1. ‑ Préliminaires
Du 5 au 8 septembre 1915 a eu lieu à Zimmerwald (Suisse) une Conférence socialiste internationale, la première réunion générale des socialistes internationaux depuis le commencement de la guerre.
La guerre a détruit subitement les relations internationales du prolétariat. Ce ne fut pas seulement une interruption superficielle des relations anciennes. Les partis socialistes et les organisations ouvrières des divers pays abandonnèrent non seulement le terrain de la lutte de classe mais aussi celui de la solidarité internationale. Aujourd’hui encore, les tendances nationalistes prévalent. Les antagonismes nationaux qui déterminaient, avant la guerre, la politique des gouvernements bourgeois et qui, toujours, étaient combattus par le prolétariat, se sont emparés de la classe ouvrière dès le commencement de la guerre. Cet antagonisme nouveau s’accentua encore par l’attitude de la presse ouvrière qui, dans divers pays, se mit au service des gouvernants. En défendant leur politique de guerre, souvent même leurs buts de guerre et leurs intentions de conquête, elle prêchait, comme un nouvel évangile social, la solidarité nationale des ouvriers et de leurs oppresseurs en remplacement de la solidarité internationale du prolétariat.
Dans ces conditions, le Bureau Socialiste International ne pouvait plus suffire à sa tâche. Les relations normales entre lui et les partis affiliés ont cessé. Le Bureau ne mène plus qu’une existence apparente.
Pour rétablir les relations internationales et provoquer, conformément aux décisions des Congrès de Stuttgart, de Copenhague et de Bâle, une action commune contre la guerre et pour la paix, les partis socialistes des pays neutres ont fait des tentatives réitérées.
Dans ce sens a eu lieu, au mois de septembre 1914, à Lugano, une Conférence socialiste italo‑suisse. Au Comité directeur du Parti suisse fut confié le mandat de rétablir, sur la base des décisions des congrès internationaux, les relations avec les partis des pays belligérants et neutres. Entre temps, le camarade hollandais Troelstra avait entrepris un voyage dans le but d’influencer dans le même sens les Comités directeurs des divers partis. Mais ses efforts n’aboutirent qu’au transfert du Bureau socialiste international de Bruxelles à La Haye, sans cependant avoir pour effet un travail commun des Partis socialistes. Vers la même époque, les socialistes américains lancèrent une invitation à un congrès international qui aurait lieu à Washington. Les camarades américains offraient de se charger de toutes les dépenses. Leur projet échoua et le congrès n’eut pas lieu.
Au mois de janvier 1915 se réunit à Copenhague une Conférence des socialistes des pays neutres du Nord. Elle se borna à établir un programme général pour la paix, sans se prononcer sur les conditions préliminaires de sa réalisation.
Plus tard, des efforts privés et officieux furent faits auprès du Bureau socialiste international pour le rétablissement des relations internationales. Mais la Conférence des socialistes des pays alliés à Londres, ainsi que la Conférence socialiste de la Duplice à Vienne, montrèrent que ces efforts étaient restés vains et que de nouvelles tentatives n’avaient guère de chances d’avoir d’autre résultat. Cette opinion fut confirmée lorsque le Comité directeur du Parti socialiste suisse invita le Bureau socialiste international à convoquer, dans le plus bref délai, une réunion du Bureau à laquelle assisteraient des représentants des divers pays. Cette démarche resta également sans résultat et échoua par suite du refus du Parti français de donner son assentiment à cette invitation.
Après cet échec, le Comité directeur du Parti suisse, agissant toujours d’accord avec la direction du Parti italien, convia les Partis socialistes des pays neutres à une réunion qui aurait dû avoir lieu le 30 mai, à Zurich. La plupart des Partis invités répondirent négativement ou pas du tout.
Il apparut alors que tous les efforts tentés pour rétablir les relations socialistes internationales n’aboutiraient à aucun résultat, qu’une action commune des partis socialistes, voire même la simple tentative d’un échange de vues, resterait impossible aussi longtemps que quelques Partis officiels persisteraient à se placer sur le terrain du patriotisme et de la politique de guerre de leurs gouvernements. Dans ces conditions, tout nouvel effort de réunir les représentants des Partis socialistes officiels était inutile. Contrairement à la théorie, la pratique apportait la preuve qu’il est impossible d’être en même temps nationaliste et internationaliste, que, pratiquement, il faut choisir entre l’un et l’autre. Aussi a‑t‑on renoncé à toute nouvelle tentative, avec ou sans la collaboration du B.S.I., pour réunir les partis affiliés à ce Bureau.
En se basant sur ces faits et expériences, le Comité directeur du Parti italien, réuni le 15 mai, à Bologne, d’accord avec des socialistes d’autres pays et sur le rapport du citoyen Morgari, qui avait conféré avec des cama rades des pays belligérants et neutres, décida de prendre l’initiative de la convocation d’une Conférence internationale. Des invitations furent adressées à tous les partis, organisations ouvrières ou groupes qu’on savait restés fidèles aux anciens principes et résolutions de l’Internationale ouvrière. Des délibérations entre socialistes suisses et italiens eurent lieu, aboutissant tout d’abord à une réunion préliminaire, le Il juillet 1915, à Berne. A cette réunion, on fixa le but et le caractère de la Conférence projetée. On tomba d’accord que la Conférence à convoquer n’aurait nullement comme but la création d’une nouvelle Internationale, mais que sa tâche serait plutôt d’appeler le prolétariat à une action commune pour la paix, de créer un centre d’action et d’essayer de ramener la classe ouvrière à sa mission historique. On décida d’envoyer les invitations selon les conditions établies par le Comité directeur du Parti socialiste italien.
2. – Les délégations
La Conférence se réunit le 5 septembre 1915. Voici la liste des délégations la composant :
Allemagne. ‑ La délégation représente les divers groupes d’opposition. Etant donné son attitude à l’égard de la guerre, le Parti officiel n’a pas été invité.
France. ‑ Ici également on a dû s’abstenir d’inviter le Parti officiel qui est engagé dans la voie de la politique gouvernementale. Toutefois, des membres du Parti et de la C.G.T. étaient présents. La Fédération des ouvriers des Métaux a envoyé une représentation officielle ; de même la minorité de la C.G.T.
Italie. ‑ La délégation représente le Parti officiel et le groupe parlementaire.
Angleterre. ‑ Des délégations de l’« Independent Labour Party » et du « British Socialist Party » étaient assurées. La délégation de l’I.L.P., composée des camarades Jowett et Bruce Glasier, et celle du B.S.P., composée du camarade E. C. Fairchild, n’ont pu se rendre à la Conférence, le gouvernement anglais ayant refusé les passeports. La veille de la Conférence arriva le télégramme suivant : « Impossible obtenir passeports. Saluts chaleureux. Jowett, Glasier. »
Russie. ‑ Délégations officielles du Comité central et du Comité d’organisation du Parti ouvrier social‑démocrate ; de même du Comité central du Parti socialiste révolutionnaire. De plus, délégations de la social‑démocratie lettone et du « Bund ».
Pologne. ‑ Un délégué officiel de chacune des trois organisations socialistes de la Pologne russe et de la Lithuanie se plaçant sur le terrain de la lutte de classe.
Roumanie. ‑ Délégation officielle du Parti socialiste.
Bulgarie. ‑ Délégations officielles du Parti ouvrier socialiste de Bulgarie et de sa fraction parlementaire.
Les délégations roumaine et bulgare représentaient en même temps la Fédération socialiste interbalkanique.
Suède et Norvège. ‑ Délégations officielles de la Sozialdemokratiska Umgomsfőrbundet.
Hollande. ‑ Délégation officielle du Groupe « De Internationale ».
Suisse. ‑ Délégations personnelles, le Comité directeur du Parti suisse ayant laissé toute latitude aux camarades d’assister à la Conférence.
3. – Les délibérations
Diverses lettres de félicitations, entre autres d’un membre du Reichstag [1] ne pouvant assister à la Conférence pour des raisons particulières, parvinrent à la Conférence.
Les travaux commencèrent par la lecture des rapports sur la situation dans les divers pays. Les délégués des pays belligérants exposèrent principalement les conditions du Parti et du mouvement ouvrier depuis la déclaration de la guerre.
En dehors des rapports généraux sur la situation, l’action du prolétariat pour la paix formait l’objet principal de l’ordre du jour. Une déclaration collective fut présentée par les délégations française et allemande. C’était de bon augure pour la réussite de la Conférence. Toute action de paix prolétarienne serait vaine sans une entente entre les délégués d’Allemagne et de France, c’est‑à‑dire des deux pays dont les Partis socialistes sont séparés nationalement par l’antagonisme de leurs gouvernements.
C’est par de vifs applaudissements que la Conférence accueillit la lecture de cette déclaration dont voici le texte :
Déclaration franco-allemande commune aux socialistes et syndicalistes français et allemands
Après un an de massacre, le caractère nettement impérialiste de la guerre s’est de plus en plus affirmé ; c’est la preuve qu’elle a ses causes dans la politique impérialiste et coloniale de tous les gouvernements, qui resteront responsables du déchaînement de ce carnage.
Les masses populaires furent entraînées dans cette guerre par l’« Union sacrée », constituée dans tous les pays par les profiteurs du régime capitaliste, lui ont donné le caractère d’une lutte de races, de défense des droits respectifs et des libertés. C’est sous l’impulsion de ces sentiments que, dans chaque pays, une très grande partie des forces ouvrières d’opposition ont été submergées par le nationalisme et, depuis, une presse aux ordres du pouvoir n’a cessé d’en accentuer le caractère.
Aujourd’hui, les chauvins de chaque nation assignent à cette guerre un but de conquête par l’annexion de provinces ou de territoires ; ces prétentions, si elles se réalisaient, seraient des causes de guerre future.
En opposition à ces ambitions, des minorités résolues se sont dressées dans toutes les nations, s’efforçant de remplir les devoirs affirmés dans les résolutions des Congrès socialistes internationaux de Stuttgart, Copenhague et Bâle. Il leur appartient, aujourd’hui plus que jamais, de s’opposer à ces prétentions annexionnistes et de hâter la fin de cette guerre, qui a déjà causé la perte de tant de millions de vies humaines, fait tant de mutilés et provoqué des misères si intenses parmi les travailleurs de tous les pays.
C’est pourquoi nous, socialistes et syndicalistes allemands et français, nous affirmons que cette guerre n’est pas notre guerre !
Que nous réprouvons de toute notre énergie la violation de la neutralité de la Belgique, solennellement garantie par les conventions internationales admises par tous les États belligérants. Nous demandons et ne cesserons de demander qu’elle soit rétablie dans toute son intégralité et son indépendance. Nous déclarons que nous voulons la fin de cette guerre par une paix prochaine, établie sur des conditions qui n’oppriment aucun peuple, aucune nation ;
Que nous ne consentirons jamais à ce que nos gouvernements respectifs se prévalent de conquêtes qui porteraient fatalement dans leur sein les germes d’une nouvelle guerre ;
Que nous œuvrerons, dans nos pays respectifs, pour une paix qui dissipera les haines entre nations, en donnant aux peuples des possibilités de travailler en commun.
Une telle paix n’est possible, à nos yeux, qu’en condamnant toute idée, toute violation des droits et des libertés d’un peuple. L’occupation de pays entiers ou de provinces ne doit pas aboutir à une annexion. Nous disons donc : Pas d’annexions, effectives ou masquées ! Pas d’incorporations économiques forcées, imposées, qui deviendraient encore plus intolérables par le fait consécutif de la spoliation des droits politiques des intéressés !
Nous disons que le droit des populations de disposer de leur sort doit être rigoureusement observé.
Nous prenons l’engagement formel d’agir inlassablement dans ce sens, dans nos pays respectifs, pour que le mouvement pour la paix devienne assez fort pour imposer à nos gouvernants la cessation de cette tuerie.
En dénonçant l’ « Union sacrée », en restant fermement attachés à la lutte de classe, qui servit de base à la constitution de l’Internationale socialiste, nous, socialistes et syndicalistes allemands et français, puiserons la fermeté de lutter parmi nos nationaux contre cette affreuse calamité et pour la fin des hostilités qui ont déshonoré l’humanité.
Pour la délégation française : A. Merrheim, secrétaire de la Fédération des Métaux ; A. Bourderon, secrétaire de la Fédération du Tonneau.
Pour la délégation allemande : Adolf Hoffmann, député au Landtag prussien ; Georg Ledebour, député au Reichstag.
La Conférence adopta ensuite, comme conclusion à ses travaux, le manifeste suivant :
Manifeste : Prolétaires d’Europe !
Voici plus d’un an que dure la guerre ! Des millions de cadavres couvrent les champs de bataille. Des millions d’hommes seront, pour le reste de leurs jours, mutilés. L’Europe est devenue un gigantesque abattoir d’hommes. Toute la civilisation créée par le travail de plusieurs générations est vouée à l’anéantissement. La barbarie la plus sauvage triomphe aujourd’hui de tout ce qui, jusqu’à présent, faisait l’orgueil de l’humanité.
Quels que soient les responsables immédiats du déchaînement de cette guerre, une chose est certaine : la guerre qui a provoqué tout ce chaos est le produit de l’impérialisme. Elle est issue de la volonté des classes capitalistes de chaque nation de vivre de l’exploitation du travail humain et des richesses naturelles de l’univers. De telle sorte que les nations économiquement arriérées ou politiquement faibles tombent sous le joug des grandes puissances, lesquelles essaient, dans cette guerre, de remanier la carte du monde par le fer et par le sang, selon leurs intérêts.
C’est ainsi que des peuples et des pays entiers comme la Belgique, la Pologne, les Etats balkaniques, l’Arménie, courent le risque d’être annexés, en totalité ou en partie, par le simple jeu des compensations.
Les mobiles de la guerre apparaissent dans toute leur nudité au fur et à mesure que les événements se développent. Morceau par morceau, tombe le voile par lequel a été cachée à la conscience des peuples la signification de cette catastrophe mondiale.
Les capitalistes de tous les pays, qui frappent dans le sang des peuples la monnaie rouge des profits de guerre, affirment que la guerre servira à la défense de la patrie, de la démocratie, à la libération des peuples opprimés. Ils mentent. La vérité est qu’en fait, ils ensevelissent, sous les foyers détruits, la liberté de leurs propres peuples en même temps que l’indépendance des autres nations. De nouvelles chaînes, de nouvelles charges, voilà ce qui résultera de cette guerre, et c’est le prolétariat de tous les pays, vainqueurs et vaincus, qui devra les porter.
Accroissement du bien‑être, disait‑on, lors du déchaînement de la guerre.
Misère et privations, chômage et renchérissement de la vie, maladies, épidémies, tels en sont les vrais résultats. Pour des dizaines d’années, les dépenses de la guerre absorberont le meilleur des forces des peuples, compromettront la conquête des améliorations sociales et empêcheront tout progrès.
Faillite de la civilisation, dépression économique, réaction politique, voilà les bienfaits de cette terrible lutte des peuples.
La guerre révèle ainsi le caractère véritable du capitalisme moderne qui est incompatible, non seulement avec les intérêts des classes ouvrières et les exigences de l’évolution historique, mais aussi avec les conditions élémentaires d’existence de la communauté humaine.
Les institutions du régime capitaliste qui disposaient du sort des peuples : les gouvernements ‑ monarchiques ou républicains, ‑ la diplomatie secrète, les puissantes organisations patronales, les partis bourgeois, la presse capitaliste, l’Eglise : sur elles toutes pèse la responsabilité de cette guerre surgie d’un ordre social qui les nourrit, qu’elles défendent et qui ne sert que leurs intérêts.
Ouvriers !
Vous, hier, exploités, dépossédés, méprisés, on vous a appelés frères et camarades quand il s’est agi de vous envoyer au massacre et à la mort. Et aujourd’hui que le militarisme vous a mutilés, déchirés, humiliés, écrasés, les classes dominantes réclament de vous l’abdication de vos intérêts, de votre idéal, en un mot une soumission d’esclaves à la paix sociale. On vous enlève la possibilité d’exprimer vos opinions, vos sentiments, vos souffrances. On vous interdit de formuler vos revendications et de les défendre. La presse jugulée, les libertés et les droits politiques foulés aux pieds : c’est le règne de la dictature militariste au poing de fer.
Nous ne pouvons plus ni ne devons rester inactifs devant cette situation qui menace l’avenir de l’Europe et de l’humanité.
Pendant de longues années, le prolétariat socialiste a mené la lutte contre le militarisme ; avec une appréhension croissante, ses représentants se préoccupaient dans leurs congrès nationaux et internationaux des dangers de guerre que l’impérialisme faisait surgir, de plus en plus menaçants. A Stuttgart, à Copenhague, à Bâle, les congrès socialistes internationaux ont tracé la voie que doit suivre le prolétariat.
Mais, partis socialistes et organisations ouvrières de certains pays, tout en ayant contribué à l’élaboration de ces décisions, ont méconnu, dès le commencement de la guerre, les obligations qu’elles leur imposaient. Leurs représentants ont entraîné les travailleurs à abandonner la lutte de classe, seul moyen efficace de l’émancipation prolétarienne. Ils ont accordé aux classes dirigeantes les crédits de guerre ; ils se sont mis au service des gouvernements pour des besognes diverses ; ils ont essayé, par leur presse et par des émissaires, de gagner les neutres à la politique gouvernementale de leurs pays respectifs ; ils ont fourni aux gouvernements des ministres socialistes comme otages de l’« Union sacrée ». Par cela même ils ont accepté, devant la classe ouvrière, de partager avec les classes dirigeantes les responsabilités actuelles et futures de cette guerre, de ses buts et de ses méthodes. Et de même que chaque parti, séparément, manquait à sa tâche, le représentant le plus haut des organisations socialistes de tous les pays, le Bureau socialiste international manquait à la sienne.
C’est à cause de ces faits que la classe ouvrière, qui n’avait pas cédé à l’affolement général ou qui avait su, depuis, s’en libérer, n’a pas encore trouvé, dans la seconde année du carnage des peuples, les moyens d’entreprendre, dans tous les pays, une lutte active et simultanée pour la paix dans cette situation intolérable, nous, représentants de partis socialistes, de syndicats, ou de minorités de ces organisations, Allemands, Français, Italiens, Russes, Polonais, Lettons, Roumains, Bulgares, Suédois, Norvégiens, Hollandais et Suisses, nous qui ne nous plaçons pas sur le terrain de la solidarité nationale avec nos exploiteurs mais qui sommes restés fidèles à la solidarité internationale du prolétariat et à la lutte de classe, nous nous sommes réunis pour renouer les liens brisés des relations internationales, pour appeler la classe ouvrière à reprendre conscience d’elle‑même et l’entraîner dans la lutte pour la paix.
Cette lutte est la lutte pour la liberté, pour la fraternité des peuples, pour le socialisme. Il faut entreprendre cette lutte pour la paix, pour la paix sans annexions ni indemnités de guerre. Mais une telle paix n’est possible qu’à condition de condamner toute pensée de violation des droits et des libertés des peuples. Elle ne doit conduire ni à l’occupation de pays entiers, ni à des annexions partielles. Pas d’annexions, ni avouées ni masquées, pas plus qu’un assujettissement économique qui, en raison de la perte de l’autonomie politique qu’il entraîne, devient encore plus intolérable. Le droit des peuples de disposer d’eux‑mêmes doit être le fondement inébranlable dans l’ordre des rapports de nation à nation.
Prolétaires !
Depuis que la guerre est déchaînée, vous avez mis toutes vos forces, tout votre courage, toute votre endurance au service des classes possédantes, pour vous entretuer les uns les autres. Aujourd’hui, il faut, restant sur le terrain de la lutte de classe irréductible, agir pour votre propre cause, pour le but sacré du socialisme, pour l’émancipation des peuples opprimés et des classes asservies.
C’est le devoir et la tâche des socialistes des pays belligérants d’entreprendre cette lutte avec toute leur énergie. C’est le devoir et la tâche des socialistes des pays neutres d’aider leurs frères, par tous les moyens, dans cette lutte contre la barbarie sanguinaire.
Jamais, dans l’histoire du monde, il n’y eut tâche plus urgente, plus élevée, plus noble ; son accomplissement doit être notre œuvre commune. Aucun sacrifice n’est trop grand, aucun fardeau trop lourd pour atteindre ce but : le rétablissement de la paix entre les peuples.
Ouvriers et ouvrières, mères et pères, veuves et orphelins, blessés et mutilés, à vous tous qui souffrez de la guerre et par la guerre, nous vous crions : Par‑dessus les frontières par‑dessus les champs de bataille, par‑dessus les campagnes et les villes dévastées :
Prolétaires de tous les pays, unissez‑vous !
Zimmerwald (Suisse), septembre 1915.
Pour la délégation allemande : Georg Ledebour, Adolf Hoffmann.
Pour la délégation française : A. Bourderon, A . Merrheim.
Pour la délégation italienne : G. E. Modigliani, Constantino Lazzari.
Pour la délégation russe : N. Lénine, Paul Axelrod, M. Bobrov.
Pour la délégation polonaise : St. Lapinski, A . Varski, Cz. Hanecki.
Pour la Fédération socialiste interbalkanique :
Au nom de la délégation roumaine : C. Racovski ;
Au nom de la délégation bulgare : Vassil Kolarov.
Pour la délégation suédoise et norvégienne : Z . Hőglund, Ture Nerman.
Pour la délégation hollandaise : H. Roland Holst.
Pour la délégation suisse : Robert Grimm, Charles Naine.
Adresse de sympathie
La Conférence socialiste internationale envoie l’expression de son ardente sympathie aux victimes innombrables de la guerre, au peuple polonais, au peuple belge, au peuple juif, au peuple arménien, aux millions d’êtres humains se débattant dans d’atroces souffrances, victimes d’horreurs sans précédent dans l’histoire, immolés à l’esprit de conquête et à la rapacité impérialiste.
La Conférence salue la mémoire du grand socialiste Jean Jaurès, première victime de la guerre, tombé en martyr de la lutte contre le chauvinisme et pour la paix, et des militants socialistes Toutséviteh et Catanesi, morts sur les sanglants champs de bataille.
La Conférence envoie l’expression de son ardente et fraternelle sympathie aux membres de la Douma, exilés en Sibérie, qui continuent la glorieuse tradition révolutionnaire russe ; aux camarades Liebknecht et Monatte qui, en Allemagne et en France, ont mené courageusement la lutte contre la trêve nationale ; à Clara Zetkin et Rosa Luxembourg, emprisonnées pour leur propagande socialiste ; aux camarades de toutes nationalités poursuivis ou emprisonnés pour avoir lutté contre la guerre.
La Conférence s’engage solennellement à honorer les vivants et les morts en suivant l’exemple de ces courageux camarades, en travaillant sans trêve à réveiller l’esprit révolutionnaire dans les masses du prolétariat international et à les unir dans la lutte contre la guerre fratricide et contre la société capitaliste.
Les délibérations de la Conférence durèrent quatre jours. Elles furent empreintes de la plus complète camaraderie et caractérisées par une volonté commune et une solidarité fraternelle.
Après des remerciements adressés aux camarades Angelica Balabanova et Roland Holst, secrétaires et traductrices, la Conférence fut close le mercredi, dans la nuit. Les délégués se séparèrent en se promettant de poursuivre énergiquement l’œuvre commencée, de travailler avec ténacité à la consolidation des liens de solidarité internationale, ayant tous conscience que cette Conférence avait été le premier pas nécessaire vers le rétablissement des relations internationales et la reprise de l’action socialiste internationale.
La Conférence nomma une « Commission socialiste internationale » qui comprend les camarades Morgari, député socialiste italien ; Robert Grimm, député de Berne ; Charles Naine ; la camarade Balabanova est adjointe comme traductrice. La Commission sera un centre permanent de liaison et d’information ; elle publiera un bulletin.
Déclaration
Le manifeste accepté par la conférence ne nous satisfait pas complètement. Dans celui-ci il n’y a rien de particulier sur l’opportunisme déclaré ou sur ce qui se cache derrière les phrases radicales – de cet opportunisme qui non seulement porte la principale responsabilité de l’effondrement de l’Internationale, mais qui de plus veut se perpétuer. Le manifeste ne spécifie pas clairement les moyens pour s’opposer à la guerre.
Nous continuerons, dans la presse socialiste et dans les réunions de l’Internationale, à défendre une attitude marxiste résolue devant les problèmes que l’impérialisme pose au prolétariat.
Nous acceptons le Manifeste parce que nous le concevons comme un appel à la lutte et parce que, dans cette lutte, nous voulons marcher, côte à côte, avec les autres groupes de l’Internationale.
Nous prions de joindre cette déclaration au rapport officiel.
N. Lénine, G. Zinoviev, Radek, Nerman, Höglund, Winter.