Ce mouvement des gilets jaunes constitue en tant que tel un événement au sens donné par le philosophe Alain Badiou lui-même. En effet, il a d’abord permis à des dizaines de milliers de gens qui n’existaient pas, n’apparaissaient pas de montrer qu’ils sont bien là, qu’ils occupent en réalité une place essentielle dans notre société. Par ailleurs, il est un événement en rendant possible des « rencontres improbables » sur tout le territoire national, et par là même autant de « liaisons dangereuses » entre des gens qui habituellement, c’est-à-dire dans la vie sociale ordinaire, ne se fréquentent pas, ne se côtoient pas, ne se parlent pas. Toutefois, contrairement au moment 68, ces jointures, produit de ces processus de désectorisation sociale à grande échelle, ne se font et ne s’affermissent ni dans les entreprises privées, ni dans les universités. Elles se matérialisent, cette fois-ci, et c’est une chose totalement inédite dans l’histoire sociale française, dans l’espace public, et plus particulièrement à proximité des axes routiers devenant par là même le creuset de ces mises en présence de personnes qu’on ne connaissait pas et qui ne se connaissaient pas avant l’avènement de cette formidable émotion populaire.
Après avoir manifesté trois fois à Paris à l’ombre des « ghettos du gotha », je me suis rendu ce matin pendant trois heures sur le « barrage de la joie » situé à un rond-point dans la zone commerciale de Saint-Grégoire, commune très bourgeoise voisine de Rennes. Ce barrage de gilets jaunes est l’un des deux situés dans l’agglomération rennaise. L’autre se trouvant à la sortie de Rennes, près de Cesson. Les deux groupes de gilets jaunes mènent peu d’actions de concert.
Le barrage sur lequel je me suis rendu s’appelle « Rennes, lapins jaunes ». Son groupe Facebook regroupe environ 1700 personnes. Pourquoi « Lapins jaunes » ? Parce que le 17 novembre dernier, lors de l’acte I, les gilets jaunes n’ont eu de cesse de vouloir semer les policiers dans le cadre des opérations de blocage des flux routiers autour de Rennes. Et donc cela a fait penser à des lapins se carapatant. D’où le nom de « Lapins jaunes ». Voilà pour la petite histoire.
J’ai un peu tourné avant d’apercevoir sur notre gauche des drapeaux français et bretons. « Macron, t’es foutu, les Bretons sont dans la rue ! » pouvait-on lire sur l’une des pancartes. Je me suis garé, je suis descendu accompagné d’un de mes amis.
Les gilets jaunes présents étaient une bonne dizaine. Aucune tête connue. Une majorité de jeunes gens, entre 20 et 30 ans, filles, garçons, mais aussi des quadragénaires et des personnes à la retraite âgés de plus de 70 ans. Pas de bigarrure cependant, seulement des Français de souche européenne. Rien de très étonnant au regard de la physionomie d’un mouvement populaire essentiellement ancré dans des territoires ruraux et périurbains où les populations issues des migrations sont sous-représentées. Différents corps de métiers étaient représentés : petits indépendants, retraités, chômeurs, employés, étudiants. Le caractère interclassiste et intergénérationnel du mouvement, déjà souligné maintes fois, s’offrait en direct.
Les « Lapins jaunes » habitent cet espace restreint en permanence. J’ai pu parler avec un brocanteur du nom de Paul, la trentaine, engagé depuis le 17 novembre dernier, qui dort tous les soirs sur place. II m’a expliqué qu’ils sont toujours au moins deux ou trois gilets jaunes à passer la nuit dans le camp pour prévenir les éventuels vols et autres intrusions indésirables. Le problème n’était pas la police ici. Ils ont eu l’autorisation de la Mairie de demeurer ici, à la seule condition de ne pas déborder sur la route, et ainsi de ne pas gêner la circulation. La police venait tous les jours s’assurer que tout se passait bien. Elle était en terrain familier. Elle avait des interlocuteurs, et faisait preuve, d’après ce qui m’a été rapporté, d’une bienveillance certaine à l’endroit de cette agitation qui se veut responsable et sérieuse. En fin d’après-midi, ils organisaient une AG rassemblant plusieurs dizaines de personnes afin de faire un point sur la situation locale, nationale et pour échanger quant aux actions à mener.
Le « barrage » en question, qui en réalité ne bloquait rien, servait d’abord à se rendre remarquable et à établir la permanence de la contestation populaire dans l’espace public, sans être une source de nuisances pour les automobilistes qui ne sont aucunement ralentis dans leurs trajets respectifs. Cela contribuait à ce que les gilets jaunes demeurent appréciés et bien vus de la population environnante. Aussi, pendant les trois heures durant lesquelles je suis resté à discuter, cela été, sinon un concert de klaxons, au moins des manifestations de sympathie répétées bruyamment. Mieux qu’un sondage pour apprécier la popularité maintenue du mouvement qui tend à s’inscrire dans la longue durée. Par ailleurs, le « barrage » apparaît comme une « maison de la lutte », « une maison du peuple », c’est-à-dire un lieu de socialité permettant aux personnes intéressées par la dynamique du mouvement, et disponibles, de venir se trouver, ou se retrouver, pour agir ensemble contre le gouvernement et pour porter un certain nombre de revendications immédiates.
Quand je suis arrivé, j’ai été très bien accueilli. En effet, bien que je n’aie pas de gilet jaune sur moi, personne ne m’a demandé d’en enfiler un pour rester. De même, personne ne m’a demandé de remplir une feuille pour connaître ma provenance, mon nom, ou est venu m’interroger d’emblée d’un ton inquisiteur pour savoir ce que je pensais du mouvement, ou encore quel était mon niveau d’engagement réel, bref si j’étais digne d’intégrer le groupe. Je n’ai pas senti de regards méfiants ou accusateurs. Au contraire. L’entrée est vraiment libre. Le lieu est réellement inclusif. On vient comme on est, avec ses idées, son histoire, ses motivations propres, qu’on peut garder pour soi.
Pour permettre que la vie en collectivité se passe le mieux possible, un règlement intérieur a été rédigé, voté et affiché. Les alcools forts ont été proscrits notamment, et il est demandé que la parole de chacun soit écoutée et respectée. Les gens ne se connaissaient pas au départ, venaient d’horizons sociaux différents. On veillait donc à prévenir les tensions inutiles, et cela fonctionnait. Néanmoins, il fallait également se prémunir des attitudes agressives de certains automobilistes qui s’arrêtent pour manifester leur hostilité. Les gilets jaunes avaient pour consigne de ne pas répondre aux insultes et autres provocations. Ils devaient laisser dire, et ignorer les noms d’oiseaux.
Quand je suis arrivé avec mon ami, les personnes présentes discutaient autour d’un brasero, ne manquant pas de se retourner et de lever la main bien haut pour saluer les automobilistes.
Je suis allé engagé la conversation avec Paul pour apprendre davantage du fonctionnement de ce lieu de vie. D’aucuns parleraient de ZAD au sens de « Zone d’Autonomie Durable ». Les gens, habitant cet espace de 20 mètres carrés maximum donnant directement sur la route, mettent en pratique le principe de l’auto-gouvernement. Ainsi, les décisions importantes sont-elles prises à main levée dans le cadre des AG quotidiennes, notamment pour tout ce qui concerne les actions à conduire, tandis que pendant la journée, chacun peut vaquer à ses occupations dans le « petit village », et aider à améliorer l’ordinaire.
Nous avons déjeuné sur place. Au menu saucisses et galettes. Chacun était invité à se servir comme bon lui semblait. Comme ailleurs, ces gilets jaunes bénéficient d’énormément de dons alimentaires de personnes qui, ne pouvant ou ne voulant pas s’engager davantage, viennent aider à nourrir ceux qui constituent les forces vives du mouvement. Les donateurs luttent par procuration, par délégation. Ils le savent, culpabilisent peut-être. Alors ces quelques mets proposés spontanément, c’est une façon pour eux de signifier aux gilets jaunes du quotidien : « On est avec vous les gars, tenez bon, ne lâchez rien ! ». C’est un peu de miel qui réchauffe le cœur de celles et ceux qui sont dehors dans le froid et l’humidité, qui tiennent le drapeau jaune déployé. Les gilets jaunes actifs tiennent aussi, et pensent pouvoir tenir encore longtemps, parce qu’il y a toujours cette générosité spontanée. Ils ont l’impression d’être la face émergée de l’iceberg. Ils assument ce rôle d’avant-garde avec plaisir. Ils vivent pour et par ce mouvement inattendu, improbable qui ordonne leur existence actuellement. Par ailleurs, les victuailles sont en grande quantité, et il arrive régulièrement que les gilets jaunes aillent redistribuer une partie de leur « butin », fruit de la solidarité populaire, à des personnes nécessiteuses. On reçoit d’autrui, on donne à autrui. Cela semble normal. L’entre-aide et la solidarité doivent ordonner ce quotidien anormal.
J’ai pu discuter avec deux gilets jaunes du pourquoi lutter, du pourquoi se révolter. Pourquoi faire tout cela au fond ? Pourquoi vouloir agir ensemble ? Pourquoi encore s’obstiner, même après l’allocution d’Emmanuel Macron ? Après avoir dit tout le mal qu’ils pensaient des propositions du Président de la République, ne visant qu’à acheter la paix sociale pour pas cher, ils m’ont expliqué que si la problématique des conditions matérielles d’existence était quelque chose qui demeurait centrale, la question institutionnelle, c’est-à-dire le rapport entre gouvernants et gouvernés était à leurs yeux devenue incontournable, sinon prioritaire. Ils souhaitaient que ce mouvement apporte une véritable respiration démocratique à la société.
Contrairement aux discours fantasmagoriques de certains commentateurs ou intellectuels, présentant sans vergogne ce mouvement populaire et organisé par en bas comme un péril imminent pour la démocratie et les libertés publiques fondamentales, ces gilets jaunes m’ont parlé a contrario non pas de régime à parti unique ou de césarisme, mais de démocratie radicalisée, de « démocratie implicative ». Ainsi, défendent-ils l’implication citoyenne dans la vie de la Cité, autrement dit une meilleure maîtrise par les citoyens du procès de fabrication de la loi qui ne devait pas demeurer l’apanage des seuls élus nationaux. La question sociale et la question démocratique étaient étroitement imbriquées dans leurs esprits. 6e République, Assemblée constituante, mais surtout l’idée d’établir un « référendum d’initiative citoyenne en toutes matières ». Ils veulent affermir la citoyenneté politique, la parachever, en permettant aux citoyens de gouverner directement, sans interface, sans devoir cultiver en permanence la remise de soi à l’endroit des parlementaires.
La perspective de démocratiser l’entreprise capitaliste en accordant de nouveaux droits aux salariés n’a pas été soulevée cependant. A Rennes comme ailleurs, elle semble demeurer un angle mort de la pensée et de la pratique radicalement démocratique des gilets jaunes. Ainsi, le monde du travail ne demeure-t-il pour l’heure, ni un objectif stratégique, ni un ordre établi appelé à connaître des évolutions structurelles.
Après cette première immersion chez les gilets jaunes de Rennes, je suis rentré chez moi, bien décidé à y retourner dans les jours suivants. Avant que je ne reparte, ils m’ont dit qu’ils comptaient passer les fêtes dans ce foyer de résistance bien enraciné sur ce carrefour giratoire. Ceux qui n’ont pas famille ou qui passeront les fêtes seuls viendront se retrouver là. Un sapin a d’ailleurs été planté, comme pour prévenir le gouvernement, trop pressé que le retour à la normale s’impose partout en France, que la lumière vive de cette contestation populaire, aujourd’hui vacillante, ne s’éteindra pas d’ici à la fin de l’année...
Hugo Melchior