Les angles noirs de la gauche [au Brésil]}
[...] le PT est surgi [...] porteur d’un projet d’émancipation aux accents nouveaux. La nécessité de « démocratiser la démocratie » et de redistribuer la richesse aux secteurs populaires a débouché sur un grand projet attrayant, hégémonique pourrait-on dire. [..] Une fois arrivé au pouvoir en 2002 après une décennie de victoires lentes et partielles, le PT a bénéficié d’un état de grâce, [cependant] les gouvernements du PT ont [notamment] continué de refuser la grande et principale revendication du MST à l’effet de mettre en place une vaste réforme agraire, ce faisant, confortant le pouvoir de l’agrobusiness, le secteur le plus dynamique du capitalisme brésilien. On peut dire la même chose au niveau du système politique [...].
Autour du petit noyau qui avait piloté le PT jusqu’au sommet de l’État, il y avait une petite armée de « cadres et compétents », en bonne partie des militants et des militantes qui avaient passé des années à lutter dans les syndicats, les municipalités, dans l’éducation et les médias [...] ils sont devenus l’épine dorsale du nouveau pouvoir. Pour plusieurs, ils l’ont fait avec honnêteté, voire abnégation, dans des conditions souvent difficiles. Pour d’autres, cette transformation représentait une véritable ascension sociale. [...]
À part le MST qui est resté un cas à part, les mouvements populaires ont été en bonne partie « décapités » par l’exode de ces « cadres et compétents » qui animaient les syndicats et d’innombrables mouvements. Une fois rendus dans l’appareil d’état, ils se trouvaient de facto dans une nouvelle situation où il y avait encore de la complicité avec les mouvements populaires, mais aussi, et progressivement de plus en plus, de la distance. [...] La coupure entre le PT et les couches populaires est devenue apparente en 2013 quand le peuple est sorti dans la rue pour dénoncer les hausses de tarifs de transport et les projets mégalomanes, Mais la gauche s’est bouché les oreilles. Ce fut un moment décisif pour convaincre l’arc-en-ciel de la droite de passer à l’action.
Les défis de demain
Le Brésil va connaître des jours très sombres et il faudra, dans la mesure de nos moyens, appuyer nos camarades. Par exemple, en surveillant de très près les agissements de l’État canadien et des entreprises canadiennes qui vont choisir d’être les collaborateurs des fascistes. À court terme, les mouvements brésiliens vont essayer de faire deux choses en même temps. Ils vont résister, ils n’ont pas le choix. Ils vont par ailleurs débattre, essayer de comprendre, démêler leurs contradictions. Il est probable que les dirigeants du PT, Lula en tête, vont choisir la voie du profil bas, du repli, en attendant le retour des choses, sans trop secouer la cage. Ils vont dire, en partie avec raison, que c’est le seul choix possible, que le rapport de forces est trop défavorable. Ils vont blâmer le peuple et les mouvements populaires au lieu d’accepter leurs responsabilités dans la débâcle. Et il y aura les autres qui vont tenter, dans des conditions d’une grande adversité, de tenir le coup, comme cela est probable avec le MST. Il faudra se mettre avec eux.
Penser plus loin [Québec solidaire]
Le Brésil, comme plusieurs pays de la « vague rose » en Amérique latine, ont été des laboratoires importants du renouvellement de la gauche. On ne pourra jamais assez dire l’importance que cela a eu, notamment pour sortir la gauche de ses ornières avant-gardistes mal héritées d’un « marxisme-léninisme » pétrifié et nuisible. Or aujourd’hui, les défaites actuelles sont également lourdes d’implications. Que faut-il en penser ? La montée d’une gauche électorale n’est pas le but, ce n’est pas comme cela qu’on va changer la société. C’est un moyen, et encore, un moyen qui comporte de nombreux risques. Ces risques, il y en a beaucoup. Il y a le problème évoqué plus haut des « cadres et compétents », qui s’installent dans un relatif confort en abandonnant les mouvements populaires dont ils sont issus. Il y a les pièges d’un « jeu politique » où on fait semblant de prendre des décisions alors que les vrais leviers du pouvoir se trouvent bien cachés dans les interstices des banques et des grandes entreprises. Il y a les risques énormes de confronter réellement les dispositifs du pouvoir sachant très bien leurs capacités à détruire, à manipuler, à anéantir.
Agir maintenant
Devant tout cela, il est nécessaire de résister aux pseudo projets de « fuir le politique », de se réfugier dans des zones de confort où on peut rêver d’expérimenter la société à très petite échelle. Des projets anticipatoires, c’est important, tels les coopératives, les mini-communes et tout le reste. Mais ce n’est pas cela, en soi, qui va briser le pouvoir. Et alors on n’a pas le choix d’aller dans le marécage, tout en sachant à quoi s’attendre. En ce moment où Québec Solidaire espère changer la donne, on peut à la fois être réjouis et prudents. Il serait intéressant que les innovations qui ont bien servi QS soient approfondies, de sorte qu’on puisse éviter des dérives potentielles. Par exemple,
• Le parti doit demeurer un lieu de débats actif et vivant, ne pas se contenter de s’enfoncer dans des formules faciles, peut-être avantageuses sur le plan électoral, mais qui risquent, à terme, de créer l’illusion qu’on peut faire le changement sans faire le changement. À QS, on n’est pas rendus là, mais il y a un petit risque que l’appétit d’une percée électorale nous ramène vers le bas.
• Les élus et les « cadres et compétents » dont la masse va être décuplée dans la prochaine période, doivent accepter, comme l’ont déjà fait les Manon, Gabriel, Amir et les autres, qu’ils ne sont pas les « propriétaires » de QS. D’autre part, ils ne doivent pas créer une situation où leur situation matérielle va trop s’éloigner de celles de leurs électeurs et électrices. Une idée, comme cela, en passant : pourquoi ne pas établir une règle où les élu-es mettent à la disposition des mouvements, donc en dehors de leur contrôle, 10 % de leurs revenus ? [2] Une sorte de « taxe populaire » pour les mouvements qui sont l’épine dorsale de la transformation.
• Les ressources du parti devraient être décentralisées, ne pas être « captées » au sommet par des « conseillers », experts ou pas, dont le rôle est d’appuyer les élu.es. Oui, les élu.es en ont besoin pour faire leur travail parlementaire, mais QS, ce n’est pas seulement cela. Les conseillers ne doivent pas être des « gate-keepers » empêchant les militants et les militantes de participer effectivement au débat. La grosse différence pour QS, et pas seulement pour la prochaine élection, ce sont des associations dynamiques qui peuvent construire des convergences populaires. Ce sont des commissions et des comités thématiques qui vont produire des outils d’éducation populaires et des analyses sur les questions brûlantes de l’heure, pas seulement des éléments de réponse pour telle ou telle « commission parlementaire ».
Changer la société, c’est une lutte opiniâtre, déterminée, contre un adversaire irréductible, qu’il faut neutraliser, sinon, c’est lui qui va nous neutraliser.
Pierre Beaudet