L’intervention de Maxime Nicolle et Priscillia Ludosky s’est tenue devant la salle du Jeu de paume jeudi 13 décembre, à la veille de la nouvelle journée de manifestations partout en France. Priscilla Ludosky, d’origine réunionnaise, est une des fondatrices du mouvement des Gilets jaunes. Elle avait appelé avec d’autres à la journée d’action du 17 novembre dernier contre l’augmentation de la taxe carbone. Celle-ci est considérée comme l’Acte I de ce mouvement dont l’équivalent est introuvable dans l’histoire sociale contemporaine.
Pour améliorer le pouvoir d’achat du plus grand nombre, ces deux porte-paroles dans leur intervention ne parlent à aucun moment d’un meilleur partage de la valeur ajoutée entre le capital et le travail, autrement dit de la nécessité d’augmenter les salaires dans le secteur productif privé, et plus particulièrement le SMIC. On est ainsi loin d’une revendication du même type que celle qui avait été formulée par le LKP en 2009 en Guadeloupe : 200 euros pour tous les bas salaires.
Cette augmentation des salaires permettrait d’améliorer les droits à la retraite et ceux pour le chômage, et d’augmenter par voie de conséquence le volume des cotisations sociales servant au financement de la sécurité sociale, du chômage et des pensions des retraités. Emmanuel Macron, lui, a décidé de privilégier la prime d’activité, qui n’est pas un salaire, et donc n’offre aucun droit supplémentaire aux salariés et fonctionnaires concernés : « Vous réclamez du pouvoir d’achat pour pouvoir améliorer l’ordinaire et ne plus vivre à l’heure des frustrations et de tensions budgétaires humiliantes et obsédantes, voici de l’argent frais, mais à coût du travail constant pour les employeurs ».
Ainsi, les récriminations de ces deux portes-paroles se polarisent-elles sur la fameuse « pression fiscale » jugée confiscatoire. Ainsi, on dénoncerait un Etat jugé trop gros, trop glouton, bref un Etat mastodonte, bibendum,« boulimique » comme il est appelé, qui sucerait sans vergogne le sang des citoyens ordinaires, entraverait le développement des trois millions de PME/TPE et par là même minerait l’économie réelle. Au fond, c’est un discours de droite classique sur la « tyrannie fiscale » qui accablerait soit disant autant les entrepreneurs que les honnêtes citoyens. Le Medef lui-même n’a de cesse de dénoncer le montant des prélèvements obligatoires jugé trop élevé en France par rapport à ses voisins européens, ce qui rendrait « l’Entreprise France » moins compétitive et concurrentielle.
Pour prendre l’argent là où il est et mieux le redistribuer, il n’est pas dit ici qu’il faudrait taxer davantage les dividendes, augmenter l’impôt sur les sociétés ou encore instaurer une tranche supérieure d’impôt à 100%, c’est-à-dire établir le principe d’un revenu maximum pour en finir avec la démesure de la société bourgeoise.
Les adversaires désignés, ici, ne sont nullement les employeurs-capitalistes, même les mille plus grosses entreprises, ni la haute bourgeoisie et les centaines de milliers de citoyens rentiers, mais uniquement les hauts fonctionnaires, les élus nationaux aux comportements jugés parasitaires, qui devraient eux revoir leur train de vie jugés dispendieux. Incarnation de « l’État vampire », les vrais voleurs se seraient eux, et personne d’autre.
Par ailleurs, on remarque qu’il y a un discours sur « la Liberté », bref un discours sur l’individualisme libéral qui renvoie à la nécessité pour les citoyens d’être maîtres de leurs choix, de pouvoir se prendre en mains en ne dépendant pas de l’État et a fortiori de la solidarité nationale. On déclare ainsi rejeter « l’assistanat » qui serait perçu comme une humiliation, une honte pour des millions de Français ne voulant pas être tributaires des autres ou de l’Etat. Est-ce qu’on l’évoque pour mieux insister sur la nécessité pour chaque citoyen de pouvoir vivre décemment du fruit de son travail sans devoir s’en remettre aux revenus de compensation ou de remplacement, bref aux « revenus d’inactivité » ? Je le pense. Le discours revient à dire : « On ne veut pas vivre de vos aides sociales. On veut être payé à notre juste valeur ». C’est très bien, mais pourquoi alors rien n’est dit sur les salaires et sur les traitements des fonctionnaires ? Un des deux porte-paroles en est d’ailleurs venu à critiquer la supposée augmentation du SMIC dans une interview donnée le 15 décembre à Paris, car cela serai mauvais pour l’emploi, les « charges » des entreprises seraient en effet alourdies et donc pénalisantes pour elles. Il ne se rend même pas compte qu’il reprend ici l’argumentaire du gouvernement qu’il prétend combattre, lorsque ce dernier expliquait, avant l’allocution du Président de la République du 10 décembre 2018, que les salaires étaient en définitive l’ennemi de l’emploi en France, et que de facto la politique de modération salariale devait demeurer en l’état.
Ce discours a au moins le mérite de démontrer que la composition sociologique inter-classiste du mouvement, avec une forte présente de la « petite-bourgeoisie indépendante » (petits patrons, auto-entrepreneurs, artisans, paysans), a des conséquences réelles sur les énoncés politiques portés par au moins une large frange du mouvement. Celle-ci refuse de s’en prendre franchement au capital, préférant se focaliser sur l’État technocratique, et non pas « l’État de classe », qui devrait cesser de « marcher » sur les honnêtes citoyens avides de liberté et de justice.
Ainsi, ce mouvement des Gilets jaunes me semble-t-il être un « front populaire par la base » qui, bien que réclamant pour les citoyens plus de main et de libertés démocratiques, tend à ignorer totalement la question des rapports capitalistes de production, et par là même la question du travail. Le monde du travail est ainsi absent de ces réflexions, y compris, lorsqu’il s’agit d’envisager une radicalisation la démocratie en France pour faire advenir une démocratie qui serait réellement consultative.
La réflexion politique de ces deux communicants s’arrête ainsi loin du seuil de la propriété privé et lucrative des moyens de production. Le patronat est épargné, la luttes des classes ignorée. De même, il remarquable que les Gilets jaunes n’ont jamais milité franchement pour que l’insubordination citoyenne franchisse à un moment donné les portes de l’entreprise privée, ou les murs de la fonction publique. Il est certain que, contrairement aux discours fantasmagoriques de certains commentateurs, nous ne sommes ni en 1968, ni en 1936, ni même en 2010. La grève des salariés n’a été nulle part inscrite à l’ordre du jour, ni discutée, ni envisagée sérieusement comme hypothèse stratégique par les gilets jaunes, tandis que les entreprises n’ont pas été perçues comme des lieux stratégiques. Dès lors, la conflictualité sociale est demeurée cantonnée à l’espace public au travers des actions de blocage menées à l’entrée des villes, ou à la faveur de manifestations de rue du samedi. Il ne s’agit ni de pleurer, ni de rire, mais de comprendre pourquoi. Et se demander en quoi ce mouvement populaire et radicalement démocratique est-il d’abord le produit de son époque ?
Enfin, il ne faudrait pas valider l’idée fausse selon laquelle ces deux « portes-paroles », spécialistes dans l’utilisation des divers médias, représenteraient les Gilets jaunes dans leur ensemble. On remarquera qu’ils sont à ce moment-là nettement plus à droite, et le programme « minimum » présenté lors de cette intervention médiatique fait silence sur les autres revendications du mouvement portant notamment sur l’augmentation du SMIC et sur la taxation des grosses entreprises privées. La réalité des Gilets jaunes, c’est le verbiage de ces deux communicants, mais pas seulement, loin s’en faut.
Hugo Melchior