Esther* était une femme agounah. Une femme enchaînée, littéralement, en hébreu. Certains traduisent « une femme refusée ». Car la femme agounah est celle à qui le mari refuse obstinément de donner le guett, l’acte de divorce religieux dans le judaïsme.
Chantage et privations
Montre en main, la remise du guett dure une heure. Le texte de résiliation des règles matrimoniales entre les époux est rédigé à la main, sur un parchemin et sur l’instant. Te voici permise à tout homme. L’homme tient le document, puis le laisse tomber dans le creux des mains de la femme. Elle le met sous son bras, et s’en va. Une fois ce cérémonial terminé, le couple est déclaré divorcé. Car « le divorce religieux n’est pas prononcé par une tierce personne, explique Nissim Sultan, rabbin à Grenoble, il est le fait de la remise de l’acte de divorce. Il y a un consentement bilatéral : un futur ex-époux d’accord pour délivrer un acte de divorce et une futur ex-épouse d’accord pour le recevoir. Cela veut dire que, potentiellement, la procédure peut être bloquée. Nous héritons de cette asymétrie. Et ses conséquences sont plus lourdes pour la femme que pour l’homme, il faut le dire d’entrée de jeu. »
Nous héritons de cette asymétrie. Et ses conséquences sont plus lourdes pour la femme que pour l’homme, il faut le dire d’entrée de jeu.
Conscients de cette asymétrie, du pouvoir décisionnaire qu’elle induit, certains hommes en usent. Abusent. On parle de « chantage au guett ». Un chantage pour obtenir une garde d’enfant ou de l’argent, et qui peut durer des mois, des années, autant d’années qu’ils le souhaitent. 12 pour Esther. Pendant 12 ans, son ex-mari pour l’état civil français - mais toujours son mari religieusement - refuse de lui délivrer cet acte de séparation. C’était non. Il ne répondait même pas présent lorsqu’il était convoqué par le rabbin pour une réunion de médiation entre les deux parties.
La plupart du temps, les divorces religieux se rapprochent plus de l’heure nécessaire à la remise matérielle de l’acte qu’à la décennie de chantage, de négociations épuisantes, et d’espoirs diminués de la femme dite refusée. Mais, « on ne peut pas ne pas rencontrer ces cas-là quand on est rabbin », assure Nissim Sultan qui, en vingt ans de carrière rabbinique, a dû rencontrer « entre dix et vingt cas ».
Esther dit avoir eu de la chance dans sa malchance : celle d’avoir déjà des enfants. De ne pas avoir toute une vie à construire. À la différence des jeunes femmes dans l’attente de leur guett, et qui, tant que l’homme refuse, ne peuvent se remarier religieusement, ou avoir des enfants qui ne soient pas considérés comme adultérins. Attente torturante aux conséquences parfois dramatiques pour ces femmes croyantes. « J’ai enterré des femmes qui n’avaient pas pu refaire leur vie, qui n’ont pas eu d’enfants, et à qui j’ai promis sur leur lit de mort que ça ne serait plus comme ça » confie le rabbin de Grenoble, ému et déterminé.
Situation insupportable
« Les femmes religieuses qui tiennent à respecter la loi juive sont dans une situation de désespoir insupportable. À la différence d’un prisonnier de droit commun, qui lui au moins sait sa date de libération, la femme refusée ne la connaît pas » s’indigne, de son bureau installé à Jérusalem, Maître Benezra. L’avocat franco-israélien défend des femmes privées de leur guett, en Israël. Car si ces Françaises de confession juive sont protégées par les lois de la République et ont pu obtenir leur divorce civil, les Israéliennes de confession juive, elles, sont privées d’un tel recours face à ce « fléau de société », selon l’expression de l’avocat. Il n’existe pas de mariage civil en Israël (les couples mixtes ou les couples athées se marient le plus souvent à Chypre, leur mariage civil est reconnu une fois de retour dans leur pays). Dans le cas du mariage, et de fait, des divorces, la loi juive s’applique en lieu et place d’une loi de l’État.
Devant le tribunal rabbinique, Maître Benezra insiste toujours sur le fait que sa cliente dans l’attente du divorce ne peut plus rester avec cet homme. Et non qu’elle ne le veut plus. « À partir de là, les rabbins sont beaucoup plus enclin à raccourcir la procédure et à arriver au moment où le mari sera condamné à donner le guett. » Mais, en Israël, le fait que le mari soit condamné ne veut pas dire que le guett sera donné. Il peut refuser. Le huis clos suffoquant Le Procès de Vivane Amsalem réalisé par la regrettée Ronit Elkabetz et son frère Shlomi Elkabetz le raconte. La femme, son avocat, les rabbins en qualité de jurés, sont suspendus aux lèvres du mari (quand il daigne se présenter à ses convocations).
Que reste-t-il alors comme fenêtre d’espoir à ces femmes ? Dès lors que le juge rabbinique a condamné le mari mais que ce dernier continue de refuser, il se verra alors, à son tour, refuser toute une série de droits : interdiction de sortir du territoire, d’utiliser son permis de conduire ou sa carte de crédit. Et risque même de se faire incarcérer pour « refus de guett ». « J’ai eu des cas d’hommes emprisonnés, se souvient l’avocat engagé. Croyez-moi, ils ne tiennent pas plus de quelques heures en cellule. Leurs conditions d’incarcération sont volontairement très difficiles pour les convaincre à accepter. Généralement, la situation bouge au bout de quelques jours. Mais il y a encore quelques têtes brûlées qui préfèrent rester en prison. »
Les têtes ne sont pas toutes brûlées au même degré et certains récalcitrants ont fléchi, bien plus tôt, sous la pression de leur rabbin par exemple. Ce dernier leur interdisait l’accès à leur synagogue tant que la femme demandeuse était privée du papier émancipateur.
Une sanction inédite en France
Ce moyen de pression est fréquemment utilisé en Israël, aussi aux États-Unis. Pas en France. Esther se souvient de ces années où son ex-mari utilisait son pouvoir de blocage et durant lesquelles il était tout de même reçu avec le sourire dans leur synagogue. La femme de 45 ans dénonce le mutisme, le regard détourné, de certains rabbins « loin d’être motivés pour libérer ces femmes ». « Que ces hommes soient reçus avec les honneurs dans les lieux de culte et de vie communautaire accroît le sentiment de solitude des femmes refusées » a analysé plus d’une fois le rabbin de Grenoble. Dans sa synagogue, Nissim Sultan accueillait un homme qui refusait le guett à sa femme depuis deux ans et demi. Le rabbin a senti qu’il s’acheminait vers un très long scénario...
Le rôle d’un rabbin n’est pas de défigurer un héritage, mais d’être assez volontaire, malin, pour trouver des solutions et protéger les femmes.
Alors en juin 2018, et pour la première fois en France, des sanctions religieuses ont été prises à l’encontre d’un mari récalcitrant. Jusqu’à la remise du guett, ce grenoblois ne pourra plus participer à la prière synagogale et sera exclu du minyan, le quorum de 10 participants nécessaires à la prière. Nissim Sultan et son collègue et co-signataire le rabbin Meïr Knafo, ont placardé ce décret devant les lieux de culte et l’ont diffusé dans le même temps sur les réseaux sociaux. « La pression, le shaming, la mise à l’index publique, c’est ce qui nous reste à nous, rabbins. Pour peu que l’on ose. Quand on ne donne pas le guett, on n’a pas les honneurs communautaires. Point. Parce que pendant qu’un homme est reçu ainsi, une femme est en train de se morfondre et voit sa vie se consumer devant elle. Le rôle d’un rabbin n’est pas de défigurer un héritage, mais d’être assez volontaire, malin, pour trouver des solutions et protéger les femmes. »
Avec cette initiative, le rabbinat de Grenoble a frappé un grand coup. Si grand que certains fidèles, autant d’hommes que de femmes, ont confié à leur rabbin leur incompréhension quant à la méthode. Ni les réserves de ses fidèles, ni les menaces reçues, n’ont fait reculer Nissim Sultan, qui a pu compter sur le soutien du grand rabbin de France, Haïm Korsia, de l’écrivain et philosophe Éliette Abécassis et de la professeure, talmudiste et philologue Liliane Vana.
Je n’ai lu nulle part, je n’ai appris par aucun maître, qu’il fallait reléguer les femmes à une mort sociale et maritale.
« Il faut être fier de se positionner contre les récalcitrants. Je n’ai lu nulle part, je n’ai appris par aucun maître, qu’il fallait reléguer les femmes à une mort sociale et maritale, plaide le rabbin de Grenoble. J’ai appris en revanche qu’il fallait soulager la douleur partout où elle était, partout où on le pouvait. » L’autre soutien qu’il a reçu est arrivé par la Toile. Des femmes désespérées l’ont contacté pour le remercier de son action, après avoir vu le décret partagé des milliers de fois en quelques heures. Assurément, cette décision de publication nominative via Internet a été aussi encouragée par la dynamique #MeToo. « À grand pouvoir, grande exigence d’éthique. Ces réseaux sociaux nous tendent un miroir. »
Juliette Hochberg
* Le prénom a été modifié.