Les affrontements sur les Champs Elysées à Paris ont été le symbole de cette journée, mais dans toutes les villes le niveau de mobilisation, en moyenne égal à celui de la semaine précédente, a été à un niveau supérieur d’affrontement. Toulouse, Marseille, Le Puy en Velay où la préfecture a été attaquée par les gilets jaunes….Partout cette radicalisation a été de pair avec la généralisation des mots d’ordre « Macron démission ». Les images de la police chassée de l’Arc de Triomphe, tagué et occupé par les gilets jaunes ont fait le tour du monde, cristallisant la crise politique, la déstabilisation personnelle de Macron.
Parallèlement, avant le 1er décembre, le soutien au mouvement des gilets jaunes a opéré une polarisation de classe encore plus importante, rassemblant clairement les classes populaires, et se voyant opposé aux classes les plus urbaines et les plus aisées.
Dans les jours précédents le 1er décembre, dans une série de villes s’est affirmée une convergence avec des secteurs du mouvement syndical, que ce soit par des rassemblements au moins en partie communs à l’occasion des manifestations du 1er décembre pour les droits des chômeurs prévues de longue date par la CGT, mais aussi par des appels directs de sections syndicales d’entreprises du privé, de la SNCF, de la Poste à rejoindre les manifs des gilets jaunes.
Ainsi, malgré la caricature initiale véhiculée dans les rangs du mouvement syndical, de la gauche sociale et radicale, stigmatisant un mouvement « jaune-brun », petit à petit s’est affirmé le contenu social des exigences du mouvement et son caractère certes mélangé socialement, mais avec une grande prépondérance des classes populaires. Donc des digues se sont brisées dans le camp populaire, ouvrant la voie à une convergence et donc à un changement dans le rapport de force.
La question du « pouvoir d’achat » a progressivement glissé de la seule question de la hausse de la taxe carburant, à la question générale des taxes, à la fiscalité indirecte frappant les classes populaires, mettant en regard la suppression de l’ISF et les cadeaux fiscaux pour les plus riches. Explicitement la question de la répartition des richesses est apparue dans de nombreuses déclarations et mots d’ordres des gilets jaunes. La question des pensions, des attaques contre les retraites, celle des salaires, du SMIC sont venus au premier plan, permettant que se fasse le lien explicitement avec les revendications ouvrières.
Donc avant même le 1er décembre, la dynamique était une dynamique de classe, marginalisant l’extrême-droite, non pas dans son audience parmi une partie des gilets jaunes mais dans l’écart avec ses thèmes de prédilection : l’immigration comme cause de tous les maux, « le matraquage fiscal », mettant dans le même sac les impôts et toutes les taxes payées par les classes populaires ou le patronat et l’attaque démagogique contre les fonctionnaires.
Après le 1er décembre, nous sommes entrés dans une crise politique profonde. Dos au mur, Macron et les députés de En Marche ont vu fondre le peu de soutien populaire qui leur restait, réduit au dernier carré des possédants.
Macron a commencé à craquer, en voyant que son image de président populaire a été détruite au niveau international, et en voyant que même la violence des affrontements du 1er décembre ne réduisait pas le soutien populaire.
Le 1er ministre, Edouard Philippe, en panique, annonçait au lendemain du 1er décembre, la suspension pour 6 mois de la taxe carburant, puis son annulation pour 2019.
Mais comme le dit la presse, c’était « trop peu et trop tard » !
Non seulement les gilets jaunes n’ont pas été satisfaits de ces premiers reculs sur les hausses de taxes, mieux cela a encouragé à continuer et toutes les catégories sociales attaquées depuis au moins deux ans et mises en échec en ordre dispersé ont commencé à entrevoir l’occasion de faire entendre leur voix : agriculteurs, chauffeurs routiers, salariés des ports et dock,…
Aussi le gouvernement, en commençant à reculer, a voulu dramatiser la situation, agitant la menace du chaos, du putsch, évoquant le spectre de l’extrême droite, essayant ainsi de casser le soutien populaire du mouvement et d’éviter une jonction avec le mouvement ouvrier le 8 décembre.
Macron, avant le 8 décembre, a gardé le silence, craignant de cristalliser à nouveau le mécontentement, mais a appelé à la rescousse tous les « corps intermédiaires » qu’il s’était lui-même appliqué à mettre à l’écart : députés et sénateurs, maires, directions syndicales, pour qu’elles fassent le boulot de l’appel au calme par de grandes déclarations mettant en avant le « dialogue social ». Les directions syndicales, sauf Solidaires, ont publié une déclaration intersyndicale lamentable « d’appel à l’ordre », déclaration désavouée dans la CGT par un grand nombre de fédérations et d’Unions départementales. Parallèlement, la CGT, sous pression de sa base a appelé à une journée de mobilisation…le vendredi 14 décembre.
Cette tactique a été un échec complet jusqu’au 8 décembre. Non seulement, les reculs ont été vécus comme un encouragement, mais la jonction a commencé à s’opérer dans les villes et les régions avec des morceaux du mouvement syndical. Ces rapprochements se sont manifestés le 8 décembre dans la rue. Les manifestants ont été aussi nombreux que le 1er décembre, et dans beaucoup de villes e sont mélangés des cortèges de gilets jaunes intégrant des militants du mouvement social et souvent faisant la jonction avec les manifestations climat organisées dans un grand nombre de villes.
Tous ces éléments ont favorisé la radicalisation du mouvement des gilets jaunes sur les exigences sociales, limitant l’impact des éléments d’extrême droite toujours présents dans le mouvement.
Parallèlement, entre 100 et 200 lycées sont entrés en grève ou en blocage à la veille du 8 décembre. Ce mouvement, a été la remise en avant des revendications contre la réforme d’accès à l’Université, Parcoursup, et contre une réforme du baccalauréat allant dans le même sens.
Le 8 décembre a donné lieu à de nombreux affrontements dans les villes, notamment autour des préfectures symboles de l’Etat. La violence et la répression policière ont été décuplées : plus de 1000 arrestations, donc un grand nombre d’arrestations « préventives », un usage décuplé des agressions des cortèges et des manifestations lycéennes, avec usage systématique des grenades lacrymogènes, des flash balls, blessant des centaines de manifestants. 85000 policiers ont été déployés contre les manifestants avec des véhicules blindés de police et de gendarmerie.
On est en présence, d’une manière totalement inédite, d’ une offensive générale contre la politique d’austérité et le gouvernement, contre l’ensemble des mesures antisociale, pour des mesures de justice sociale et d’augmentation des salaires, et directement contre Macron.
Pour la première fois depuis l’élection de Macron, et même pour la première fois depuis 1995, le rapport de forces a commencé à basculer réellement et toutes les catégories populaires attaquées et souvent entrées en lutte et battues séparément ces dernières années, peuvent voir l’occasion de repartir dans l’action. Mais, le paradoxe, est toujours que le mouvement ouvrier organisé et même les salarié-e-s, en tant que collectifs dans les entreprises ne prennent pas jusqu’à aujourd’hui le relai par la grève d’un mouvement pourtant très largement populaire et auquel beaucoup de salarié-e-s participent de manière individuelle.
Le 10 décembre, Macron est sorti de son silence pour essayer de donner une image plus « humble » d’un président qui a cultivé la morgue de classe depuis 18 mois et essayer d’éteindre le feu de la mobilisation.
Il a voulu mettre en avant trois mesures spectaculaires sur les pouvoir d’achat : une prétendue augmentation de 100 euros du SMIC, le retour sur la hausse de la CSG pour les retraités ayant un revenu inférieur à 2000 euros, et la suppression de toute fiscalité et soumission aux cotisations sociales sur les heures supplémentaires.
De fait, il n’y a pas même pas d’augmentation du SMIC mais une avance sur une prime complémentaire versée par le budget sous condition de ressources.
Ce qui est spectaculaire est qu’il n’y aucune remise en cause de la politique de classe de ce gouvernement, aucune remise en cause des 40 milliards versés par le budget de l’Etat aux entreprises avec le CICE, ni de toutes les politiques fiscales au profit des plus riches. Aucune remise en cause de la répartition des richesses contres lesquelles s’insurgent les gilets jaunes, les classes populaires les plus touchées par les politiques d’austérité.
De nombreux enjeux vont être sur la table dans les jours qui viennent. Le gouvernement espère avoir éteint l’incendie et compte sur l’émiettement des gilets jaunes et leur isolement. Tout va dépendre du maintien de sa mobilisation, de sa structuration démocratique à la base ; de la jonction et de la mobilisation d’autres couches, dans les quartiers, les entreprises, le mouvement social : arriver à ce que se maintienne la mobilisation, éviter sa division malgré le matraquage des médias poussant au repli, malgré le silence des directions syndicales confédérales, dépassées par un mouvement social d’envergure, arriver à une offensive générale contre Macron et sa politique.
Léon Crémieux