Le 6 octobre, dans une prairie proche, 50 000 personnes ont fêté l’arrêt du déboisement décidé le jour précédent par la Cour régionale administrative de Münster. Cette manifestation, la plus importante jamais vue par ici, a été organisée par les trois grandes organisations que sont BUND [2], Greenpeace et Les Amis de la Nature, en association avec Campact [3], et soutenues par les associations « Buirer für Buir » (« Les habitants de Buir pour Buir »), « Ende Gelände » [4] et beaucoup, beaucoup d’autres. C’était comme dans les années 80 à Kalkar [5] : au cours de l’après-midi encore, par les chemins vicinaux et les départementales, un flot continu de groupes convergeait vers le lieu de rassemblement, des trains en provenance de Cologne se vidaient tous les quart d’heures en gare de Buir, alors que la police avait mis en place dès 10h une navette de bus entre Horrem et Buir. Des cars arrivaient du Bergisches Land tout proche, de la Ruhr, mais aussi de Francfort, Munich, Berlin, Leipzig, Dresde…
Et cela était tout sauf éphémère. Depuis des semaines, des milliers de personnes (dont beaucoup de jeunes) viennent le week-end avec la volonté de reprendre la forêt : 7000 il y a quinze jours, 12 000 la semaine dernière, 50 000 maintenant. Et ce n’est pas tout : le dimanche, « Lebenslaute » [6] a joué devant le front de taille du site d’extraction du lignite de Hambach, 1400 personnes ont une fois encore participé à la promenade en forêt pédagogique de Michael Zobel ; le dimanche 14, il y aura une grande manif en vélo au départ de Cologne, puis deux semaines après, du 25 au 29, l’action de masse de désobéissance civile contre les mines de charbon du bassin du Rhin organisée par « Ende Gelände ».
Le but de toutes ces actions est d’occuper à nouveau la forêt. Début septembre, il y avait encore plus de 50 maisons dans les arbres, elles ont toutes été détruites. Mais avec une opiniâtreté admirable, des jeunes utilisent la moindre opportunité pour s’introduire dans la forêt et en reconstruire de nouvelles. Comme le souligne régulièrement l’ancienne porte-parole de « Buirer für Buir », Antje Grothus, sans eux, la forêt serait abattue depuis longtemps. C’est la raison pour laquelle elle milite avec autant d’acharnement pour que les différentes formes d’action, depuis les services religieux pour la paix devant l’église paroissiale Saint Lambert à Immerath (victime en janvier de la folie destructrice du producteur d’électricité RWE) jusqu’aux occupations d’arbres, ne soient pas opposées les unes aux autres. Elle ne cesse de créer des ponts entre les différents groupes et jusqu’à maintenant, elle a réussi à ce que tout le monde tire dans le même sens.
Aussi divers que soient celles et ceux qui se sont retrouvé-e-s autour de cette cause, il n’y a pas pour autant de comité central secret qui aurait tous les fils en main, mais au contraire un consensus sur le fait que toute les formes d’action sont sur un pied d’égalité et qu’aucune ne doit être un danger pour les autres ou remettre en question la légitimité de la lutte dans l’opinion publique. Cela permet à chaque composante de ce mouvement large et diversifié de contribuer à sa façon au succès, accroissant ainsi considérablement sa surface.
Les médias et les scientifiques aussi ont apporté leur contribution. On ne peut vraiment pas dire que les médias soient du côté de RWE, et tout ce qu’il a fait, avec le soutien actif de la fédération syndicale du DGB « Mines-chimie-énergie » (IG BCE), pour présenter les protestataires comme des partisans de la violence et des casseurs, s’est retourné contre eux. Quant aux scientifiques, depuis que la commission officielle sur l’avenir du charbon a commencé ses travaux, ils ont rendu de nombreux rapports qui non seulement établissent l’urgence –et la possibilité ! – d’abandonner immédiatement le charbon, mais qui soulignent aussi que pour réussir, ce tournant doit être socialement équitable. Tout cela fournit aux activistes des munitions précieuses.
Beaucoup d’ancien-ne-s qui avaient pris part au mouvement anti-nucléaire retrouvent ce qu’ils et elles avaient connu autour de Wackersdorf [7]. Un point ressort : ici aussi le mouvement puise une bonne part de sa force dans la rectitude et la capacité de résistance hors du commun de quelques habitant-e-s du lieu qui ne se laissent pas détourner de leur voie et qui n’auraient jamais pu imaginer qu’ils feraient un jour cause commune avec des militant-e-s d’extrême gauche ou encore qu’elles et ils se retrouveraient sous les feux des projecteurs. A Wackersdorf, c’était le conseiller général Hans Schuierer, à Buir la défenseuse de l’environnement Antje Grothus, à qui son engagement militant a valu une place à la « commission charbon ». Dans ses discours lors de manifestations, Antje parle plus clair et de façon plus radicale, dans le bon sens du terme, que toutes les organisations environnementales et toutes les associations et comités, « occupeurs d’arbres » compris.
Il y a un autre point commun avec Wackersdorf : pour qu’un tel mouvement, qui engage le fer contre un puissant groupe industriel lié au pouvoir politique, rencontre le succès, il faut que « la météo soit favorable », c’est à dire que l’état d’esprit de la société vienne en renfort de la mobilisation. On avait atteint ce stade à Wackersdorf (alors que ce qui était en jeu, c’était rien de moins que le rêve de voir l’Allemagne accéder enfin à la maîtrise de la fabrication de bombes atomiques), seulement dans la dernière phase de la mobilisation, avec l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev en URSS et le dégel qui s’en est ensuivi. L’accès de l’Allemagne à une éventuelle utilisation militaire de l’atome était devenu intempestif.
Pour la forêt de Hambach, c’est le contraire qui s’est passé. Ici, il y avait depuis longtemps des mouvements de contestation, des « camps pour le climat » aussi, qui ne trouvaient quasiment aucun écho dans l’opinion publique. C’est surtout le sommet des Nations Unies pour le climat à Paris qui a produit un changement, et une plus large prise de conscience de l’urgence de combattre le changement climatique. Les activistes de « ausgeCO2hlt » [8] et d’autres tenaient des »camps climat« , avec chaque année une affluence plus grande, contre les mines de charbon du bassin du Rhin, »Ende Gelände« organisait avec efficacité des blocages massifs réussis dans les exploitations à ciel ouvert : cela n’est d’ailleurs pas resté pas limité à la région du Rhin mais fut repris jusqu’en Pologne et en Tchéquie. Des petits groupes se spécialisèrent dans les actions de sabotage, d’autres mirent sur pied de larges programmes de formation. La coordination des »syndicalistes pour la protection du climat" se donna pour objectif de faire évoluer les positions syndicales, les organisations environnementales firent paraître des rapports d’expertise et introduisirent des recours en justice, les catholiques organisèrent des offices religieux...
Pour résumer, en Allemagne, le mouvement pour le climat est devenu un mouvement de masse et a trouvé dans la forêt de Hambach un lieu à partir duquel s’organiser et rayonner. Mais il est nécessaire de préciser que la pièce centrale, c’est l’accompagnateur forestier Michael Zobel et ses promenades pédagogiques dans la forêt de Hambach, d’abord mensuelles, hebdomadaires depuis août. C’est un point fixe pour le mouvement, parce qu’il est rassembleur en même temps qu’il est celui qui donne le virus aux curieux : qui est venu une fois restera. Sans ces promenades en forêt, le mouvement n’aurait jamais fait le saut qui l’a rendu massif. Un après-midi, il y a eu jusqu’à 10 000 promeneurs.
Sans lui, sans les « Buirer für Buir », sans les « occupeurs d’arbres », sans « Ende Gelände », sans BUND, il n’y aurait pas cette large mobilisation. Mais sans le changement dans la conscience collective que le sommet de Paris pour le climat a initié et que l’été caniculaire de cette année a encore accéléré, le terrain ne serait pas si favorable. On ne peut pas expliquer autrement le jugement de Münster. Ce qu’il y a ici de particulier, c’est qu’en Allemagne une instance judiciaire supérieure fasse autant cas d’une espèce protégée (une chauve-souris) que des intérêts économiques d’un géant de l’énergie, auquel elle reproche en outre le de ne pas avoir fait la démonstration crédible du caractère indispensable pour le bien commun de son activité. C’est un succès énorme pour la protection de la nature et le climat. RWE ne s’y attendait pas, et d’ailleurs parmi les activistes, ce fut aussi une surprise pour beaucoup.
Est-ce déjà la victoire totale ? Non, la sortie de l’énergie carbonée, ça reste du travail artisanal [9]. RWE fait creuser un fossé autour de la forêt pour empêcher que des gens continuent à y pénétrer et pour continuer à y faire ce qu’il veut. Pendant un temps on a parlé d’une clôture d’un mètre de haut autour de la forêt, il n’en est plus question, peut-être est-ce trop cher. Il n’est pas interdit d’aller dans la forêt, mais il sera interdit d’y construire des cabanes. RWE a intégré la forêt au domaine de l’entreprise. Ainsi l’entreprise a la possibilité de faire arrêter les « occupeurs d’arbres » pour violation de domicile et de les étouffer sous des amendes importantes.
En réalité, il est trop tard pour mettre cette stratégie en place, elle n’a de sens que si RWE voulait utiliser le clôturage pour retirer à la forêt le symbole le plus précieux de ce qu’il y a là à préserver : les chauve-souris dites « Murin de Bechstein ». Une fois déjà RWE a tenté de les chasser du bois en faisant recouvrir de feuilles de plastique les cavités des vieux arbres dans lesquelles elle niche. A l’époque les écologiste de terrain avaient dénoncé et fait cesser ces agissements. S’ils ne peuvent plus venir surveiller, RWE fera ce qu’il veut. Cela peut sembler bien cynique. Comment peut-on leur prêter de telles idées ? Les capitalistes allemands ont pourtant prouvé à plusieurs reprises déjà dans l’histoire qu’ils ne deviennent pas plus sages quand ils ont le dos au mur, et qu’ils choisissent la tactique de destruction.
En tout cas grâce à notre mobilisation de masse, et du fait que RWE s’accroche de façon si évidente à une technologie dépassée, le producteur d’énergie est contraint à la défensive, et avec lui le syndicat BCE. Ce week-end RWE a reçu la note : le cours de ses actions a baissé de près de 10% vendredi, accompagnée d’une nouvelle vague de résiliation chez ses clients. Une année après l’autre, RWE fait 100 à 200 millions d’euros de bénéfices en moins. Parallèlement les sondages montrent que le SPD et la CDU continuent leur descente aux enfers tandis que les Grünen grimpent. Cela ne restera pas sans conséquences sur les décisions de la « Commission charbon ».
C’est pour cela que « Ende Gelände » a raison d’appeler à continuer à aller dans la forêt, à occuper des arbres ainsi qu’à reboucher continuellement le fossé. Au moins jusqu’à ce que la justice ait tranché sur la question principale, celle de savoir si la forêt doit être déclarée à la Commission européenne comme relevant de la directive sur la conservation des habitats naturels, des espèces de la faune et de la flore sauvages, les militant-e-s environnementalistes doivent contrôler ce que fait RWE dans la forêt.
Et après ce week-end, une deuxième chose devient évidente : le mouvement pour le climat doit gagner les villes. Il doit faire alliance avec les petits agriculteurs et les promoteurs de moyens de transport alternatifs, et, pour s’opposer à la folie dominante, élaborer des contre-projets beaucoup plus concrets que ce ne fut le cas jusqu’alors, susceptibles de devenir des axes de bataille sur le plan politique. C’est de Munich qu’est venue ce même week-end une première impulsion : près de 20 000 personnes y ont manifesté sur le thème « Mia ham’s satt ! » [[« On en a marre ! » en dialecte bavarois.] contre la bétonisation, les fermes industrielles et l’asphyxie des transports. Des militant-e-s de « Ende Gelände » et de nombreux autres y ont exprimé leur solidarité avec le combat pour la forêt de Hambach.
Angela Klein, 8. octobre 2018