Que se passe-t-il ? Le personnage central se prend-il le visage à deux mains sous le coup de l’émotion ? Est-il juste très concentré ? Celui qui apparaît derrière, à gauche, est lui aussi attentif ; celui de droite semble pensif. Nous sommes le 19 octobre dans les tribunes publiques du Parlement de Montevideo, capitale de l’Uruguay, lors de la discussion sur la « loi intégrale pour les personnes trans ». Pour les associations lesbiennes, gays, bi, trans (LGBT) qui se sont battues pour son adoption, l’enjeu est capital.
Neuf ans après une première loi autorisant le changement de sexe, sans autorisation médicale ni accord d’un juge, et la modification de leur nom sur leurs papiers officiels, les transgenres – ou transidentitaires – espèrent cette fois voir tous leurs droits reconnus « intégralement ».
D’après Matilde Campodonico, la photographe d’Associated Press auteure de cette image, les trois personnages principaux sont des « activistes trans » venus suivre les débats contradictoires autour de ce projet de loi, qui a été farouchement combattu par les députés de la droite catholique. On comprend mieux, dès lors, l’intensité dramatique qu’exprime le visage de la personne centrale : elle attend que les députés décident de sa vie.
« Leur vie est très triste »
La photographe dit qu’elle n’a pas pris cette photo au hasard. En Uruguay, estime-t-elle, les trans sont toujours « très caricaturés », présentés comme des personnes « joyeuses », « amusantes », en état de « fête permanente ». Alors qu’en vérité, « leur vie est très triste. Elles trouvent difficilement du travail, sont souvent pauvres et finissent généralement par se prostituer ». Elles ont aussi du mal à payer leurs traitements hormonaux, leurs opérations, à trouver un logement, et sont mal vues dès qu’elles suivent des cours professionnels.
Voilà pourquoi Matilde Campodonico a pris cette photo qui lui rappelle certains personnages tragiques des films du cinéaste espagnol Pedro Almodovar. Elle a voulu témoigner de l’angoisse des personnes trans lors des discussions parlementaires, et de leur espoir. Le 19 octobre, la « loi intégrale » a été votée par les députés de gauche, majoritaires.
En plus de la reconnaissance indiscutable du choix individuel de leur identité de genre dès 18 ans – voire celui d’être « non binaire », ni homme ni femme –, ce texte leur accorde le remboursement par le système de santé des hormonothérapies et des chirurgies de réassignation sexuelle, la création de bourses d’aide à l’éducation, la désignation comme groupe prioritaire pour l’accès au logement, l’obligation pour les services gouvernementaux d’employer au moins 1 % d’entre elles, et une pension mensuelle pour celles nées avant 1975, qui ont été maltraitées pendant la dictature de 1973-1985.
« Jour historique »
« C’est un jour historique pour l’Uruguay », a déclaré leur porte-parole, Josefina Gonzalez, se félicitant que la loi intégrale « leur assure un accès à l’éducation, à la santé, au travail et à la culture ». Ce pays, il est vrai, a toujours été le plus avancé de toute l’Amérique latine en matière de droits LGBT. En 2003, il a voté les lois contre les crimes fondés sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre. En 2004, celles contre la discrimination au travail des homosexuels. En 2006, l’accès à la fécondation in vitro a été accordé aux lesbiennes. L’union civile homosexuelle a été légalisée en 2008, l’adoption homosexuelle en 2009. En 2013, le mariage homosexuel a été reconnu.
En Uruguay, enfin, la procréation médicalement assistée pour toutes les femmes a été légalisée en 2006. Elle ne l’est toujours pas en France, où Laurent Wauquiez (président des Républicains), Marine Le Pen (présidente du Rassemblement national) et La Manif pour tous s’y opposent vivement. Nul doute que le jour où le sujet sera débattu à l’Assemblée nationale, début 2019, dans le cadre de la révision des lois de bioéthique, on verra aussi des visages tendus dans les tribunes ouvertes au public.
Frédéric Joignot