Au printemps dernier, Asma Lamrabet claquait, malgré elle, la porte du Centre d’études féminines en islam qu’elle dirigeait à Rabat depuis 2011, au sein de la Rabita Mohamedia des oulémas du Maroc. Figure du féminisme musulman, mondialement connue pour ses travaux de réinterprétation du Coran et sur la place de la femme dans l’islam, la théologienne – médecin de formation – était contrainte à la démission sous la pression des conservateurs de cette institution religieuse, think tank royal réformé en 2006 par le roi Mohammed VI et chargé de promouvoir un islam ouvert et tolérant.
En cause : ses positions en faveur de l’égalité dans l’héritage entre femmes et hommes lors d’une conférence à l’occasion de la sortie d’un ouvrage collectif sur le sujet, positions dont elle ne s’était jamais pourtant cachée. Sept mois plus tard, alors que sort en France son dernier ouvrage, Islam et femmes : les questions qui fâchent, Asma Lamrabet revient dans un entretien à Mediapart sur cette démission et son combat pour « un religieux axé sur l’éthique et la pluralité d’interprétations, plutôt que celui d’un islam dogmatique, ethnicisé et légaliste, qui a perdu son souffle de message libérateur ».
Rachida El Azzouzi : Sept mois après votre démission forcée de la Rabita des oulémas pour votre prise de position en faveur de l’égalité dans l’héritage et votre remplacement par Farida Zomorod, plutôt traditionaliste, diriez-vous que vous avez été confrontée aux limites du féminisme islamique ?
Asma Lamrabet : Je dirais plutôt que j’ai été confrontée aux limites du réformisme religieux institutionnalisé. J’ai compris que l’histoire se répète et que tous les mouvements de réforme dans l’histoire de l’islam ont été le produit d’individus, presque toujours des « libres penseurs », et jamais d’institutions. J’étais certes consciente, durant ces dix années de collaboration avec cette institution officielle, de l’ampleur et de la difficulté du projet. Les institutions religieuses officielles en général sont le reflet de l’islam institutionnel, avec sa majorité d’oulémas conservateurs façonnés par le système éducatif de leur propre contexte socioculturel.
J’étais consciente depuis le début des limites de ce titanique travail de déconstruction du patriarcat religieux, notamment concernant cette question des femmes. Mais j’avais aussi la ferme – et utopique ! – conviction que c’était de l’intérieur de ces citadelles de résistances religieuses qu’il fallait initier un travail de réflexion et d’esprit critique, ne serait-ce que progressivement et avec toutes les lignes rouges que cela supposait. Certes, nous avons atteint les limites de ce qu’aujourd’hui une société comme le Maroc peut intégrer comme changements dans la sphère du religieux institutionnel.
Mais force est de constater que ce travail de fourmi de l’intérieur a donné des résultats, certes encore non palpables dans la réalité de tous les jours, mais perceptibles à l’échelle individuelle, notamment sur des jeunes chercheurs, oulémas, femmes et hommes, interpellés par cette remise en question des lectures dogmatiques. Ils et elles ont fini par prendre conscience de l’influence de l’apprentissage par endoctrinement et sans aucun esprit critique des constructions sociales interprétatives d’un religieux extirpé de son contexte historique.
Cette prise de conscience, les débats suscités autour des nombreuses interprétations longtemps considérées comme sacrées au sein même des mouvances conservatrices académiques prouvent que les choses changent et qu’elles évoluent positivement, et que ce travail, malgré tout, n’aura pas été vain.
Pourquoi le sujet de l’égalité entre femmes et hommes devant l’héritage divise-t-il autant les sociétés musulmanes ?
C’est toute la question, en général, de l’égalité femmes-hommes qui divise les sociétés musulmanes. D’ailleurs, c’est une question centrale dans tous les débats contemporains, même à l’échelle internationale, où l’idéal égalitaire est loin d’être atteint, malgré les grandes avancées sur beaucoup de droits des femmes.
Il reste que cette question est bien plus sensible dans la majorité des sociétés musulmanes, où le religieux est depuis fort longtemps un référentiel normatif incontournable et surtout un puissant marqueur identitaire, et où l’égalité hommes-femmes est considérée comme une donnée extrinsèque à la culture religieuse.
L’héritage est le nœud gordien de la question de l’égalité parce qu’elle touche au pouvoir matériel des hommes. Questionner cette donnée religieuse, c’est remettre en cause les fondements du patriarcat religieux arabo-musulman, à savoir l’autorité « absolue » des hommes sur les femmes et la subordination de ces dernières à cette autorité, au sein des deux sphères politique et familiale, autorité supposée être de droit divin et donc indiscutable.
Les femmes sont souvent leurs propres ennemies. Au Maroc, en 2015, elles étaient en première ligne des manifestations s’opposant à une réforme de l’héritage. On le voit aujourd’hui en Tunisie. Comment expliquez-vous qu’elles puissent être de puissants agents de résistance au changement ?
Tout d’abord parce qu’elles n’ont pas reçu d’autres alternatives de compréhension du religieux que celles prédominantes aujourd’hui, à savoir celles d’une lecture traditionaliste rigide et profondément discriminatoire. Cette lecture-là est le socle identitaire de l’éducation actuelle de la majorité des musulmans femmes ou hommes.
D’autre part, il faut aussi tenir compte de l’environnement politique ambiant, où finalement, plus que le religieux, c’est le clivage idéologique, entre pouvoir politique, élites dites progressiste et islam politique, qui fait que certains ont présenté à ces femmes, aux hommes aussi, la lecture réformiste comme étant une aliénation occidentale portant atteinte à l’identité religieuse et menant inéluctablement à une rupture avec les racines.
C’est donc d’une double résistance qu’il s’agit, celle formulée dans le cadre culturel dominant mais aussi celle d’une peur profonde d’un déracinement. La peur est un facteur primordial ici dans cette résistance, peur de désobéir à cette normativité patriarcale perçue de façon erronée comme émanant d’un commandement divin. Doublement culpabilisées, une grande majorité de femmes seront les premières à faire un déni de la réalité et à revendiquer le droit à l’application de la charia dans sa version de code juridique islamique immuable.
Peut-on imaginer qu’au Maroc, le pouvoir politique et le roi lancent une initiative équivalente à celle du président tunisien, qui veut légiférer très prochainement sur l’égalité successorale ?
Le roi du Maroc a déjà pris ce genre d’initiatives. Il a toujours exercé un rôle d’arbitrage sur ce genre de sujets et cela s’est déjà produit sur d’autres questions, comme lors de la réforme du code de la famille en 2004. Mais aussi sur la question de l’avortement ou plus récemment sur la question de l’autorisation des femmes à accéder aux fonctions d’adoul [fonction de notaire religieux exercée exclusivement par les hommes jusqu’à présent – ndlr].
Des lois considérées comme sacrées ont été réformées, sous l’impulsion royale, et malgré aujourd’hui une mise en pratique quelque peu défaillante sur le plan de la réalité et les différentes faiblesses de ce code, il faudrait savoir reconnaître qu’avec celui de la Tunisie, le code marocain reste l’un des codes les plus réformistes et en avance par rapport aux autres pays arabo-musulmans.
Le politique, le profane peuvent-ils influer sur le religieux, le sacré ? N’est-on pas condamné à l’argument du sacré pour ne jamais réformer ? Comment contourner le religieux dans les pays où la religion est centrale ?
Le contentieux historique entre politique et religieux en islam est très ancien et on peut dire qu’il a été structurel à l’islam naissant de la première période post-prophétique. Or l’islam en tant que message spirituel n’est pas du tout porteur d’un projet politique. Il transmet avant tout une éthique de la gestion des sociétés basée sur l’exigence de justice et de la défense des opprimés sur Terre (mustad’afoun fi al ard).
Avec le temps et la naissance de l’islam impérial, c’est une inversion des valeurs qui s’est produite, avec l’imposition de valeurs comme la soumission au gouvernant politique (taa’) comme prescription religieuse d’origine divine.
Cette longue tradition de soumission à l’ordre politique établi, comprise comme acte de piété religieuse, a été à l’origine de la grande majorité de nos échecs historiques récurrents. On comprendra peut-être un jour que ce n’est qu’en séparant le politique du religieux que l’on pourra espérer résoudre un bon nombre de nos problèmes et, de là, protéger l’islam en tant que référentiel religieux porteur de valeurs éthiques universelles, loin de toute lecture juridique politisée.
Une telle loi sur l’héritage aurait-elle des chances de passer au Maroc dans un Parlement dominé par les conservateurs du Parti de la justice et du développement (PJD) ?
Je pense que sur cette question de discrimination des femmes, malgré, certes, quelques différences entre les discours politiques en vogue, il faudrait savoir reconnaître qu’il y a une matrice commune de fond, où la dévalorisation des femmes est structurelle aux mentalités, toutes tendances confondues. Et sur cette question, précisément, il y a des divisions internes au sein même de partis moins conservateurs, et donc le débat est ailleurs et c’est au sein d’une réforme globale de toute l’approche du religieux que des changements peuvent et doivent avoir lieu.
Dans votre dernier livre qui vient de paraître en France (Islam et femmes, les questions qui fâchent), vous dites qu’aujourd’hui, l’instrumentalisation dans l’islam, au nom du religieux, de la raison d’être au féminin fait plus de dégâts qu’hier. Qu’entendez-vous par là ?
Aujourd’hui, la fracture idéologique entre les pouvoirs officiels, les modernistes et les tenants de l’islam politique prend en otage cette question des femmes et notamment le principe de l’égalité femmes-hommes. La question de la mise en pratique de l’égalité n’est jamais prioritaire dans le calendrier politique des sociétés arabo-musulmanes. Elle est toujours instrumentalisée de part et d’autre pour accuser de tous les torts l’adversaire politique, mais il n’y a réellement pas de véritable volonté politique pour faire avancer les choses.
L’argumentaire religieux est toujours brandi par les adeptes ou opposants, ce qui politise et « idéologise » le débat, et le rend finalement insoluble. Et ce sont toujours les femmes qui restent les grandes perdantes, puisque l’on constate même une vraie régression sur un grand nombre d’acquis dans un certain nombre de pays où l’islam est religion d’État.
Voile, polygamie, inégalité dans l’héritage… Vous inventoriez également dans votre ouvrage les discriminations imposées aux femmes au nom de l’islam. Que dit vraiment le Coran ? À vous lire, il accorde de nombreuses latitudes, porte une vision égalitaire et ouverte, et depuis des siècles, on lui fait dire ce qu’il ne dit pas. Tout n’est donc qu’un problème d’interprétation ?
Ce que j’essaie de démontrer, c’est que la lecture traditionaliste rigoriste s’est en majorité focalisée sur plus ou moins six versets « ambigus », voire problématiques, en leur donnant une interprétation littéraliste. Elle a marginalisé tout le reste – plus de 6 000 versets – et omis l’essentiel, autrement dit, les versets porteurs de valeurs universelles.
J’essaie par conséquent de montrer qu’il faudrait changer ce cadre de lecture normatif imposé par l’exégèse classique et le Fiqh [jurisprudence islamique – ndlr], et de relire les versets « apparemment » problématiques à l’aune d’une interprétation réformiste, éthique et spirituelle. Celle qui s’attache à l’esprit global du texte et non à sa littéralité. Je donne plusieurs exemples dans ce sens et j’essaie d’en faire une analyse détaillée.
C’est ainsi l’exemple de la question très controversée du voile dit islamique, qui déchaîne, de part et d’autre toutes les passions. Il faut rappeler encore une fois que le voile n’est pas un pilier de l’islam, ni un principe majeur des fondements de cette religion, comme le suppose une certaine lecture de l’islam qui en a fait un critère incontournable de la foi et qui a réduit toute l’éthique du message spirituel concernant les femmes à leur voilement.
Le texte coranique soulève cette question deux fois dans des passages de recommandation générale de décence vestimentaire. Le porter ou non, cela doit rester de l’ordre du choix personnel et des libertés individuelles. Obliger les femmes à le porter au nom de l’obligation religieuse ou l’interdire relève de la même logique totalitaire, celle qui se donne le droit de décider pour les femmes, afin de les maintenir dans un éternel rapport de forces.
Je pense notamment à ce passage où vous déconstruisez cette injonction faite aux femmes de baisser les yeux au nom d’une certaine pudeur. Alors qu’en réalité, elle est faite aux femmes mais aussi aux hommes…
Absolument. Le discours islamique contemporain est obsédé par la « pudeur » de « la femme » ! Or le texte est clair, il s’agit avant tout d’une pudeur exigée pour les deux, hommes et femmes, et puis aussi d’une pudeur non limitée au corps, d’une attitude de décence éthique et morale globale plutôt que d’une pudeur réduite à la seule apparence physique.
Puisque les formes de violence, de tutelle, de domination sur les femmes relèvent des coutumes et des traditions, comment déconstruire dès lors la lecture patriarcale qui plombe la pensée islamique et a forgé, dans l’esprit des musulmans, la dévalorisation des femmes ?
Il faudrait garder en tête le fait que toute cette problématique des femmes n’est pas inhérente à la seule dimension culturelle et religieuse. Je pense que la question des femmes est une question avant tout de droits humains et on ne peut l’extraire de son environnement global et donc de toutes les autres composantes sociétales. L’une des causes les plus aiguës de la discrimination des femmes aujourd’hui est en lien direct avec la précarité socioéconomique. Il est évident donc que cette question est multifactorielle. Elle cristallise aussi bien le politique, l’économique et le social, mais encore et en fond de toile le religieux.
Déconstruire la lecture patriarcale du religieux fait partie d’un processus de réforme qui doit toucher à tous ces domaines fortement imbriqués. On ne peut imaginer une réforme du religieux sans espace de liberté d’expression, de droits et donc de démocratie. En parallèle avec les réformes du champ politique et économique, la réforme du religieux doit passer par l’éducation.
Il faudrait offrir aux femmes et hommes musulmans de nouvelles clés de lecture, de compréhension et d’approche d’un religieux axé sur l’éthique et la pluralité d’interprétations, plutôt que celui d’un islam dogmatique, ethnicisé et légaliste, qui a perdu son souffle de message libérateur. Renouer avec une vision apaisée du religieux vécu non plus comme un socle identitaire figé par des siècles de culture de fatalisme et de soumission à un ordre politico-religieux établi, mais comme une spiritualité libératrice et ouverte à la richesse de l’universel humain. Cela peut paraître utopique, mais, sincèrement, je ne vois pas d’autre issue !
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Asma Lambaret, Islam et femmes, les questions qui fâchent,
Folio essais, octobre 2018, pour la France ;
éditions En toutes lettres, 2017, pour le Maroc.