Ai Weiwei n’est que le plus récent d’une longue liste de citoyens libres et de défenseurs des droits de l’Homme arrêtés, « disparus », inculpés.
Depuis l’attribution du Prix Nobel de la Paix à Liu Xiaobo en décembre dernier, et, plus encore depuis qu’en février, un message posté sur un site internet basé aux Etats-Unis, a appelé les Chinois à « aller se promener dans le centre des villes », en l’honneur de la « révolution du jasmin », la répression s’est intensifiée. Les avocats Teng Biao, Jiang Tianyong, Tang Jitian à Pékin, disparus et peut-être torturés, les intellectuels sichuanais Ran Yunfei, Ding Mao et Chen Wei, inculpés d’incitation à la subversion, le dissident de la même province Liu Xianbin, condamné à dix ans de prison pour le même « crime », et tous ceux, dont l’épouse du Prix Nobel, Liu Xia, qui sont actuellement en résidence surveillée : au total, environ deux cent défenseurs des droits de l’homme ont perdu leur liberté depuis environ deux mois [1].
Trois dimanches de suite, le centre de treize grandes villes de Chine a été soumis à une véritable occupation policière, tandis que des flics en civil embarquaient tous ceux, pourtant bien peu nombreux, qui avaient l’air de manifestants. La présence, le premier dimanche de la « révolution du jasmin » de l’Ambassadeur américain près du McDonald de Wangfujing de Pékin, l’un des lieux de la « révolution du jasmin », a conduit de nombreux officiels à crier au complot pour abattre le régime. Mais celui-ci est-il donc si fragile qu’il s’effraie d’un mot d’ordre dont personne ne sait d’où il vient ? Les conflits sociaux sont-ils si graves pour que le plus grand parti du monde soit en proie à un affolement sans précédent ?
Aujourd’hui, les observateurs informés ne cessent de nous affirmer qu’il est impossible qu’un mouvement analogue au printemps arabe se produise en République populaire ; que les succès du régime sont tels que les Chinois ne redoutent rien plus que le désordre et soutiennent les actions de leurs gouvernement ; que la classe moyenne qui ne cesse de se développer n’est nullement hostile au régime ; qu’enfin, le dépassement du PIB du Japon par la Chine est acclamé par l’ensemble de la population ; et que, pour la première fois dans un pays dirigé par un parti communiste, la succession du numéro un est déjà réglée et se déroulera sans anicroche. Les analyses de ces observateurs ne sont pas dénuées de fondements. Alors, pourquoi ce déchaînement paranoïaque de la part de dirigeants dont la position semble si solide? Sont-ils à ce point ignorants de l’ampleur de leurs soutiens ?
Reportons nous trente-cinq ans en arrière. A l’époque, les observateurs nous expliquaient que la Chine avait trouvé une voie particulière vers le développement qui en faisait un modèle pour les pays du tiers monde. Son dirigeant suprême était adulé dans son pays, et, lors de sa disparition en septembre 1976, dans le monde entier, intellectuels, hommes d’Etat et journalistes de tous bords versèrent des torrents d’éloge sur le Grand homme.
Et pourtant, quelques mois avant sa disparition, à l’occasion de la Fête des morts de Qingming le 5 avril 1976, près de cent mille personnes s’étaient rassemblées sur la place Tiananmen [2] pour rendre hommage au Premier ministre Zhou Enlai disparu en janvier de la même année, mais surtout pour réclamer « la fin de la dictature de Qin Shihuang [3] » nom de code de Mao Zedong. Cette manifestation avait réuni des intellectuels, des ouvriers, des cadres du Parti dégoûtés de la ligne gauchiste de Mao, des jeunes instruits (lycéens envoyés à la campagne après leur baccalauréat) revenus clandestinement en ville, qui avaient crié sur la principale place de Pékin, à Nankin et dans bien d’autres villes, leur ras le bol de la dictature. Malgré l’endoctrinement omniprésent, en dépit de l’absence totale de libertés individuelles, du délirant culte de la personnalité et de la fermeture du pays, des dizaines de milliers de citoyens n’avaient pas hésité à descendre dans les rues sans se soucier de l’éventuelle répression. Et le tout sans Internet, sans Facebook et sans twitter qui jouent un rôle si important dans les mobilisations d’aujourd’hui.
La manifestation fut réprimée à coups de matraque par les « milices ouvrières » du régime, des dizaines de personnes furent arrêtées, l’incident fut qualifié de « contre-révolutionnaire » et Deng Xiaoping, accusé de l’avoir organisé, fut dépouillé de ses fonctions de vice-président du Parti et de vice-Premier ministre. Pourtant, la victoire du Grand Timonier ne fut que de courte durée puisque quelques mois après cette manifestation, le 9 septembre, il mourut et le 6 octobre, la Bande des Quatre dirigée par son épouse qui voulait poursuivre sa politique fut arrêtée. Ces mesures ouvrirent la voie aux réformes qui allaient transformer la Chine.
En novembre 1978, après son retour au pouvoir, Deng Xiaoping réhabilita la manifestation, et les personnes arrêtées furent libérées et traitées en héros. Cette décision fut immédiatement interprétée comme une réhabilitation de l’action spontanée des citoyens, et déclencha le mouvement du « Mur de la démocratie » marqué par le dazibao de Wei Jingsheng réclamant la « Cinquième modernisation : la démocratie » [4]. En mars 1979, Deng, qui avait sanctifié l’action des citoyens pour consolider son retour au pouvoir, faisait arrêter Wei Jingsheng et instaurait les Quatre principes fondamentaux [5], interdisant de critiquer le Parti. Dix ans plus tard, ce même Deng allait lancer les tanks sur les Pékinois désarmés [6] et inaugurer la politique de stabilité à tout prix. Cela explique l’ambigüité de l’attitude du pouvoir à l’égard de l’ « Incident de Tiananmen ».
Bien qu’il soit considéré comme l’événement annonciateur des réformes qui ont bouleversé le visage de la République populaire, il n’a pas trouvé sa place dans le calendrier des célébrations officielles, pourtant fort rempli, de la République populaire. En effet, les dirigeants du parti communiste chinois n’apprécient pas les mouvements spontanés de citoyens, à part lorsqu’ils sont dirigés contre des pouvoirs « réactionnaires », si possible dans le passé. Aujourd’hui, la célébration du « mouvement du 5 avril » pourrait être interprétée par les mécontents comme l’a été sa réhabilitation : comme une légitimation du droit de manifester. Cela ne risque pas de se produire au moment où les avancées juridiques qui s’étaient produites au cours des trente dernières années sont largement remises en question.
« L’avenir est radieux, mais la voie est tortueuse », disait la propagande officielle du temps de Mao Zedong. L’évolution de l’attitude du pouvoir à l’égard des opinions divergentes montre que, de ce point de vue, les choses n’ont guère changé. Les réunions de l’Assemblée populaire nationale et de la Conférence politique consultative du peuple chinois qui se sont tenues en mars de cette année ont annoncé une seule nouvelle intéressante : la part du budget consacré au « maintien de la stabilité » (624 millions de yuans) a dépassé les dépenses militaires pourtant considérables (601 millions).
En général, lors de la Fête des morts, les policiers en civil sont très nombreux dans les cimetières, car on craint tout particulièrement que les parents des victimes du massacre du 4 juin 1989, et notamment les « mères de Tiananmen » dont les principales animatrices sont aujourd’hui en résidence surveillée, ne profitent de l’occasion pour réclamer la réhabilitation des victimes. En ces temps de tolérance zéro pour toute manifestation d’opposition, le souvenir du « Mouvement du 5 avril » inquiète les successeurs de Deng Xiaoping.
Jean-Philippe Béja
• MEDIAPART. LE BLOG DE JEAN-PHILIPPE BÉJA. 4 AVR. 2011 :
https://blogs.mediapart.fr/jean-philippe-beja/blog/040411/il-y-35-ans-le-printemps-de-tiananmen