Anne Chemin– Vous avez étudié la période de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Y a-t-il, à cette époque, dans le mouvement socialiste, des débats sur les migrations ?
Nicolas Delalande – Entre la création de la Ire Internationale, en 1864, et la première guerre mondiale, cinquante ans plus tard, la solidarité avec les travailleurs étrangers est une question cruciale pour le mouvement ouvrier.
D’abord parce que cette époque correspond à une phase d’intense mondialisation : en raison de la baisse des coûts du transport, la mobilité de la main-d’œuvre européenne et asiatique est très forte.
Ensuite parce qu’apparaissent, dans ces années-là, le syndicalisme et les premières grandes mobilisations ouvrières, notamment en Angleterre : pour briser les grèves, certains patrons font venir de Belgique ou d’Allemagne, parfois pour quelques semaines, une main-d’œuvre étrangère que les ouvriers anglais appellent les black legs et les ouvriers français les « sarrasins ». Ces travailleurs étrangers sont accusés de faire le jeu des capitalistes en acceptant des salaires plus bas et des conditions de travail difficiles.
Quelle est la position des socialistes face à cette mobilité ?
Les internationales (la IIe est fondée en 1889) sont favorables à la mobilité, mais à condition qu’elle profite aux ouvriers, pas aux capitalistes. Pour Karl Marx et Friedrich Engels, l’internationalisme est la clé du succès de la lutte des classes : puisque les capitalistes se coordonnent à l’échelle internationale, il faut que les ouvriers en fassent autant.
Les syndicats de l’époque instaurent donc des caisses de secours pour soutenir les mouvements de grève mais ils veulent aussi prévenir les travailleurs étrangers qu’ils risquent, en servant de renforts, de briser la logique syndicale et de desservir la lutte collective. La solidarité internationale est pensée comme un moyen d’échapper à la concurrence déloyale au sein même de la classe ouvrière : l’horizon de l’internationalisme, c’est l’égalisation, par-delà les frontières, des conditions de travail et de rémunération de tous les ouvriers.
Comment cette situation évolue-t-elle au tournant du siècle ?
A partir des années 1880, les solidarités de classe s’affirment, en même temps que se renforcent les appartenances nationales. La situation économique se dégrade et le protectionnisme prend son essor, ce qui encourage une certaine hostilité ouvrière à l’égard des étrangers, notamment en France, qui est le seul grand pays d’immigration européen à l’époque – en 1901, on dénombre 300 000 Italiens et presque autant de Belges. Des émeutes contre les Belges éclatent ainsi en 1892 à Lens, contre les Italiens à Aigues-Mortes en 1893.
L’internationalisme est en outre concurrencé, à l’époque, par la « nationalisation » des acteurs ouvriers : la priorité des socialistes est alors de constituer des partis nationaux et de participer aux élections. Les Etats commencent aussi à développer une ébauche de politique sociale – Bismarck, pour des raisons stratégiques, instaure des assurances sociales obligatoires dans les années 1880.
L’Internationale socialiste reste attachée à la mobilité, bien sûr, mais elle insiste pour que les ouvriers étrangers soient intégrés dans le « creuset » des syndicats nationaux, qui permet à la fois de mener des luttes collectives et de surmonter la méfiance et la peur. En 1914, les socialistes et les syndicats échouent à empêcher la guerre. La solidarité ouvrière internationale n’est pas morte cependant : le communisme la ravive dès les années 1920.
Propos recueillis par Anne Chemin