Ex-président du Muséum national d’histoire naturelle, le biologiste Gilles Bœuf enseigne à l’université Pierre-et-Marie-Curie à Paris, et préside le conseil scientifique de l’Agence française pour la biodiversité.
Coralie Schaub – La plupart des espèces sont-elles en danger d’extinction à court terme ?
Gilles Bœuf – Il ne s’agit pas pour l’instant d’extinctions. En Europe, je ne connais qu’une espèce marine disparue ces cent dernières années : un coquillage des Pays-Bas dont l’habitat a été transformé en champs. Il n’y en avait pas ailleurs. Alors que souvent, une espèce disparaît d’un endroit mais reste présente ailleurs. En revanche, on assiste à un effondrement extrêmement préoccupant du nombre d’individus dans les populations vivantes. C’est vrai pour les animaux, les plantes ou les champignons. On détruit même les espèces qu’on aime, tigre, lion, éléphant, girafe... L’équipe de Franck Courchamp (CNRS - Paris-Sud Orsay) a observé que même les espèces souvent citées dans les publicités ou la vie de tous les jours, des voitures Jaguar au chocolat Lion, se portent très mal. C’est le paradoxe des espèces charismatiques qui disparaissent quand même. Encore une fois, ce ne sont pas des extinctions, c’est un effondrement du nombre d’individus, qui à terme peut mener à une extinction.
Quelles sont les plus menacées ?
Les deux espèces de rhinocéros d’Afrique, le blanc et le noir. Il y a vingt ans, en Zambie, il restait 2 000 rhinos blancs. Aujourd’hui, plus un seul. Et 90 % des rhinos blancs restants sont en Afrique du Sud. Le dernier rhino blanc mâle du Nord est mort au Kenya en mars. Si on continue ainsi, il sera éteint dans vingt ans. On les tue tous pour chercher le produit naturel le plus cher au monde - plus que l’or, le titane, le platine : la corne de rhinocéros, qui entre dans la pharmacopée chinoise comme aphrodisiaque. Or c’est de la kératine, c’est nos ongles. Rongez-vous les ongles et vous verrez si ça marche avec votre copine ! On a tué la moitié des éléphants en quarante ans, la moitié des lions et, selon les pays africains, entre 50 % et 90 % des girafes. Nos enfants n’auront pas droit à ces animaux incroyables. C’est lamentable.
La biodiversité du quotidien s’effondre aussi [1]. Si on n’est pas fichu de protéger les animaux emblématiques, qu’on aime, quid des autres ? Parmi les vertébrés, les plus menacés sont les amphibiens : grenouilles crapauds et tritons disparaissent car on pollue ou détruit leurs mares. En France, on remplace des zones magnifiques à grenouilles par des parkings de supermarché. Idem pour les libellules, on les détruit alors qu’elles font des choses qu’aucun hélicoptère de combat ne sait faire, qu’elles volent à 90 km/h avec très peu d’énergie, qu’elles voient à 360 degrés, elles ont des accélérations incroyables, dix fois plus qu’un humain. On devrait chercher à comprendre comment elles font depuis 345 millions d’années, mais on ne les regarde pas, on détruit ou pollue les mares dans lesquelles elles vivent. Cette imprévoyance et ce mépris de l’humain vis-à-vis de ce qui n’est pas humain est dramatique. Et mène à un effondrement généralisé des populations de toutes les espèces.
L’homme est la cause de tout cela…
Nous avons trois défauts. L’imprévoyance, qu’on voit aussi sur le climat (on a remis dans l’environnement le charbon ou le pétrole que la Terre avait stockés). L’arrogance, surtout masculine. Et la cupidité, aussi masculine que féminine. Résultat, sans aucune réflexion, aucune culture de l’impact de ce qu’on va déclencher, on détruit. On détruit la nature, on pollue partout. On a détruit les coquelicots avec d’horribles molécules chimiques toxiques que le vivant ne sait pas dégrader. Regardez la pollution de la Martinique avec le chlordécone, qui peut rester six cents ans dans les sols.
On surexploite les pêcheries. Ou les forêts tropicales (bassin du Congo, Papouasie-Nouvelle Guinée, Bornéo, Amazonie…) qui, à elles seules, comptent plus de la moitié des espèces connues sur Terre. On y remplace la forêt par des zones agricoles intensives avec une seule plante cultivée, comme le soja transgénique en Argentine ou au Brésil, une catastrophe pour les sols et la biodiversité. Le tout pour nourrir nos animaux d’élevage. En Malaisie et en Indonésie, on déforeste pour alimenter nos moteurs en huile de palme, menaçant les orangs-outangs et le tigre de Sumatra. Enfin, le climat qui change n’arrange pas les choses. Tout cela mène à cette situation dont on parle depuis longtemps, nous les scientifiques, mais qui s’accélère.
L’homme sera-t-il sa propre victime ?
C’est évident. Hubert Reeves disait : « Il n’y aurait rien de plus inhumain qu’une Terre uniquement peuplée d’humains. » Mais ce n’est même pas possible. Car un corps humain, c’est autant de bactéries que de cellules humaines. Tous les matins, votre lit compte un à deux millions d’acariens. Nous sommes la biodiversité, nous vivons avec, on ne peut pas s’en passer. On ne mange que des produits de la nature, et 40% de tous les échanges de flux financiers mondiaux sont basés sur du vivant. On l’a oublié. Notre arrogance nous fait penser qu’il y a la nature d’un côté et l’homme de l’autre. C’est stupide, nous sommes dedans.
Il n’y a qu’une solution : réconcilier une économie nouvelle, bien pensée, avec l’écologie. Et surtout arrêter de faire du profit en détruisant la nature ou en la surexploitant. Tout est là, pour nous permettre de basculer du monde insoutenable qu’on nous prépare à un monde où on va retrouver de l’harmonie, des échanges, de la tolérance de l’autre, où on va construire des ponts et non des murs. Cela passera par un respect du vivant qui nous entoure.
On va pile dans le sens opposé : Jair Bolsonaro, au Brésil, veut exploiter l’Amazonie…
Edgar Morin disait l’autre jour : « Quand on gouverne en laissant une grande partie de la population en dehors, le premier gourou qui passe, il gagne. » C’est ce qui s’est passé au Brésil, en Italie. L’humain ne détruira pas totalement la vie, elle était là bien avant nous et sera là après, sous forme de bactéries, de champignons… Le drame, c’est que nous allons partir avec les hippopotames, les girafes, les baleines, et la biodiversité de notre jardin. Il faut un sursaut très fort, agir d’urgence, c’est essentiel. Il est trop tard pour être pessimiste. La situation sera un jour irréversible, mais nous, écologues, sommes incapables de prévoir quand. On a de moins en moins de temps.
Je ne suis pas là pour désespérer les nouvelles générations. Elles ne vivront pas comme leurs parents et leur grands-parents, mais il est encore temps de cesser de détruire, de ficher la paix au vivant. Il faut laisser des petits morceaux de nature, un fond d’océan pas chaluté, des coquelicots dans un jardin, et cela permettra au vivant de repartir. Bien sûr, il faut aussi faire des réserves naturelles, arrêter de surpêcher, de détruire le littoral et surtout de polluer. Nous, citoyens, pouvons commencer par changer notre régime alimentaire : manger des fruits et légumes de saison et sans pesticides, beaucoup moins de viande…
Disparition des vertébrés : amère nature
Selon « l’indice planète vivante », calculé par la Société zoologique de Londres à partir de 4 005 espèces entre 1970 et 2014, et révélé mardi dans un rapport de WWF, les populations de vertébrés sauvages ont baissé de 60%. Une catastrophe écologique directement provoquée par les activités humaines.
Notre maison perd la vie qu’elle héberge et nous regardons ailleurs - pour paraphraser Jacques Chirac au Sommet de la Terre de 2002. L’ONG WWF (le Fonds mondial pour la nature) a publié mardi son dernier rapport « Planète vivante » sur l’état de la biodiversité mondiale. Sans surprise, celui-ci est alarmant, confirmant la tendance ahurissante déjà pointée par les derniers rapports de 2016 et 2014.
Agriculture intensive
Cette année, l’« indice planète vivante » (IPV, calculé par la Société zoologique de Londres à partir de données scientifiques collectées sur 16 704 populations appartenant à 4 005 espèces de vertébrés) montre qu’entre 1970 et 2014, les populations de vertébrés sauvages (poissons, oiseaux, mammifères, amphibiens et reptiles) ont chuté de 60 % au niveau mondial.
La dégringolade est encore plus marquée dans les zones tropicales. L’Amérique du Sud et l’Amérique centrale ont subi le déclin le plus important, avec une perte de 89 % des populations en quarante-quatre ans. Le rythme actuel d’extinction des espèces est aujourd’hui 100 à 1 000 fois supérieur à celui qu’a connu la Terre avant que la pression humaine ne devienne un facteur prépondérant [2].
La dégradation et la perte d’habitat représentent systématiquement les menaces les plus signalées, dans toutes les régions du monde. En cause, les activités humaines et leurs conséquences : agriculture intensive, dégradation des sols, surexploitation, surpêche, dérèglement climatique, pollution plastique, espèces envahissantes… Avec l’explosion de la demande en ressources naturelles et en énergie, l’empreinte écologique mondiale, qui mesure l’impact des activités humaines sur les ressources naturelles, a doublé en un demi-siècle. Seul un quart des terres a échappé aux activités d’Homo sapiens. Un chiffre qui devrait chuter à seulement 10 % en 2050 si l’on ne change rien, selon l’IPBES (la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques).
Capital naturel
Or, insiste l’édition 2018 du rapport « Planète vivante » de WWF, en s’attaquant au capital naturel du globe, l’humanité se met elle-même en danger, puisque « tout ce qui fonde nos sociétés humaines, nous le devons à la nature ». Le sujet, ce n’est pas seulement l’avenir des tigres, des pandas ou des baleines. C’est aussi celui de la survie même de l’humanité, souligne l’ONG. « Il ne peut y avoir d’avenir sain, heureux et prospère pour les habitants d’une planète au climat déstabilisé, aux rivières asséchées, aux terres dégradées et aux forêts décimées, rappelle le directeur général de WWF International, Marco Lambertini, en préambule du rapport. Il ne peut y avoir de vie sur une planète totalement dépourvue de biodiversité, la toile du vivant dont chacun de nous dépend. »
Ne serait-ce que d’un point de vue purement économique, et quoi qu’en disent les présidents Donald Trump ou Jair Bolsonaro (lire ci-contre), il est vital de préserver la nature. Selon une étude conduite en 2014 par l’économiste américain Robert Costanza, la nature nous fournit gratuitement des services d’une valeur égale à environ 125 000 milliards de dollars (109 700 euros) par an [3]. Autrement dit, si l’on devait payer pour de l’air frais, de l’eau potable, l’alimentation, il faudrait débourser bien plus que le PIB mondial, estimé, lui, à 80 000 milliards de dollars par an. Le rapport rappelle entre autres qu’un tiers de la production alimentaire mondiale dépend des pollinisateurs (qui comprennent 20 000 espèces d’abeilles, de nombreux autres groupes d’insectes, et même des vertébrés comme certains oiseaux et chauve-souris). Ces derniers assurent la pollinisation de plus de 75 % des principales cultures vivrières mondiales.
Actions concrètes
Pour enrayer la disparition du vivant partout sur la planète - y compris des espèces communes près de chez nous - et assurer un avenir à l’humanité, le WWF estime urgent que les leaders mondiaux, décideurs publics et privés, comprennent que « la nature est notre seul foyer » et repensent en profondeur notre manière de produire et de consommer. Selon l’ONG, « il ne reste plus beaucoup de temps », cela doit passer par un accord ambitieux sur la protection de la nature qui devrait être adopté en 2020 lors de la Conférence mondiale sur la biodiversité à Pékin, avec un objectif de zéro perte nette de biodiversité en 2030.
Au niveau français, le WWF propose au gouvernement d’Edouard Philippe plusieurs actions concrètes dans les secteurs ayant un impact majeur sur la biodiversité. En matière d’agriculture, « principale responsable de la disparition de la nature et de 70 % de la déforestation », le WWF France demande ainsi un plan ambitieux de lutte contre la déforestation importée (huile de palme, soja…) et un copilotage de la politique agricole commune (PAC) par les ministères de l’Ecologie et de l’Agriculture - ce qui n’est pas du tout acquis si on s’en tient aux déclarations du nouveau ministre Didier Guillaume, cette semaine sur France Inter. L’ONG réclame en outre l’abandon du projet Montagne d’or, la mégamine d’or industrielle qui pourrait voir le jour en plein cœur de la forêt amazonienne guyanaise.
Coralie Schaub
• Libération, 30 octobre 2018 à 21:06 :
https://www.liberation.fr/france/2018/10/30/disparition-des-vertebres-amere-nature_1688962