Mathieu Bélisle : Yolande Geadah, en tant que chercheure indépendante, vous vous intéressez aux enjeux sociaux liés aux droits des femmes et à l’égalité des sexes. Vous avez également beaucoup réfléchi à la question de la laïcité et des accommodements de nature religieuse, dans plusieurs articles et ouvrages, notamment Accommodements raisonnables. Droit à la différence et non différence des droits (VLB, 2007). Diriez-vous que nous assistons actuellement au Québec à une querelle de la laïcité ?
Yolande Geadah : Je n’aime pas le terme de « querelle ». Le débat sur la laïcité est sérieux et nécessaire. Bien qu’il y ait consensus au Québec sur le principe de la séparation de l’Église et de l’État, la mise en œuvre de la laïcité suscite bien des discussions, qui mettent en jeu des positions philosophiques divergentes mais également respectables. Il n’existe pas de modèle unique de mise en application du principe de laïcité. On peut penser au modèle français, qui est bien connu, ainsi qu’au modèle américain, tout à fait différent, modèles que l’on pourrait résumer ainsi : en France, il s’agit de protéger la société contre l’emprise du religieux, alors qu’aux États-Unis, il s’agit de protéger le religieux de l’ingérence de l’État.
MB : Où se situe le Canada par rapport aux modèles que vous évoquez ? Plutôt du côté américain ?
YG : Le Canada n’a jamais officialisé le principe de laïcité qui n’est inscrit dans aucun document officiel (la Constitution canadienne précise d’ailleurs que le Canada est « fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit »). Comme ailleurs en Occident, il y a eu sécularisation graduelle de la société, qui s’est traduite par l’affaiblissement progressif du référent religieux dans la culture, les mœurs et les représentations, au profit d’un référent laïque. Mais aucun texte n’a consacré le principe de laïcité, ce qui m’apparaît une lacune importante, d’autant plus que nous sommes face à la montée des intégrismes religieux qui contestent de plus en plus les règles laïques. C’est d’ailleurs pour répondre à cette lacune que le projet de charte des valeurs a été proposé en 2013 par le Parti québécois. Mais son insistance sur des valeurs québécoises, perçues comme étant ethnocentriques, a rendu le débat si acrimonieux que le projet de charte a été rejeté. Il n’empêche : le problème demeure entier et toujours actuel parce que le pluralisme grandissant de notre société, combiné à la montée des intégrismes religieux, place la religion à l’avant-plan du débat politique. C’est pourquoi il est urgent de réaffirmer le principe de laïcité, qui permet à toutes les croyances de coexister et de vivre en harmonie et qui empêche un groupe particulier d’imposer aux autres ses valeurs.
MB : Avez-vous l’impression que la société québécoise, si elle n’a pas encore atteint l’équilibre souhaité, se dirige dans la bonne direction ?
YG : Les autorités sont très timides et réticentes à agir pour protéger le principe de laïcité. Elles se contentent de faire le minimum, par exemple avec la loi sur la neutralité religieuse de l’État (la loi 62), dont l’article 10 n’interdit pas le port de signes religieux par les employés de l’État, mais exige de donner et de recevoir les services publics à visage découvert. Or même ce minimum ne passe pas.
MB : Pourquoi ?
YG : Le débat est devenu très épineux et problématique parce que, d’une part, tous les partis ont tenté d’instrumentaliser ce débat à des fins partisanes et, d’autre part, parce que toute position visant à restreindre l’expression du religieux dans l’espace public est interprétée comme relevant du racisme ou de l’intolérance à l’égard des minorités. Ces accusations étouffent la discussion rationnelle sur des questions pourtant légitimes, à savoir, quelle place donner au religieux dans l’espace public commun ? Comment répondre à la multiplication de revendications religieuses ? Faut-il les accommoder ? Et si oui, sur quelles bases ? Les défenseurs des droits individuels croient nécessaire d’accommoder ces demandes pour favoriser l’intégration des minorités et respecter leur liberté religieuse. Mais il faut bien voir que les demandes qui soulèvent des controverses émanent surtout des courants intégristes – toutes les religions ont leur intégrisme, faut-il préciser – qui cherchent à imposer aux fidèles les interprétations les plus rigides de la foi. Si bien que les accommodements accordés à de telles demandes renforcent ces courants intégristes qui représentent en fait l’extrême droite religieuse. Vous me demandiez plus tôt si nous allions dans la bonne direction : eh bien, je pense que non.
MB : Vous évoquez les arguments des penseurs libéraux, pour qui le rôle primordial de l’État consiste à assurer le respect des libertés fondamentales, parmi lesquelles se trouve la liberté de conscience. Selon ces penseurs, on ne peut contraindre quelqu’un à adopter telle croyance ou à renoncer à telle autre, à moins bien sûr que sa croyance entre en contradiction avec les droits fondamentaux d’autres individus. Un tel point de vue n’est-il pas légitime ?
YG : Bien entendu, on ne peut s’opposer à la vertu. Mais il faut d’abord distinguer croyances et pratiques. Je constate que les pratiques issues des intégrismes sont traitées sous l’angle de la liberté religieuse, alors que ces courants instrumentalisent la religion à des fins politiques. L’approche libérale évacue la dimension sociale et politique sous-jacente à ces revendications qui visent à favoriser l’emprise du pouvoir religieux sur les membres de leurs communautés. Cette approche libérale semble incapable de reconnaître qu’il existe des rapports de pouvoir au sein de chaque communauté, opposant ceux (très minoritaires) qui mettent de l’avant des revendications identitaires, davantage culturelles que religieuses, destinées à souder leurs membres autour de pratiques distinctes, et tous ceux et surtout celles (majoritaires) qui refusent l’enfermement identitaire dans des traditions étouffantes. Je pense entre autres aux demandes de séparation des sexes dans des lieux publics, à la réclamation d’un lieu de prière sur le lieu de travail et au sein des institutions publiques, ou encore au refus de recevoir un service public d’une personne du sexe opposé. Ces demandes ne favorisent pas le vivre-ensemble mais le vivre-séparé, selon un modèle communautariste qui encourage l’auto-exclusion et l’enfermement dans des enclaves ethniques ou religieuses.
MB : Mais ne faut-il pas faire preuve d’une certaine tolérance à l’égard d’individus qui souhaitent cultiver entre eux une différence religieuse ?
YG : Bien sûr, toutes les communautés doivent pouvoir disposer d’un lieu de culte. Il s’agit d’un droit fondamental. Mais la question est différente quand il s’agit de l’octroi d’espaces pour la prière dans des lieux publics, (à l’école ou sur les lieux de travail), ou de la pratique de la prière au sein d’une institution publique, qui doit en principe représenter et servir l’ensemble des citoyens de toutes confessions. On se souvient de la controverse entourant la récitation de la prière avant les séances du conseil municipal au Saguenay (pratique également répandue dans d’autres municipalités). Au bout d’une longue bataille juridique, la Cour suprême a tranché la question en soutenant qu’il fallait cesser cette pratique, car elle contrevient à l’obligation de neutralité religieuse requise des municipalités. L’expérience nous montre que l’expression religieuse dans des lieux publics est souvent source de conflits et qu’elle ouvre la porte aux pressions morales et à l’ostracisme à l’endroit des personnes non croyantes ou non pratiquantes, ce qui porte atteinte à leur liberté de conscience.
MB : Diriez-vous la même chose à propos du crucifix à l’Assemblée nationale ?
YG : Absolument. Ce symbole religieux n’a pas sa place dans un lieu où les élus doivent défendre le bien commun et gérer les intérêts de l’ensemble des citoyens et citoyennes, indépendamment de leurs croyances.
MB : Dans l’essai que vous avez consacré aux accommodements raisonnables, vous estimez qu’une conception de la laïcité qui accorde la primauté au respect des droits individuels permet « l’inclusion restreinte à court terme, mais […] ignore les objectifs d’intégration des communautés à long terme »(1). Que voulez-vous dire ?
YG : Il faut considérer l’intégration des minorités dans sa globalité. L’intégration se fait bien sûr grâce à l’emploi, qui est une dimension essentielle mais non suffisante. Elle doit également se réaliser sur les plans social, culturel et politique. Or les accommodements religieux, censés éviter la discrimination à l’égard des minorités, contribuent à ériger des barrières entre citoyens de confessions différentes, plutôt qu’à favoriser l’interaction et la mixité entre eux afin de renforcer le tissu social. L’approche juridique actuelle qui soutient les porteurs de revendications religieuses s’inspire du multiculturalisme qui favorise une reconnaissance « légale » des individus et de leurs différences. Or cette approche renforce le désir de certains de vivre en communautés pour se préserver de l’influence des autres, et maintenir les mêmes croyances et comportements que dans leur pays d’origine. À long terme, les accommodements religieux ne favorisent pas l’intégration des minorités mais plutôt leur repli identitaire.
MB : Il est cependant très délicat de critiquer publiquement de tels comportements.
YG : Nous sommes en effet dans un climat social et politique difficile. Les propos critiques en cette matière sont souvent taxés de racistes, je l’ai déjà souligné, ce qui est tout à fait contreproductif.
MB : Que pensez-vous de la notion d’islamophobie, qui fait actuellement l’objet d’un vif débat ? Renvoie-t-elle à un phénomène réel ?
YG : C’est un terme piégé. Piégé et galvaudé, car l’islamophobie est devenue un terme fourre-tout. Ce terme désigne à la fois la peur et la haine de l’islam, qui peuvent se traduire par l’hostilité et la discrimination à l’endroit des musulmans, mais également toute critique légitime de l’islam ou de l’idéologie islamiste. Évidemment, il faut reconnaître l’existence d’un contexte propice à la peur de l’islam. Personne n’est indifférent aux violences qui secouent le monde musulman et aux attentats terroristes commis au nom de l’islam. Alors oui, ce contexte génère une peur de l’islam. Mais les attitudes d’hostilité et la discrimination à l’égard des musulmans, c’est autre chose. Je préfère dans ce cas parler de « racisme antimusulman », qu’il faut bien sûr combattre. Quant au recours abusif aux accusations d’islamophobie, elles visent à faire taire toute critique de l’islam radical et de l’idéologie islamiste, ce qui rend difficile toute discussion et toute politique visant à combattre cette idéologie. Ce terme est devenu une arme aux mains des intégristes qui n’hésitent pas à recourir au « djihad juridique », c’est-à-dire à poursuivre en justice ceux et celles qui osent les critiquer trop sévèrement. Ces poursuites se multiplient grâce au soutien financier de réseaux liés aux pétromonarchies. Il faut savoir qu’au sein même des sociétés musulmanes, des forces actives critiquent ouvertement les dérives de l’islamisme, ce que peu de personnes osent faire ici, par crainte d’être stigmatisées comme islamophobes ou xénophobes.
MB : Dans une récente lettre parue dans Le Devoir (2), vous citez Ali Rizvi, l’auteur d’un essai remarqué au Canada anglais (The Atheist Muslim, St. Martin’s Press, 2016), qui résume par une formule particulièrement bien choisie l’incompréhension dont souffrent l’islam et les musulmans : « la gauche se trompe au sujet de l’islam et la droite au sujet des musulmans ». Autrement dit, la gauche assimile l’intégrisme à une forme légitime de la pratique religieuse (alors qu’il est une pure instrumentalisation politique ; c’est ce qui amène cette gauche à considérer le port du niqab comme une simple préférence religieuse), ce qui fait qu’elle tend à accepter les deux, alors que la droite, quant à elle, ne fait pas la distinction entre les musulmans et les intégristes, rejetant les premiers par peur des seconds. En somme, tout le monde se trompe ! Comment sortir de cette confusion ?
YG : Il faut tout d’abord clairement distinguer l’islam, en tant que spiritualité et ensemble de croyances, de l’islamisme ou de l’intégrisme islamique, qui réfère à une idéologie politique. Ensuite, il faut cesser de considérer les musulmans comme une communauté homogène. Les musulmans proviennent de pays et de cultures très variés et ont des allégeances politiques diverses. Autrement dit, ils ne pensent pas tous de la même manière et ne défendent pas les mêmes valeurs, loin s’en faut. Ce qu’on ne semble pas encore comprendre, c’est que l’intégrisme religieux, qui pose déjà de sérieux problèmes dans les sociétés musulmanes d’Afrique et d’Asie, ne peut pas se contenter de simples accommodements. Ce qu’il vise, c’est à imposer par divers moyens sa lecture extrêmement rigide des textes religieux et à inciter les fidèles à se soumettre uniquement aux lois divines, au mépris des lois et règlements laïques. Il nourrit le fanatisme et le sectarisme religieux qui mènent à la radicalisation en opposition aux valeurs et aux principes séculiers, y compris au sein des sociétés musulmanes. L’intégrisme islamique vise donc le rejet de l’intégration dans une société laïque, démocratique et égalitaire. Ce n’est donc pas un hasard si les sociétés occidentales sont marquées par des tensions accrues avec les minorités musulmanes, traversées par ces courants.
MB : Mais nous savons bien que les intégristes représentent une faction minoritaire au sein de la population de confession musulmane, une faction très visible et active. Pourquoi n’entendons-nous pas davantage la voix des musulmans modérés ?
YG : C’est un problème complexe, qui a plusieurs ramifications. Je constate d’abord que plusieurs musulmans et musulmanes ne veulent tout simplement pas être identifiés en tant que musulmans et réfutent même la notion de communauté musulmane. Ils veulent être considérés comme des citoyens, rien de plus, sans égard à leurs croyances ou leurs pratiques religieuses. Je remarque aussi que les médias québécois et canadiens tendent à privilégier certaines représentations du musulman, à faire une sorte de casting. Il y a vingt ans, au Québec, la plupart des femmes musulmanes ne portaient pas le voile. Mais déjà à cette époque, quand les médias voulaient donner la parole à une musulmane, ils la voulaient voilée, tendance qui n’a fait que se renforcer depuis. Et quand ils cherchent à donner la parole à un musulman, ils choisissent un imam ultra-conservateur ou intégriste qui prétend parler au nom des musulmans. Les médias font donc des choix qui ne sont pas sans conséquences. Ils contribuent à rendre plus visible et à légitimer le discours intégriste, au détriment des courants plus ouverts et laïques de l’islam. Le paradoxe, c’est que la majorité des musulmans vivant ici ont fui leur pays d’origine à cause des conflits liés à la montée de l’intégrisme religieux et de l’oppression politique et sociale.
MB : N’y a-t-il pas aussi des raisons économiques ?
YG : Oui, bien sûr. Mais depuis quelques années, je crois que le motif principal d’immigration en provenance des pays musulmans est lié aux conflits sociaux et politiques découlant de l’intégrisme. Dans les sociétés d’accueil, les musulmans « modérés » (quoique je n’aime pas trop ce terme) ne veulent aucunement s’associer aux revendications issues des interprétations rigides de leur foi. Quand j’ai publié mon livre sur les accommodements raisonnables il y a dix ans, un grand nombre de concitoyens musulmans me confiaient n’avoir aucun besoin de ces fameux accommodements qui défrayaient la manchette – c’était l’époque de la Commission Bouchard-Taylor. Ces modérés estimaient que ces demandes émanaient d’une minorité intégriste et causaient du tort à tous les musulmans. D’ailleurs, lors des audiences de la Commission, certains employeurs avouaient leur réticence à embaucher des travailleurs musulmans, par crainte de faire face à une multiplication de demandes et peut-être même à d’éventuelles poursuites judiciaires coûteuses. C’est là une conséquence malheureuse de la judiciarisation.
MB : Les tribunaux jouent un rôle très important en cette matière.
YG : Oui. La Cour suprême a donné une définition extrêmement large de la liberté religieuse. Elle reconnaît comme valable toute croyance sincère et individuelle ainsi que sa mise en application concrète dans des pratiques sociales, quelle que soit son rapport au dogme ! Autrement dit, pour autant que vous fassiez preuve de sincérité, on reconnaît votre droit de vous soustraire à des règles communes jugées incompatibles avec vos croyances. C’est pour cette raison qu’il est devenu très difficile de s’opposer au port du niqab qui cache le visage [1]. Ce voile intégral a beau être absent du Coran, il a beau être contesté par des autorités religieuses musulmanes (notamment par l’Université Al-Azhar du Caire, considérée comme la plus grande autorité de l’islam sunnite), il a beau être combattu par plusieurs pays musulmans qui y voient l’un des signes inquiétants de la progression du wahhabisme (longtemps considéré comme une hérésie de l’islam), il est revendiqué et autorisé au Canada au nom de la liberté religieuse, malgré de vives protestations de plusieurs femmes musulmanes d’ici.
MB : À quelles protestations pensez-vous ?
YG : Récemment, une cinquantaine de femmes musulmanes québécoises ont publié une lettre ouverte s’adressant aux féministes qui s’opposent à l’interdiction du niqab (voir l’édition de La Presse +, section « Débats », 8 novembre 2017). Ces féministes musulmanes clament que le niqab n’est pas un symbole religieux mais un symbole politique de l’intégrisme, et que la complaisance face à ce symbole menace la liberté et la dignité des femmes musulmanes elles-mêmes. Ce genre d’intervention publique est essentiel, parce qu’on ne peut évidemment pas tout régler avec des lois. Il faut miser davantage sur l’éducation et surtout cesser d’étouffer le débat et les voix critiques de l’idéologie islamiste, sous de fausses accusations de racisme et de xénophobie.
MB : Avec un cours comme Éthique et culture religieuse, par exemple ?
YG : Pas dans sa forme actuelle. Ce cours mobilise plusieurs symboles tirés de l’islam radical pour décrire la religion musulmane. Nadia El-Mabrouk, dans un ouvrage collectif récent (3), a proposé une analyse critique extrêmement intéressante de ce cours, dans lequel elle a relevé nombre de stéréotypes utilisés pour illustrer les musulmans, en particulier les femmes. Par exemple, dans des manuels destinés aux enfants du niveau primaire, toutes les musulmanes sont représentées portant le voile et parfois même le niqab, comme si la chose était parfaitement normale et conforme au dogme. Bien sûr, les auteurs de tels manuels sont remplis de bonnes intentions. Pour eux, il s’agit d’éduquer les enfants à la diversité, de les habituer à une variété de manifestations et de symboles. Mais l’effet pervers de ce genre de représentation, c’est qu’il banalise et légitime des pratiques patriarcales, qui relèvent moins de la religion que des coutumes. La banalisation de ces pratiques et leur reconnaissance par les autorités politiques finissent par avoir un effet sur les croyants modérés et sur ceux et celles qui ne pratiquent pas. Une mère musulmane me racontait que ses enfants rentrés de l’école lui avaient dit : « Maman, tu n’es pas une bonne musulmane parce que tu ne portes pas le voile ». Comment ne pas éprouver un malaise ?
MB : Tout ce débat sur la laïcité et les demandes d’accommodements est important, c’est l’évidence. Mais je vous avoue qu’il me donne parfois l’impression d’agir comme un écran de fumée. Car pendant qu’on discute de niqab et de kirpan, d’horaire de piscine séparé et de nourriture halal ou cachère, on néglige une réalité fondamentale : le haut taux de chômage chez les immigrants. Une étude récente a montré que sur dix-sept villes nord-américaines, Montréal se classe bonne dernière en cette matière, un retard que toutes les enquêtes sur la population active confirment. Or nous savons tous qu’un immigrant qui travaille, et plus encore : un immigrant qui travaille avec des membres de la société d’accueil, a toutes les chances de s’intégrer culturellement, socialement et politiquement, ne serait-ce qu’en vertu des liens qu’il nouera avec ses collègues. Qu’est-ce qui explique la difficulté du Québec dans l’intégration économique de ses nouveaux arrivants ?
YG : C’est vrai, qu’il y a beaucoup à faire de ce côté. Il faut sans doute s’interroger sur les critères de sélection des nouveaux arrivants. Beaucoup d’importance est accordée aux diplômes, alors que les principaux besoins en matière d’emploi se trouvent dans des secteurs techniques qui n’exigent pas de formation universitaire. On recrute des immigrants très éduqués, mais pas nécessairement aptes à occuper les emplois disponibles. Par ailleurs, les dernières statistiques indiquaient une baisse du taux de chômage, y compris chez les minorités.
MB : Certaines expériences ont aussi montré que le même curriculum vitae pouvait être accepté ou rejeté selon le nom et l’origine du candidat. Le curriculum vitae attribué à un Mohamed (c’est un exemple) était rejeté alors que le même document attribué à un Stéphane était retenu par l’employeur.
YG : Oui et c’est scandaleux ! Une des solutions proposées et facile d’application serait de cacher les noms des candidats au moment de la sélection, de manière à ce que le processus soit parfaitement objectif.
MB : En terminant, je ne peux m’empêcher de revenir sur les événements de la dernière année, notamment sur l’attentat de Québec dont nous venons de commémorer le triste anniversaire. Cet attentat a-t-il changé la donne ?
YG : C’est un attentat horrible, une tragédie révoltante, qu’il ne faut pas oublier. Mais il faut encore là éviter d’y voir la manifestation d’une islamophobie généralisée, terme que je n’aime pas, comme je l’ai déjà dit. Mieux vaut se préoccuper du racisme et des préjugés qui existent et doivent être combattus au moyen de l’éducation et par une véritable politique d’intégration.