Gisèle Bourret, Louise Desmarais, Élisabeth Germain et Lorraine Guay, membres individuelles de la FFQ
Certes, il aurait été souhaitable et facilitant d’amorcer ce débat en le situant dans une perspective historique, ce qui aurait permis de profiter de la richesse des réflexions et expériences passées, encore pertinentes aujourd’hui. Rappelons que la FFQ a été abolitionniste depuis sa fondation. À la suite d’une longue démarche de réflexion et de consultation amorcée dès 1999, la FFQ a reconnu qu’il existe bel et bien, au sein des mouvements féministes au Québec et à travers le monde, deux grands courants - abolitionniste et réglementariste - et en a pris acte. Mais en 2000, Stella, organisme de défense des droits des travailleuses du sexe, a été admise à titre de membre associative, ce qui allait bouleverser la donne.
Par ailleurs, l’identification d’enjeux communs à ces courants a permis des alliances ponctuelles : décriminalisation des femmes pratiquant la prostitution/travail du sexe, lutte contre les violences et l’exploitation sexuelle dans l’industrie du sexe, lutte contre la pauvreté et la précarité, volonté commune de revoir le rapport à la sexualité, lutte en vue d’éliminer la domination patriarcale, etc. En 2002, la FFQ adopte 15 propositions en vue d’assurer entre autres tant le respect des droits humains des femmes qui sont dans la prostitution/travail du sexe, que leur accès à des recours et services contre les violences. En 2006, alors que des membres voulaient que la FFQ « choisisse », l’assemblée générale a plutôt décidé majoritairement de soutenir les deux courants, tout en poursuivant les réflexions sur ces enjeux.
Le jugement de la Cour suprême dans l’affaire Bedford en 2013, puis l’adoption de la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation (C-36) l’année suivante, allaient intensifier le besoin d’une réflexion renouvelée. Mais par la suite, les quelques tentatives de la FFQ pour approfondir sa réflexion et créer des espaces de dialogue ont hélas échoué, en raison notamment d’une polarisation telle que toute discussion ou débat se sont avérés impossibles.
Lors de l’assemblée générale spéciale, nous n’avons assisté à aucune remise en question de la position adoptée en 2006 mais plutôt à une tentative de s’en rapprocher. Jugeant la proposition initiale ambiguë c’est-à-dire trop favorable pour certaines au courant réglementariste et pour d’autres, trop partielle face au courant abolitionniste, plusieurs membres individuelles et associatives dont la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES) ont fait des amendements qui ont été acceptés à la majorité, y compris par Stella. À nos yeux, ces résolutions ne sont pas une prise de position justifiant la prostitution/industrie du sexe, et encore moins une négation de la violence exercée envers les femmes dans l’industrie du sexe, comme certaines critiques l’ont soutenue.
Une majorité de membres a voté en faveur de ces résolutions pour plusieurs raisons : exprimer leur solidarité avec les femmes dans la prostitution /l’industrie du sexe, peu importe qui elles sont ; reconnaître à toute femme la capacité de nommer sa réalité, de choisir le sens qu’elle donne à sa vie et à son expérience, aussi mince que soit sa marge de manœuvre et par conséquent reconnaitre que des femmes peuvent y être de leur plein gré, ce qui est nié par de nombreuses personnes ; et surtout, réaffirmer leurs droits fondamentaux en tant qu’êtres humains, lutter solidairement contre les violences qui leur sont faites et contribuer à éliminer la stigmatisation, la marginalisation et l’exclusion dont elles sont l’objet.
En fait, lors de cette assemblée, nous avons plutôt assisté à un certain rééquilibrage entre les deux courants qui traversent la FFQ, en accordant une valeur et une légitimité à la parole des travailleuses du sexe dans ce débat et en refusant de les réduire au seul statut de victimes. À cet égard, la levée de boucliers qui s’en est suivie ne devrait pas nous surprendre, plusieurs n’hésitant pas à en déduire que la FFQ venait de se prononcer en faveur du travail du sexe.
Évidemment, il aurait fallu plus de temps et une meilleure préparation, pour saisir la réalité de l’industrie du sexe et des femmes qui y travaillent dans toute leur complexité. Mais l’adoption de ces résolutions par des féministes appartenant aux deux courants devrait permettre d’ouvrir des voies de passage en sortant de cette polarisation paralysante. Nous invitons les membres du conseil d’administration de la FFQ et sa présidente à faire preuve de sagesse et de prudence dans l’interprétation et l’utilisation politique qu’elles feront de ces résolutions afin d’éviter une cristallisation des postures et, pire encore, un éclatement de la FFQ. Dans les circonstances, elles doivent impérativement exercer leur devoir de réserve afin que toutes les femmes membres de la FFQ se sentent entendues et respectées, peu importe leur position.
Soyons claires : les désaccords vont continuer car le conflit est au cœur de la démocratie et en garantit la vitalité. Le rôle de la FFQ au sein de la société québécoise est de « fédérer » c’est-à-dire de rassembler le plus grand nombre de groupes féministes et de féministes en vue de créer un rapport de force pour la défense des droits de toutes les femmes. Le pari audacieux que la FFQ essaie de relever depuis maintenant près de vingt ans concernant la prostitution/travail du sexe est de maintenir une cohabitation conflictuelle au sein de l’organisme. Il consiste aussi à explorer des pratiques novatrices de démocratie participative et délibérative permettant de débattre, d’approfondir les diverses approches théoriques de cette problématique, de se confronter, et surtout de construire avec les membres des positions que toutes pourraient défendre. Laissons au temps le temps de travailler sans rien cadenasser. L’unité et la diversité qui font la force de la FFQ en dépendent.
2018-11-14
ÉLISABETH GERMAIN, GISÈLE BOURRET, LORRAINE GUAY et LOUISE DESMARAIS
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