Le texte intitulé « Quebec feminists maintain support for public sector hijab ban », diffusé sur le site de Europe solidaire sans frontières (ESSF) [1] critique la Fédération des femmes du Québec (FFQ) en raison du report de la discussion prévue à l’agenda de son Assemblée du 28 octobre dernier, concernant le port de signes religieux, incluant le port du niqab [2]. Ce texte est trompeur et déforme la réalité sur plusieurs points que je ne prendrai pas le temps de réfuter ici, préférant m’en tenir à l’essentiel.
L’auteur déplore le report de la discussion entourant les signes religieux, estimant que cela reflète un manque d’appui inconditionnel aux femmes musulmanes. En réalité, la principale raison du report de ce débat est le fait qu’une autre proposition chaudement débattue a monopolisé tout le temps de l’Assemblée.
Au terme d’un débat houleux concernant la prostitution, la FFQ a délaissé la position prudente de « neutralité » adoptée précédemment, pour reconnaître dorénavant « l’agentivité des femmes dans la prostitution/industrie du sexe incluant le consentement à leurs activités ». Cette nouvelle position, décriée par de nombreuses féministes qui considèrent la prostitution comme une exploitation sexuelle inacceptable et non comme un « choix » légitime, découle d’une mobilisation sans précédent de certaines féministes qui se réclament de la théorie de l’intersectionnalité et des courants postmodernes et postcoloniaux.
Il est clair que cette prise de position légitime la prostitution et prépare la voie à une mobilisation en faveur de la décriminalisation des proxénètes et des clients. Rappelons que la loi canadienne sur la prostitution, adoptée en 2014, s’inspire de la loi nordique abolitionniste qui interdit l’achat de services sexuels, mais décriminalise les personnes prostituées, considérant qu’elles sont victimes de la prostitution. Or l’auteure et les personnes citées dans l’article, loin de dénoncer la banalisation de la prostitution, dénoncent plutôt le double standard qui découle, selon elles, d’un manque de courage et de solidarité avec les femmes musulmanes. Cette alliance incongrue, entre des personnes soutenant des pratiques issues de groupes sociaux qui se trouvent aux antipodes de la morale sociale, découle d’une logique tordue.
Selon cette logique, tout choix individuel serait un droit fondamental et mériterait d’être soutenu au nom de la Charte. Or un choix n’est pas un droit, et aucune liberté n’est absolue ! Cette position occulte les enjeux sociaux et les conséquences néfastes associés à certains « choix » individuels. Il est évident par exemple que la liberté de polluer l’environnement à sa guise n’est pas un droit. Certains choix individuels vont clairement à l’encontre de l’intérêt collectif. Mais encore faut-il savoir s’il est possible de parler d’un choix de liberté, s’agissant de la prostitution et du niqab.
Concernant la prostitution, le fait que certaines femmes puissent tirer bénéfice de ce commerce suffit-il à occulter les réalités pénibles de la prostitution ? Les études ne manquent pas pour illustrer les conséquences terribles de ce commerce qui détruit la vie de millions de femmes et d’enfants, parmi les plus vulnérables. C’est pourquoi le « choix » individuel de se prostituer ne peut suffire à dicter nos choix collectifs comme société, ni surtout nos politiques en matière de prostitution.
Comme le souligne si justement une survivante de la prostitution, Valérie Tender, qui dénonce la position de la FFQ :
« À ce titre, la FFQ faillit à vouloir protéger les femmes embrigadées dans le cycle infernal de la prostitution qui n’est, en fait, rien d’autre qu’un rapport de domination de la part des prostitueurs et des abuseurs. Elle préfère se concentrer sur un petit nombre de femmes qui disent le faire par choix (dont certaines qui font du déni pour se protéger). » [3]
Par ailleurs, le parallèle que certaines font entre la prostitution et le port du niqab n’est pas aussi incongru qu’il en a l’air à première vue. Rappelons qu’en 2009, la FFQ avait adopté une position de neutralité à l’égard du port de signes religieux, particulièrement à l’égard du voile (hijab) qui faisait polémique, affirmant défendre également la liberté de le porter et le droit de ne pas le porter. Mais en ce qui concerne les divers projets de loi visant l’obligation du visage découvert pour les fonctionnaires de l’État, la FFQ s’était montrée favorable à une telle restriction, en autant qu’elle ne s’applique pas aux usagères des services publics. Par conséquent, la mobilisation actuelle visant à pousser la FFQ à adopter une nouvelle position à ce sujet vise clairement à s’opposer à toute interdiction du niqab, y compris pour les fonctionnaires de l’État.
Dans un texte récent, l’écrivain Kamel Daoud critiquait ainsi la position d’experts de l’ONU ayant condamné l’interdiction du niqab par la France :
« On oublie qu’on n’a jamais vu des femmes en burqa [4] manifester pour la liberté des femmes qui ne la portent pas, ni en faveur des femmes non voilée des pays du ‘Sud’. La liberté est à sens unique. (…) Le port de la burqa sera en effet une liberté lorsque des femmes ne se feront pas tuer, harceler, violenter, déclasser et insulter parce qu’elles ne portent ni voile ni burqa hors Europe. (…) Venir aujourd’hui défendre la liberté de la burqa en Occident, c’est défendre l’obligation de la porter au ‘Sud’. (…) On oublie qu’on consolide ainsi une normalisation affreuse de la renonciation au corps, au lien social, à l’humanité et ses partages. La burqa devient un débat sur la liberté et pas un débat sur l’atteinte à la liberté. » [5]
Ce texte résume bien les enjeux totalement occultés par ceux et celles qui se portent à la défense du niqab au nom de la liberté de choix. Dans les sociétés musulmanes, il est largement admis que ceux et celles qui insistent sur le port du niqab sont issus de l’extrême droite religieuse musulmane. Nul doute que les groupes et les personnes qui se disent féministes et progressistes hésiteraient à soutenir les revendications issues de l’extrême droite religieuse catholique ou protestante. Pourquoi alors refuser de faire preuve du même discernement, dès qu’il s’agit de membres d’une minorité religieuse ? Ne serait-ce pas là une forme de racisme qui ne dit pas son nom ?
Yolande Geadah, 15.11.18