sourtout pousser le pays à s’interroger sur les choix du gouvernement et sur le bilan de Modi en matière de sécurité nationale.
Anil Ambani a hérité du Reliance Group après le morcellement du conglomérat de son père, Reliance Industries. En 2008, deux ans après avoir pris les rênes de son entreprise, la fortune d’Ambani fils était estimée à 42 milliards de dollars (soit plus de deux fois et demi le budget annuel de la défense en Inde à l’époque), le plaçant ainsi à la sixième place des fortunes mondiales selon Forbes. En 2018, ce chiffre n’est plus que de 2,4 milliards de dollars (moins du tiers du contrat des Rafale), ce qui révèle les malheurs du Reliance Group sous la direction d’Ambani.
Dassault va injecter des milliards dans le groupe Reliance
Le contrat des Rafale est une planche de salut pour le conglomérat, qui attend maintenant des rentrées d’argent considérables par le biais de sa branche consacrée à la défense. L’accord prévoit qu’environ 300 milliards de roupies [3,55 milliards d’euros] soient injectées dans l’industrie indienne. Dassault a désigné une filiale de Reliance Infrastructure comme principal exécutant de ses obligations en matière de réinvestissement. En 2017, le Reliance Group aurait signé des contrats avec l’entreprise française à hauteur de 210 milliards de roupies [2,48 milliards d’euros].
En juillet 2018, Dassault a annoncé l’investissement de 100 millions d’euros dans sa joint-venture avec Reliance Group, également au titre des réinvestissements dont il doit s’acquitter. D’autres sous-traitants de Dassault, qui fournissent notamment des composants et des mécanismes pour le Rafale (qui doit aussi rapatrier 50 % du marché qu’il a remporté), ont aussi créé des joint-ventures ou signé des protocoles d’accord avec les filiales du Reliance Group spécialisées dans la défense.
Qui a laissé le Reliance Group devenir un acteur clé ?
Reliance Group a la réputation de faire de grandes promesses et de donner bien peu de résultats après la signature de gros contrats. Le conglomérat n’a pas respecté ses engagements dans deux cas sur trois après avoir remporté des appels d’offres pour construire des centrales électriques. Il a aussi renoncé à une concession qui lui octroyait la gestion d’une ligne de métro à New Delhi. Ces échecs ont donné au groupe une mauvaise image auprès du grand public et du ministère des Finances, mais les répercussions étaient régionales dans le pire des cas.
Maintenant que le Reliance Group a fait son entrée dans le secteur de la défense, les enjeux sont nationaux. Au vu de ses antécédents et de l’état de ses finances, lui faire confiance revient à mettre en péril la capacité de l’Inde à se défendre. Reste à savoir qui a laissé le Reliance Group devenir un acteur clé du contrat des Rafale.
Sagar
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.