Merci Roger pour cette analyse.
J’en partage beaucoup de points, notamment sur l’impasse du populisme de gauche. Je ne vais pas lister nos points d’accords qui sont nombreux, mais me concentrer sur ce qui me semble faire problème dans ton argumentation, en l’occurrence trois points : l’un immédiat, le positionnement par rapport au 17 novembre, l’autre sur la question des affects en politique, enfin sur la notion de peuple.
Sur le 17 novembre. Tu écris comprendre la rage de ceux qui agiront ce jour-là. Mais tu ramènes ce mouvement au poids de l’extrême droite et à ses revendications de départ marquées par l’antifiscalisme. Si ce mouvement en était resté là, tu aurais évidemment raison. Mais les choses ont évolué fortement : d’abord, le développement même du mouvement a relativisé très fortement les tentatives de récupérations de l’extrême droite ; ensuite, la hausse des taxes sur les carburants est très vite apparue comme étant « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase » et de plus en plus c’est la politique de Macron en tant que telle qui est mise en cause. Certes, il y a beaucoup de confusion dans tout cela, mais nous savons qu’un mouvement de masse porte toujours en lui des aspirations contradictoires, des incohérences, etc.
Le mouvement du 17 est significatif de la nouvelle phase des luttes sociales dans laquelle nous sommes entrés. C’est une illustration de ce qui nous attend dans les années à venir. Les mobilisations sociales passent de moins en moins par les canaux traditionnels des organisations syndicales ou autres. De plus la cristallisation sur tel ou tel problème est incertaine et risque de se faire sur des objets ambigus comme la fiscalité. L’appel du 17 a pris, mais il y a eu des tas d’appel du même type auparavant qui n’ont eu strictement aucun écho. Donc il faut être flexible et capable de s’adapter à des situations mouvantes. Pour moi, ce n’est pas choquant en soi d’y être, à condition d’être clair sur pourquoi on y est et être capable de tenir un discours de gauche dans ce mouvement. Le problème est donc moins la présence de l’extrême droite qu’il faut dénoncer, mais l’orientation que l’on peut défendre à cette occasion. En ce sens il aurait été probablement possible, même si cela paraissait difficile, d’avoir un appel sur des bases claires et qui aurait pu organiser une présence visible qui ne nous assimile pas à l’extrême droite ni à certains complotistes fous que l’on voit apparaître pour l’occasion.
Sur les affects en politique. Tu abordes cet aspect de façon éclatée dans ton texte. Il semble en ressortir à la lecture que tu défendes une vision rationaliste de la politique. Ainsi nous dis-tu en exposant de façon critique la position de JLM : « Les rationalités politiques classiques n’agissant plus, il n’y a pas d’autre choix que de se couler dans le flux des émotions populaires, en épousant le mouvement des colères. ». Tu ajoutes plus loin : « Le peuple ne devient pas souverain par le ressentiment qui l’anime, mais par le projet émancipateur qu’il propose à la société tout entière ». Il me semble que tu passes ainsi à côté d’un problème majeur. Tu as raison de dire qu’un projet émancipateur ne peut pas se construire sur du ressentiment. Mais la colère populaire ne peut se réduire à du ressentiment. Elle peut être porteuse d’espoir, de l’espérance dans une société plus juste, plus égalitaire et plus solidaire. Si toutes les émotions populaires ne sont pas bonnes à prendre, elles ne sont pas toutes à rejeter a priori. Rousseau, qui retrouve ainsi Spinoza, avait parfaitement vu dans le Contrat social le lien nécessaire entre le développement de la volonté générale et les passions et affects correspondants et cela contre Diderot qui considérait, dans l’article « Droit naturel » de l’Encyclopédie, que « le silence des passions » est la condition pour que la volonté générale voie le jour. Vieux débat donc remis au gout du jour.
Le reproche que l’on peut faire au populisme de gauche n’est pas de mettre en avant les affects populaires et d’essayer de s’appuyer sur eux pour promouvoir un projet politique, c’est de ne pas voir que tous les affects ne se valent pas et que ceux liés au racisme et à la xénophobie ne sont pas une simple couche superficielle que l’on pourrait gratter car les individus touchés sont celles et ceux qui sont écrasés par le capitalisme financiarisé. Mais si la ligne « les fâchés pas les fachos », visant à essayer de récupérer une partie de l’électorat de Le Pen, est une impasse, il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain. La question qui nous est posée est de savoir comment transformer la colère en espoir et empêcher le ressentiment, l’amertume et la rancœur haineuse de prendre le dessus dans les émotions populaires. La clef, pour moi, est dans le développement d’un nouvel imaginaire d’émancipation qui puisse peu à peu faire sens. Mais celui-ci ne se décrète pas et ne peut qu’être que le produit du mouvement social lui-même. On voit donc bien les difficultés dans lesquelles nous sommes.
Le peuple. C’est pour moi le point le plus discutable de ton texte. Tu critiques à juste titre la conception qu’en ont Laclau et Mouffe et notamment la réduction de la politique à la division entre « eux et nous ». Mais tu restes dans le même schéma d’un sujet historique de la transformation sociale, hier « la classe », aujourd’hui « le peuple ». Tout d’abord, ta lecture du passé me laisse un peu perplexe. Tu indiques ainsi qu’il y aurait eu un processus qui aurait conduit à « passer de la classe qui lutte au peuple qui aspire à diriger ». Or, dans la période que tu évoques, le « peuple » n’était que la dénomination pour « la classe ouvrière et ses alliés » le tout dirigé par le Parti. Non seulement la notion de « peuple » n’avait de sens que parce que le prolétariat en était l’agent historique, mais ce dernier ne pouvait jouer son rôle que dirigé par le Parti. Il me semble ensuite que tu reproduis sous le vocable « peuple » la même démarche qu’avec « la classe ». Ainsi tu écris : « Le peuple (devient souverain) par le projet émancipateur qu’il propose à la société tout entière ». Remplaçons « peuple » par « prolétariat », et nous retrouvons un schéma bien connu. De plus, ce schéma pouvait avoir un sens pour le prolétariat qui était une classe particulière de la société (plus ou moins minoritaire), mais a peu de sens pour « le peuple » qui est censé en représenter la quasi-totalité. Comme « le peuple » peut-il proposer un projet émancipateur à la société alors même qu’il est, en théorie, la société ?
En finir avec ses apories suppose tirer les conclusions qui s’imposent de ton propre constat : « le mouvement ouvrier d’hier n’est plus » (les raisons de cette situation relèvent d’une autre discussion). Paradoxalement Laclau, dans la Raison populiste, nous en donne le point de départ : « il n’y pas de raison pour que les combats ayant lieu dans les rapports de production doivent être les points privilégiés d’une lutte anticapitaliste globale. Un capitalisme mondialisé crée une multitude de points de rupture et d’antagonisme – crises écologiques, déséquilibres entre différents secteurs de l’économie, chômage de masse, etc. – et seule une surdétermination de cette pluralité antagonique peut créer des sujets (les italiques sont de moi) anticapitalistes globaux capables de mener à bien un combat digne de ce nom. Comme le montre l’expérience historique, il est impossible de déterminer a priori quels seront les acteurs (les italiques sont de moi) hégémoniques dans ce combat » (p.177).
Il ne peut donc plus avoir un sujet historique qu’il faudrait constituer d’une façon ou d’une autre quel que soit le nom que l’on lui donne, « peuple » ou « classe ». Il est d’ailleurs dommage que Laclau ne s’en soit pas tenu à cette analyse et ait chercher à retrouver sous le nom de « peuple » le sujet historique unique avec toutes les apories que cela entraine. Or il existe dans la société une multiplicité d’oppressions et de dominations croisées qui se renforcent réciproquement et qui ne peuvent se réduire à la seule opposition capital/travail, même si cette dernière reste cruciale. Une même personne peut à la fois être exploitée par le capital, opprimée par d’autres exploités ou en opprimer d’autres et prise dans des configurations discriminantes. De plus, la domination du capital vise la société tout entière avec la volonté d’étendre le règne de la marchandise à tous les aspects de la vie sociale et à la vie elle-même. Les transformations du capitalisme entrainent donc une multiplicité d’antagonismes qui sont autant de terrains d’affrontement avec la logique marchande.
Dans le combat émancipateur, des orientations et des pratiques différentes peuvent donc tout à fait cohabiter, des voies multiples être explorées, des terrains disparates occupés. cela signifie que l’on ne peut plus définir a priori le sujet de la transformation sociale, un « sujet révolutionnaire ». Il y a des terrains d’affrontements différents avec des acteurs qui se configurent différemment suivant ces terrains et les circonstances. L’articulation et la convergence entre ces terrains et ces acteurs ne seront pas spontanées et relèvent d’un processus de construction politique. Cette situation nous livre des problèmes nouveaux à résoudre. Comment construire une cohérence stratégique si aucun acteur particulier (le prolétariat, le parti, etc.) ne peut la donner a priori, comment construire un projet d’émancipation qui tienne compte de la multiplicité croisée des oppressions ? Il nous faut travailler de façon nouvelle la question des alliances et des convergences de telle façon que les antagonismes qui en sont le produit puissent être résolus et non pas ignorés ou pire niés. Dans cette situation nouvelle, réduire la politique à l’opposition entre « eux et nous » est non seulement réducteur, mais nous fait passer à côté des problèmes que nous avons à résoudre et l’évocation rituelle du « peuple » ne nous aide pas beaucoup.
Amicalement
Pierre Khalfa