Taipei, envoyé spécial. Les élections locales à Taïwan ont, à la surprise générale, bouleversé la donne politique dans cette île de 23 millions d’habitants, dont la Chine ne reconnaît pas l’indépendance. La défaite, samedi 24 novembre, le Parti progressiste démocratique (DPP) au pouvoir depuis 2016, a été telle qu’elle a contraint la présidente de Taïwan, Tsai Ing-wen, à démissionner de la présidence de cette formation qui défend une ligne de fermeté vis-à-vis de la Chine. Le premier ministre, William Lai, lui a également remis sa démission, mais la présidente l’a refusée.
Le DPP, qui était à la tête de 13 villes et comtés, n’en dirigera plus que six. Le DPP perd notamment la mairie de Kaohsiung, la deuxième ville du pays, qui était son fief depuis vingt ans. Le vainqueur est un outsider du KMT (Kouomintang), Han Kuo-yu, qui l’a largement emporté à l’issue d’une campagne populiste. Plus généralement, le KMT, parti davantage favorable à un rapprochement avec Pékin, a remporté 15 des 22 grandes villes et comtés, alors qu’il n’en détenait que six au départ. Le maire sortant indépendant de Taipei, Ko Wen-je, a été réélu, mais de justesse, et le candidat du KMT lui conteste sa victoire en raison du relatif désordre dans lequel s’est déroulé le vote.
Le mariage homosexuel rejeté
Pour la première fois, les électeurs étaient également invités à se prononcer sur dix référendums d’initiative citoyenne. En raison de la complexité du scrutin, nombre d’électeurs ont dû attendre plus de deux heures pour voter, et certains bureaux de vote ont fermé plus de trois heures après l’heure officielle. Le résultat de ces référendums a aussi constitué une surprise. En 2017, la plus haute juridiction du pays avait donné deux ans au gouvernement pour mettre en place le mariage homosexuel, ce qui aurait constitué une première en Asie. Mais les « anti » se sont mobilisés et les trois questions qu’ils ont posées aux électeurs ont recueilli une large majorité des suffrages. Alors qu’initialement, les partisans du mariage homosexuel espéraient que ce référendum allait appuyer leur démarche face à un gouvernement timoré sur le sujet, c’est l’inverse qui s’est produit. Un gouvernement affaibli doit donc maintenant appliquer une décision de justice qui s’impose tout en tenant compte de l’avis contraire des électeurs.
Une large majorité d’électeurs a également refusé de changer « Chinese Taipei » en « Taïwan » le nom sous lequel les sportifs taïwanais défilent lors des Jeux olympiques. Une défaite pour les partisans d’une résistance plus dure de cette île à la Chine, qui continue de la considérer comme une de ses provinces et que le président Xi Jinping a promis de ramener dans le giron de la « mère patrie » « par tous les moyens ». Alors que Pékin avait protesté contre cette question, le Comité international olympique avait laissé planer un doute sur la participation des athlètes taïwanais aux JO de Tokyo en 2020 en cas de changement de nom. Relayée par les sportifs taïwanais eux-mêmes, la menace a payé.
Bonne nouvelle pour la Chine
Dimanche, la Chine a réagi à ces élections, y voyant une « forte volonté de la population à Taïwan de partager les bénéfices d’un développement pacifique à travers le détroit de Taïwan ». La défaite du DPP et la victoire du KMT sont a priori une bonne nouvelle pour Pékin, même si tout pronostic pour l’élection présidentielle de 2020 reste hasardeux. Si le DPP paye un contexte économique morose, certains de ses électeurs les plus intransigeants se sont détournés de lui parce qu’il ne faisait pas les pas supplémentaires qu’ils espéraient vers l’indépendance, notamment en modifiant la Constitution et le nom du pays, qui s’appelle « République de Chine » en « Taïwan ».
Mme Tsai s’est à la fois rapprochée de Washington et a accru les dépenses militaires, mais a toujours pris soin, depuis deux ans, de ne pas franchir de « ligne rouge » à l’égard de Pékin. Rien ne dit que son successeur à la tête du DPP restera sur cette ligne de crête. Certains indépendantistes jugent que la politique antichinoise de Donald Trump offre une opportunité à saisir. De son côté, le KMT va devoir gérer son nouveau héros, Han Kuo-yu, qui durant sa campagne, a tenu son parti à l’écart.
Officiellement, la Chine s’est bien gardée d’intervenir dans la campagne. En 1996, les missiles qu’elle avait tirés dans le détroit de Taïwan avaient contribué à la défaite du candidat qu’elle soutenait et les partisans d’une unification de Taiwan à la Chine étaient passés de 45 % à 14 % en quelques mois. Mais le gouvernement, ainsi que James F. Moriarty, le représentant américain sur l’île, estime que Pékin finance en sous-main certains partis. Surtout, ils estiment que la Chine a joué un rôle majeur dans l’engouement dont a bénéficié Han Kuo-yu (KMT) sur les réseaux sociaux durant la campagne.
Le « rôle majeur » de Pékin
Depuis deux ans, alors que le dialogue est rompu entre les responsables politiques des deux côtés du détroit de Taïwan, la Chine multiplie les pressions militaires, diplomatiques et économiques sur l’île. Les multiples incursions de sa marine et de son aviation à proximité de l’île et les déclarations belliqueuses de Pékin inquiètent une bonne partie de la population.
La Chine parvient peu à peu à isoler diplomatiquement Taïwan. Celle-ci n’est plus reconnue que par dix-sept micro-Etats, dont le plus significatif est le Vatican. L’Occident, sur lequel s’appuie Taïwan, ne reconnaît officiellement qu’une seule Chine, la République populaire de Chine, même si plusieurs pays comme les Etats-Unis et la France ont un représentant ou un « bureau » sur place. Economiquement, le flot de touristes chinois qui avait atteint les 4 millions en 2016 s’est tari de moitié.
De quoi rendre encore plus délicate la situation économique d’un pays qui, se reposant sur le succès de son électronique, n’a pas su anticiper l’arrivée d’Internet. Comme les hommes d’affaires, nombre de jeunes diplômés taïwanais sont tentés par les perspectives qu’offre l’économie chinoise. « Si vous ne faites pas de politique, les autorités vous laissent tranquilles », veulent croire nombre de jeunes. En septembre, un sondage réalisé régulièrement par la Public Opinion Foundation montrait que le nombre de Taïwanais favorables à l’indépendance était passé de 51,2 % en 2016 – un record – à 36,2 % aujourd’hui, alors que 26,1 % étaient favorables à l’unification, contre 14 % seulement deux ans plus tôt. Ces derniers sont désormais plus nombreux que les partisans du statu quo, 23 %, un chiffre à peu près stable.
Frédéric Lemaître (Taipei, envoyé spécial)
• Le Monde. Publié le 25 novembre 2018 à 12h29 - Mis à jour le 25 novembre 2018 à 19h29 :
https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2018/11/25/nouvelle-donne-politique-a-taiwan-apres-la-deroute-du-parti-au-pouvoir_5388340_3216.html
« Les Taïwanais n’ont pas voté pour un rapprochement avec la Chine »
Entretien avec Stéphane Corcuff, spécialiste des relations entre Pékin et Taipei, qui analyse la défaite du DPP aux élections municipales à Taïwan.
Les élections municipales du samedi 24 novembre à Taïwan se sont traduites par un fort recul du Parti progressiste démocratique (DPP) au profit du Kuomintang (KMT), l’ancien parti unique qui a longtemps dominé la vie politique. Le DPP avait pris le pouvoir en 2016 en remportant les présidentielles et, pour la première fois de son histoire, la majorité absolue au Parlement. Comme pour toute élection à Taïwan, le facteur chinois s’impose en arrière-plan – mais pas forcément dans le sens que l’on croit –, comme l’explique Stéphane Corcuff, maître de conférences à Sciences Po Lyon et spécialiste des relations entre la Chine et Taïwan.
Brice Pedroletti - Comment expliquer une telle défaite du DPP ?
Stéphane Corcuff – Taïwan est une démocratie de plus en plus mature, où l’alternance est maintenant habituelle. Le DPP s’était imposé aux municipales de 2014 avant de remporter la présidentielle et les législatives en 2016. On assiste à un reflux, et aussi à une certaine fatigue démocratique – le candidat du KMT qui a le plus surpris est le vainqueur à Kaohsiung. Sur un schéma trumpien, il n’était pas soutenu par son parti à l’origine. Ensuite, les Taïwanais ont aussi sanctionné la gouvernance du DPP de ces deux dernières années. Les deux gouvernements nommés par Tsai Ing-wen ont hésité sur certaines réformes, revu leur copie plusieurs fois sur d’autres. Et parfois, mal pris en compte l’impact négatif de leurs décisions sur certaines catégories de la population, comme pour la réforme des retraites, des bonus et du temps de travail. La population concernée est descendue dans la rue. Et ce mécontentement prévu n’a pas dissuadé le pouvoir de continuer ses réformes.
La défaite du DPP lors des élections régionales signifie-t-elle que les Taïwanais veulent davantage se rapprocher de la Chine ?
Ces élections sont avant tout locales, avec des enjeux locaux. Les Taïwanais n’ont pas voté pour un rapprochement avec la Chine. Ils n’ont d’ailleurs pas été appelés à se prononcer sur la politique chinoise de Tsai Ing-wen. Il faut aussi savoir que voter pour un candidat du KMT, c’est-à-dire aujourd’hui le parti d’opposition qui a remporté un grand nombre de villes, n’est pas un vote en faveur de la réunification, ni du rapprochement avec la Chine. Car le KMT a aussi pour politique, comme le DPP, de défendre la souveraineté de la République de Chine (le nom officiel de Taïwan), avec pour différence de s’être accordé avec Pékin sur le « consensus de 1992 », selon lequel il n’y a qu’une seule Chine, chaque côté du détroit étant libre de l’interpréter à sa façon. Le DPP récuse cette interprétation : pour lui, Taïwan n’est pas la Chine.
Pékin semble pourtant se féliciter du résultat…
Le facteur chinois n’est pas non plus absent dans ces élections, loin de là. Un certain nombre de candidats bleus, c’est-à-dire du KMT, ont mis en avant la chute du nombre de touristes chinois à Taïwan, de 60 %, en représailles de la politique du DPP de rejeter la version chinoise du consensus de 1992. Ces candidats ont donc bien joué sur les peurs des Taïwanais d’un déclin économique si leur pays se ferme au marché chinois. Ils ont entretenu une confusion entre deux questions économiques distinctes.
En réalité, l’économie ne va pas mal à Taïwan, la croissance était de 2,89 % en 2017, bien plus que l’année de l’arrivée de Tsai Ing-wen au pouvoir en 2016. On attend 2,48 % en 2018. Le chômage baisse depuis 2014, il est aujourd’hui à 3,71 %.
Le vrai problème à Taïwan, c’est la stagnation des salaires, notamment des classes moyennes et basses, qui voient certains entrepreneurs, notamment ceux qui travaillent en Chine, bénéficier de rémunérations stratosphériques. Les candidats bleus ont exploité cette insatisfaction réelle.
Le candidat KMT élu à Kaohsiung, la seconde ville de Taïwan dans le sud et un fief du DPP, a dit aux électeurs qu’il soutenait le consensus de 1992, et que grâce à cela, les habitants allaient pouvoir bénéficier du marché chinois. C’est du populisme à la Trump, même si les chefs d’exécutif locaux ont une latitude, dans le cadre des accords commerciaux existant, pour approfondir dans certains domaines leurs relations avec la Chine. La Chine va-t-elle le récompenser en envoyant ses touristes à Kaohsiung ? C’est possible.
Les résultats confirment que les Taïwanais sont très « centristes », dans leur grande majorité – et donc relativement insensibles au discours des nationalistes chinois favorables à une réunification sous l’égide de Pékin, et à celui des indépendantistes Taïwanais. Ils peuvent être séduits par un discours de rapprochement avec la Chine, comme sous Ma Ying-jeou entre 2008 et 2016, puis réagir quand cela va trop loin en mettant au pouvoir le DPP. Et réciproquement.
Il faut toutefois noter que Tsai Ing-wen n’a pas adopté une politique de confrontation avec la Chine : elle refuse certes le consensus de 1992, mais a toujours dit qu’elle était prête à travailler avec Pékin – dans le respect et la dignité, pas selon les conditions chinoises. Elle est allée bien moins loin que Chen Shui-bian, le président du DPP de 2000 à 2008. Les résultats des élections confirment que la majorité des Taïwanais sont pour un statu quo intelligent. On peut dire que leur identification à Taïwan est acquise – ils se considèrent taïwanais, et non chinois. Mais ils veulent éviter toute posture provocatrice.
La Chine est un antimodèle pour les Taïwanais, mais elle reste une terre d’opportunités pour des jeunes qui veulent y travailler avec des salaires plus élevés qu’à Taïwan. De même, le référendum sur la participation de l’équipe nationale taïwanaise aux Jeux olympiques sous un autre nom que Taipei chinois, a été vu comme trop aventureux. Une victoire du oui aurait remis en question la participation des athlètes de Taïwan aux JO – pourtant acquise.
Propos recueillis par Brice Pedroletti
• Le Monde. Publié le 27 novembre 2018 à 04h41 - Mis à jour le 27 novembre 2018 à 07h30 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2018/11/27/stephane-corcuff-les-taiwanais-n-ont-pas-vote-pour-un-rapprochement-avec-la-chine_5389039_3210.html