« Le Yémen n’existe plus. » Sa population se meurt
La guerre menée par l’Arabie saoudite [royaume dirigé par la famille-dynastie des Saoud depuis 1932 ; aujourd’hui prise en main par le clan du prince héritier Mohammed ben Salmane, nommé MBS] contre le Yémen a dévasté un pays déjà paralysé par une pauvreté généralisée et une négligence systématique.
Depuis le 25 mars 2015 [avec une préparation dès 2014], l’Arabie saoudite et ses alliés [en partie pour étoffer l’apparence politique d’une coalition : Egypte, Jordanie, Soudan, Maroc, et les membres du Conseil de coopération du Golfe, à l’exception d’Oman] ont lancé ce qui est devenu un assaut crapuleux et impitoyable – baptisé dans le style marketing du Pentagone Tempête décisive et renommée rapidement Restaurer l’Espoir (sic) – contre une population sans défense. [Les Etats-Unis jouent un rôle décisif aussi des Etats Unis, pour les renseignements, la gestion des bombardements, la vente d’armes et l’apprentissage de leur utilisation] Leur objectif est de vaincre les rebelles Houthi, qui ont refusé de soutenir le gouvernement fantoche installé par les Saoudiens en 2011-2012 [Abdrabbo Mansour Hadi, ancien maréchal et vice-président de 1995 à 2012, est formellement élu comme nouveau président de la République du Yémen, au « suffrage universel », comme seul candidat, le 21 février 2012 ; cela en accord avec l’Arabie Saoudite et les « monarchies du Golfe », des Etats familiaux patrimonial].
Malgré des dizaines de milliers de frappes aériennes et un blocus aérien et naval épuisant ils n’ont pas réussi à déloger les rebelles de la capitale Sanaa. En effet, les Houthis contrôlent encore une partie significative du pays [voir carte des zones contrôlées en septembre 2018 par les différentes forces].
Souvent dépeints cyniquement comme des marionnettes iraniennes, les Houthis reçoivent beaucoup moins de soutien qu’on ne le pense généralement. Et leur mouvement est moins motivé par l’amour des ayatollahs que par des griefs socio-économiques de longue date avec les dictateurs successifs soutenus par les Saoudiens, et leur exclusion d’un gouvernement de transition établi après la révolution de 2011.
Cette vérité gênante a été ignorée par le régime saoudien, qui a exagéré le risque posé par un prétendu mandataire iranien à sa porte pour justifier une intervention militaire massive. En conséquence, le Yémen est aujourd’hui confronté à la plus grande urgence humanitaire de la planète. [1]
Selon un rapport du Programme alimentaire mondial, quelque 14 millions de personnes risquent de mourir de faim. C’est la famine la plus grave au monde depuis plus de 100 ans. Seize millions de personnes n’ont pas accès à l’eau potable et 22 millions de personnes, soit 75 % de la population, dépendent de l’aide.
Les Nations Unies estiment que plus de 3 millions de Yéménites ont fui leurs foyers, cherchant désespérément la sécurité et la sûreté. Beaucoup vivent aujourd’hui dans des camps de réfugiés de fortune, leurs tentes usées étant les seuls signes de vie dans un paysage autrement inhospitalier.
Pour forcer les rebelles Houthi à se rendre, les Saoudiens ont attaqué et fermé à plusieurs reprises le port d’Hodeida, qui gérait 70% des importations alimentaires avant la guerre. Ils ont essayé d’intimider les ONG pour qu’elles mettent fin aux programmes d’aide dans les régions contrôlées par les rebelles. Quand la persuasion a échoué, ils ont eu recours à la violence. Des hôpitaux gérés par Médecins sans Frontières (MSF) ont été bombardés à plusieurs reprises.
Save the Children, une organisation internationale de défense des droits humains, estime que 50’000 enfants sont morts de causes liées à la pauvreté l’année dernière. Ce sont 137 « paires d’yeux souriants » qui s’éteignent tous les jours, avec une dernière étreinte familiale amère toutes les 10 minutes.
Les divisions sociales du pays – ethniques, culturelles et religieuses – se transforment en fossés avec le découpage géographique. Les Houthis contrôlent les régions du nord et du centre ; Al-Qaïda dans la péninsule arabique contrôle le sud-est et les forces loyales aux Émirats arabes unis contrôlent la zone entourant le port stratégiquement vital d’Aden, ils envisagent une sécession unilatérale du nord.
En vérité, le « Yémen » n’existe plus. « Amaigri » par des décennies de sous-investissement, de corruption de la classe dirigeante et d’attaques néolibérales, le pays a reçu un coup très dur des Saoudiens et de leurs alliés.
Cette calamité est une mise en accusation du soi-disant ordre mondial. Il s’agit en particulier d’une mise en accusation des gouvernements américain et britannique, qui ont étendu leurs ventes militaires aux Saoudiens, ainsi que les Français [2] : un exemple de la barbarie bipartisane souvent affichée sur les questions de politique étrangère impériale par les démocrates et républicains et par les sociaux démocrates et conservateurs.
Une bombe qui a tué 40 enfants dans un autobus scolaire en août 2018 a presque certainement été produite au Texas par Lockheed Martin. Ne se contentant pas de faciliter ainsi les assassinats aveugles, l’Occident a fourni un soutien secondaire, notamment des renseignements sur les cibles possibles, le ravitaillement en vol pour les campagnes de bombardement et un flux sans fin de matériel militaire haut de gamme.
Un rapport des enquêteurs de l’ONU a trouvé des preuves de massacres, de tortures et de viols de civils. Pourtant, confronté aux faits, le secrétaire américain à la Défense, Jim Mattis, a insisté sur le fait que le meurtre de milliers de civils yéménites non armés était un acte d’autodéfense des monarchies saoudienne et émiratie. Le secrétaire d’État, Mike Pompeo, a été plus honnête dans une note du Congrès qui justifiait l’intervention de l’Arabie saoudite en termes de réduction de l’influence iranienne.
Le gouvernement australien a été aussi complice de la même façon. Plus tôt cette année, le site d’information indépendant New Matilda a rapporté que les licences pour la vente de matériel militaire aux Saoudiens ont récemment quadruplé. Christopher Pyne, ministre de l’Industrie de la défense à partir de 2016 et maintenant ministre de la Défense, et d’autres ministres du gouvernement ont engagé des pourparlers de haut niveau concernant l’expansion de la Royal Saudi Navy.
En outre, il a été révélé l’année dernière que des navires de guerre australiens menaient des exercices conjoints avec les Saoudiens, c’est-à-dire avec la marine qui bloque l’aide désespérément nécessaire à 22 millions de civils. Pour couronner le tout, un ancien général major de l’armée australienne, Mike Hindmarsh, a dirigé les forces combattantes des Emirats. Sa récompense serait un salaire annuel de 500’000 de dollars australiens. On ne peut qu’imaginer l’hystérie si les Iraniens payaient un tel salaire. Mais, dans ce cas, il n’a reçu aucune critique ou censure de la part du gouvernement ou des grands médias en Australie.
Près de 30 millions de Yéménites subissent un siège militaire brutal. Il est grand temps que l’Australie et d’autres pays mette fin à ses relations avec le méprisable régime saoudien et à son implication dans les crimes de guerre.
Omar Hassan
Notes de la rédaction de A l’Encontre
[1] Selon l’AFP du 29 octobre 2018 : « Ahmed Hassan hurle de douleur au moment où le médecin le pose délicatement sur une balance pour le peser. Le visage et le corps décharnés, ce bébé yéménite de quelques mois est affamé. A l’hôpital Sabaeen de Sanaa, les infirmières préparent du lait en poudre et remplissent des seringues, rationnant ainsi les portions données aux enfants malnutris qui arrivent pour des traitements d’urgence. « La vie est devenue très difficile (…) mais nous faisons de notre mieux, compte tenu des circonstances », confie Oum Tarek, dont le bébé de neuf mois est pris en charge pour malnutrition.
« Nous ne sommes pas d’ici, nous louons une très vieille maison pour 10’000 riyals (environ 35 euros) à Hiziaz », au sud de Sanaa, dit-elle à l’AFP. Son bébé, raconte-t-elle, est tombé malade car elle n’avait plus les moyens de lui acheter du lait en poudre, compte tenu de l’importante somme que représente la location de la maison. Les quatre années de guerre entre le gouvernement yéménite et les rebelles Houthis ont plongé le pays au bord d’une « famine géante et imminente », selon l’ONU qui estime que 14 millions de personnes, soit la moitié de la population, pourraient en être victimes.
Le secrétaire général adjoint de l’ONU pour les Affaires humanitaires, Mark Lowcock, a affirmé lundi que le risque de famine au Yémen est « plus important que tout ce qu’un professionnel du secteur a pu voir au cours de sa carrière professionnelle ».
« Porte de la mort » A l’hôpital de Sabaeen, le pédiatre Charaf Nachwan affirme que certaines familles n’ont même pas les moyens de payer le transport pour arriver à la clinique.« Leurs enfants sont donc laissés des jours, des semaines, souffrant de malnutrition, jusqu’à ce que quelqu’un les aide avec un peu d’argent. A ce stade, nous faisons face à des cas très graves », se désole-t-il. Depuis l’intervention en mars 2015 d’une coalition militaire dirigée par l’Arabie saoudite en soutien au gouvernement yéménite, le conflit a fait selon l’ONU près de 10’000 morts, des ONG de défense des droits humains estimant que le bilan serait cinq fois plus important, en majorité des civils, et provoqué la pire crise humanitaire au monde.
L’ONU a réclamé cette semaine « un cessez-le-feu humanitaire » autour des installations participant à la distribution d’aide alimentaire, mais ni les rebelles soutenus par l’Iran, ni Ryad et ses alliés ne semblent avoir répondu à l’appel. Les deux parties se disputent le contrôle du pays qui partage une frontière avec l’Arabie saoudite et possède plusieurs ports stratégiques.
Les rebelles contrôlent la capitale Sanaa et d’importantes régions dans le nord et l’ouest du pays, où se trouve notamment la ville de Hodeida. Près des trois quarts de l’aide humanitaire entrant au Yémen transite par son port. Ahmed Hassan hurle de douleur au moment où le médecin le pose délicatement sur une balance pour le peser. Le visage et le corps décharnés, ce bébé yéménite de quelques mois est affamé.
A l’hôpital Sabaeen de Sanaa, les infirmières préparent du lait en poudre et remplissent des seringues, rationnant ainsi les portions données aux enfants malnutris qui arrivent pour des traitements d’urgence. Parfois même incapables d’avaler tellement leur corps est affaibli, les enfants sont nourris à l’aide de sondes.
La coalition sous commandement saoudien, qui contrôle l’espace aérien au Yémen, impose un blocus quasi-total à ce port, ainsi qu’à l’aéroport de la capitale. Face à cette situation, le docteur Nachwan assure que le personnel médical fait son maximum pour sauver les enfants. « Les cas que nous traitons ici à l’hôpital sont graves. A la porte de la mort parfois. Nous faisons notre travail, nous faisons tout ce que nous pouvons pour rendre (aux enfants) leur santé », dit-il. « Certains s’en sortent. D’autres meurent ».
Disant se baser sur des informations collectées par le Civilian Impact Monitoring Project, lié au réseau « Global Protection Cluster » de l’ONU, Oxfam souligne que 575 civils, dont 136 enfants, ont été tués entre le 1er août et le 15 octobre.
« Oxfam appelle la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et d’autres gouvernements à suspendre les ventes d’armes aux Saoudiens en raison de leur mépris pour les vies des civils dans la guerre au Yémen », selon le communiqué de l’ONG. (Réd. A l’Encontre)
[2] La NZZ du 27 octobre 2018 soulignait dans un graphique (page 7) que de 2013 à 2017. Les ventes d’armes états-uniennes et britanniques étaient les plus importantes, suivent par la France, l’Espagne et la Suisse. Pour la Suisse, ce 2013 à 2017, la part des ventes d’armes vers l’Arabie Saoudite totalise le 20,4% des exportations d’armes de l’Helvétie. Toutefois, les descendants d’Henri Dunant – « hommes d’affaires, humaniste et chrétien protestant », selon la définition officielle – autrement dit : « Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) bénéficie… des fonds saoudiens. L’an dernier, l’organisation a signé avec l’Arabie saoudite un accord portant sur 10 millions de dollars pour financer ses opérations au Yémen (sic). « L’Arabie saoudite est traitée comme n’importe quel donateur », assure une porte-parole du CICR. […] Cette politique d’acceptation des fonds d’un belligérant suscite toutefois un malaise dans les milieux humanitaires, même si personne ne souhaite laver son linge sale en public. « Les Nations unies n’ont peut-être pas le choix d’accepter des fonds d’un gouvernement. Mais il y a un vrai problème éthique. Les organisations humanitaires au Yémen voient chaque jour les conséquences catastrophiques de l’intervention saoudienne. Riyad tente de se refaire une image, mais faut-il se prêter à ce jeu ? », interroge un humanitaire, qui était récemment en poste au Yémen. », in Le Temps du 22 janvier 2018. (Réd. A l’Encontre)
• Article publié sur le site australien Red Flag ; traduction et édition par rédaction A l’Encontre publiée le 30 octobre 2018 :
http://alencontre.org/moyenorient/arabie-saoudite/yemen-arabie-saoudite-le-yemen-nexiste-plus-sa-population-se-meurt.html
« La crise yéménite est-elle vraiment si compliquée que cela ? »
Au Yémen, l’un des pays les plus pauvres de la planète, femmes, enfants et vieillards paient, par dizaines de milliers, depuis plus de deux ans un prix humain terrible pour des fautes qu’ils n’ont pas commises. Ils meurent sous les bombes d’un des pays les plus riches au monde, l’Arabie Saoudite. Depuis le 6 novembre et jusqu’à lundi, ses dirigeants ont verrouillé ports et aéroports yéménites, imposant notamment un embargo total sur les carburants [1]. Une telle décision était censée punir le fait qu’aux milliers de bombes et missiles saoudiens aurait répondu un tir yéménite qui s’était approché de Riyad. Le drame se joue au service d’un agenda saoudien aussi brouillon qu’irresponsable. On doit donc se demander pourquoi Riyad conserve le soutien quasi aveugle de Washington et de nombre d’Etats européens, la France en tête.
Oui, bien sûr, la crise yéménite, à force de s’internationaliser, est devenue « complexe ». Et le destin du Yémen, et sa survie, échappent à la volonté des 27 millions de citoyens de la plus vieille nation de la péninsule arabique. Complexe ? Qu’on en juge : depuis mars 2015, une coalition de dix pays arabes sunnites, dirigée par l’Arabie Saoudite et les Emirats, soutenue par les Etats-Unis et l’Europe, affronte au sol et par voie aérienne et maritime une improbable alliance entre deux ennemis d’hier. D’une part, les « houthistes », partiellement définis par leur identité confessionnelle (zaydite, c’est-à-dire associée au chiisme), longtemps en rébellion contre le président Ali Abdallah Saleh (1978-2012) et qui ont entrepris, parce qu’ils s’estimaient les laissés-pour-compte du « dialogue national », d’imposer leur pouvoir par les armes – ce qu’ils étaient parvenus à faire sur presque tout le nord du pays.
Et, d’autre part, le camp de l’ex-président qui, pendant son interminable règne, avait livré aux houthistes six guerres meurtrières, tuant leur leader Hussein al-Houthi. Grâce à cette alliance des ennemis d’hier, Saleh espère aujourd’hui, sous l’œil très favorable de Téhéran et de Moscou, retrouver le trône qu’il avait été obligé de quitter au terme d’un « printemps yéménite ». Lequel avait mobilisé la « jeunesse révolutionnaire » et le vieux parti d’opposition Al-Islah, fort de son assise tribale islamiste, mais aussi militaire, avec le soutien du Conseil de coopération du Golfe, c’est-à-dire de tous ses voisins arabes de la péninsule.
De leur côté, deux groupes sunnites radicaux, Al-Qaeda et Daech, jamais intégrés aux tentatives de reconstruction du paysage politique dans un cadre fédéral, poursuivent un agenda jihadiste transnational, tout en trouvant le temps de s’entre-tuer. Enfin, dans ce contexte, la vieille fracture entre le nord et le sud se réactive. Et certains y songent de plus en plus, avec le soutien des Emiratis qui rêvent de revenir au dualisme nord-sud qui avait précédé la réunification de mai 1990. Last but not least, chacun des camps – coalition saoudienne, alliance houthistes-Saleh, groupes radicaux – est déchiré par des rivalités internes.
Pourtant, à y regarder de près, cette complexité n’explique pas pourquoi le drame se poursuit au-delà de toute logique, pourquoi les ravages des épidémies et des famines viennent parfaire aujourd’hui ceux du blocus terrestre et maritime, des combats au sol, des attaques suicides des groupes radicaux et bien sûr ceux des frappes aériennes incessantes de la coalition sur les infrastructures civiles et sanitaires aussi souvent que militaires. Il y a, à tout cela, d’autres raisons plus importantes et bien plus simples à comprendre.
C’est d’abord que le prince héritier Mohammed ben Salmane, le va-t-en-guerre saoudien, après avoir lancé la diplomatie du royaume dans un interventionnisme sans précédent (en Syrie, au Yémen et, plus récemment, au Liban), ne veut pas reconnaître qu’au Yémen – ce pays auquel l’oppose une très ancienne rivalité (2) -, son remède s’est révélé bien pire que le « mal » supposé. Et qu’il est parfaitement incapable aujourd’hui d’imposer une solution militaire.
A cette raison, s’ajoute une autre, fondamentale : le soutien sans faille de Washington, Paris et Londres à la politique saoudienne. On a appris ainsi que, pour compléter les efforts des Etats-Unis et alimenter les frappes de son allié et client saoudien, la France n’a pas hésité à priver son armée de l’air de ses propres réserves de munitions. Pourtant, par simple manque d’armements, si ses alliés occidentaux s’y opposaient, la coalition saoudienne ne pourrait en aucune façon poursuivre sa campagne destructrice.
Malgré le peu de sympathie qu’inspire le camp contre-révolutionnaire d’Ali Abdallah Saleh, des houthistes et de leur sponsor iranien, une évidence absolue s’impose : si des millions d’enfants yéménites sont en train de souffrir et des milliers de mourir, si un pays tout entier sombre dans le désespoir, c’est certes parce que l’Iran s’accommode de la durée de ce conflit où s’usent les capacités militaires de son rival saoudien.
Mais c’est plus encore parce que Trump a fait sienne l’obsession anti-iranienne de son partenaire saoudien, poursuivant, au-delà de toute logique, l’objectif d’affaiblissement du seul camp « houthi ». Ce que ses alliés européens, la France en tête, n’ont jamais tenté sérieusement de contredire ni même de freiner.
Mais cette obsession anti-iranienne aurait-elle la moindre chance d’être adoptée aveuglément par la première puissance mondiale dans le cadre yéménite si elle ne s’inscrivait pas, en dernière instance, dans un autre cadre : celui du conflit israélo-arabe et de l’improbable alliance nouée depuis peu entre l’Arabie Saoudite, les Etats-Unis et Israël ?
Si c’est au seul nom de la lutte israélo-américaine contre l’Iran que meurent aujourd’hui les enfants de Sanaa et d’ailleurs, la crise yéménite est-elle vraiment si compliquée que cela ?
François Burgat
[1] Le 27 novembre 2017, les médias annonçaient que « l’aide humanitaire » pouvait à nouveau entrer au Yémen. Mais l’Unicef n’a pas manqué de souligner : « C’est un petit pas en avant » et cela « ne doit pas être quelque chose d’exceptionnel ». Car de nombreuses organisations d’aide attendent toujours des autorisations. Sans même mentionner le fossé entre les besoins énormes et multiples et l’aide. (Réd. A l’Encontre)
[2] Laurent Bonnefoy. Le Yémen. De l’Arabie heureuse à la guerre. Fayard, 2017.
• Tribune publiée le 27 novembre 2017 dans Libération. Publié par A l’Encontre le 2 décembre 2017 :
http://alencontre.org/asie/yemen/la-crise-yemenite-est-elle-vraiment-si-compliquee-que-cela.html
« Un million de civils souffrent du choléra. » Or, le blocus est complet
10 novembre 2017
L’Arabie saoudite a imposé un blocus à ce pays martyrisé. Après deux ans de guerre, plus de 20 millions de civils ont besoin d’aide et un million souffrent du choléra.
« Au cours des trois derniers jours, la coalition menée par l’Arabie saoudite n’a pas autorisé Médecins Sans Frontières (MSF) à faire atterrir à Sana’a et Aden son avion en provenance de Djibouti, malgré nos demandes répétées, s’indigne Justin Armstrong, chef de mission de MSF au Yémen. L’accès au Yémen pour les vols humanitaires est essentiel afin d’apporter une assistance médicale à une population déjà éprouvée par plus de deux ans de conflit. »
Le même appel émane du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) : « Les voies d’approvisionnement humanitaire vers le Yémen doivent impérativement rester ouvertes », plaide Robert Mardini, directeur régional du CICR.
Puisque plus rien n’entre ni ne sort du Yémen, par mer, terre ou air, une cargaison de chlore, acheminée par la Croix-Rouge pour lutter contre le choléra (le chlore détruit la bactérie du choléra) a été bloquée à la frontière nord du pays.
Et une autre livraison de secours médicaux comprenant 50’000 flacons d’insuline doit arriver la semaine prochaine.
« L’insuline est réfrigérée et ne pourra donc pas attendre devant une frontière bouclée. Sans solution rapide à cette fermeture, les conséquences humanitaires seront terribles », prévient Robert Mardini.
1.- L’ampleur de la crise
Il n’y a pas que les avions de MSF qui n’ont pas accès au Yémen : depuis lundi 6 novembre, ce pays martyr est coupé du monde par un blocus imposé par l’Arabie saoudite. Le secrétaire général adjoint aux Affaires humanitaires de l’ONU, Mark Lowcock, avait averti le Conseil de sécurité de l’ONU mercredi : le Yémen fait face à la « plus grande famine » de ces dernières décennies qui pourrait faire des « millions de victimes. Le niveau de souffrances est immense. La dévastation est presque totale. 21 millions de personnes ont un besoin urgent d’aide humanitaire. C’est la pire situation au monde, sept millions de gens au bord de la famine, un enfant meurt toutes les dix minutes de maladie, et presque un million de personnes sont malades du choléra. »
Les civils ont été les premières victimes d’une guerre très sale qui a fait plus de 8650 morts dont 1700 enfants, et près de 60’000 blessés. « C’était comme le jugement dernier, il y avait des cadavres et des têtes dispersées partout, mangés par les flammes et enfouis sous les cendres », a raconté à Amnesty International un habitant de la ville portuaire de Mokha dans le sud-ouest du pays, après une frappe aérienne de la coalition [Arabie Saoudite et Egypte, Jordanie, Maroc, Soudan et les membres du Conseil de coopération du Golfe – à l’exception d’Oman].
Le conflit a aussi aggravé une crise humanitaire déjà profonde après des années de pauvreté et de mauvaise gestion. Avant le blocus total en place depuis lundi, la coalition avait déjà mis en place un blocus aérien et maritime partiel qui restreignait fortement l’approvisionnement en carburant et autres produits de base.
Le prix des aliments avait fortement augmenté, l’accès aux médicaments était déjà difficile s’était réduit. [En janvier 2017, et la situation s’est dégradée, sur quelque 20 millions d’habitants, 14,5 manquent d’eau potable et d’accès à des installations sanitaires de base ; 2 millions de civils sont des déplacés internes ; le nombre d’enfants sévèrement sous-alimentés, avec des conséquences terribles pour le futur, est estimé à plus de 500’000, dans un pays où plus de 70% de la population vit « en dessous de la ligne de pauvreté »].
Et les dégâts infligés par les bombardements des ponts, aéroports et ports compliquent encore l’acheminement de ces fournitures essentielles.
2.-La cause du désastre
Ce n’est pas une catastrophe naturelle qui a provoqué ces souffrances, mais une guerre civile déclenchée en 2014 avant d’être amplifiée depuis le 25 mars 2015 par une coalition internationale menée par l’Arabie saoudite. Ce jour-là, la coalition lançait de premières frappes aériennes contre le groupe armé des Houthis. Plus de deux ans et demi plus tard, le conflit s’est étendu et les combats ont touché la totalité du pays.
En plus des incessantes frappes aériennes de la coalition, les différents groupes rivaux s’affrontent au sol. Il y a donc d’un côté les Houthis, un groupe armé dont les membres appartiennent à une branche de l’islam chiite connue sous le nom de zaïdisme. Les Houthis sont alliés aux partisans de l’ancien président du Yémen Ali Abdullah Saleh. En face d’eux, les forces anti-Houthis sont alliées à l’actuel président, Abd Rabbu Mansour Hadi, avec le soutien de la coalition menée par l’Arabie saoudite. Dans cette coalition, on trouve l’Egypte, le Soudan, le Maroc et les membres du Conseil de coopération du Golf sauf Oman. Et elle bénéficie d’un soutien logistique et en renseignements des Etats-Unis, qui veulent ainsi lutter contre l’influence grandissante de l’Iran [en mai 2017, lors de la visite de Trump, les contrats d’armements signés portaient sur 110 milliards de dollars, à court terme et 350 milliards sur 10 ans].
3.-La réponse diplomatique
Les quinze membres du Conseil de sécurité de l’ONU, interpellés, ont condamné ce blocus, mais aussi le tir de missile balistique attribué aux rebelles Houthis sur Riyad samedi dernier, qui avait été intercepté et détruit par l’Arabie saoudite et déclenché la nouvelle crise. Ce tir qui visait l’aéroport de la capitale saoudienne exacerbe en effet les tensions déjà brûlantes entre l’Arabie saoudite sunnite et l’Iran chiite. Le très actif prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salman, avait accusé l’Iran d’agression directe, affirmant que Téhéran avait fourni le missile aux Houthis. Ce que Téhéran a réfuté. En attendant, les civils yéménites meurent de faim et de maladies.
Véronique Kiesel
• Article paru dans Le Soir, en date du 10 novembre 2017.
http://alencontre.org/asie/yemen/yemen-un-million-de-civils-souffrent-du-cholera-or-le-blocus-est-complet.html