« Gilets jaunes » : Arnaud et Jessica, la vie à l’euro près
Ces parents de quatre enfants sont à découvert dès le 15 du mois. Ils racontent leur sentiment de déclassement, et pourquoi ils continuent de lutter au sein du mouvement.
Arnaud est capable de citer de tête le montant de chaque dépense du foyer à l’euro près. Dans sa famille, installée dans un appartement HLM à Sens (Yonne), c’est lui qui fait les comptes. Or, depuis deux ou trois ans, ils ont beau faire attention, « à partir du 15 du mois, on est à découvert », explique ce cariste dans l’aéronautique de 26 ans. Leur vie s’est comme rétrécie. Le jeune homme, au visage paisible et juvénile, nous reçoit chez eux ce mardi 11 décembre. Sa compagne, Jessica, 26 ans elle aussi, a la mine fatiguée et les cheveux en bataille après avoir passé la nuit sur un rond-point avec d’autres « gilets jaunes ». Le couple se relaie depuis trois semaines pour participer au mouvement, jonglant entre leurs quatre enfants et les horaires décalés d’Arnaud. Les annonces d’Emmanuel Macron, la veille, n’ont pas entamé leur détermination. « C’était… comment il disait, déjà ? Ah oui, de la poudre de perlimpinpin. Pour mon pouvoir d’achat, c’est toujours le néant », lance le père de famille.
Il finit de changer la couche du dernier-né, puis détaille les comptes autour de la table du salon, aux murs nus et abîmés. Son salaire de 1 493 euros, sur lequel vit toute la famille, ne leur permet plus de faire face aux dépenses courantes. Et ce, malgré les 914 euros d’allocations familiales, les 100 euros d’aide personnalisée au logement (APL) et les 180 euros de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje). « Il y a trois ans, pourtant, on s’en sortait, se souvient-il. Moi je regarde les prix ; entre avant et maintenant, ça n’a rien à voir. »
Leur loyer est resté stable, à 506,74 euros, mais l’électricité est passée de 30 à 49 euros par mois en deux ans. Leur forfait téléphonique a lui aussi augmenté depuis l’expiration des promotions, bondissant de 5 à 36 euros par mois pour elle, et de 20 à 42 euros pour lui. « Ça fait un énorme trou dans le budget », s’inquiète Jessica. Même les croquettes de leur chien sont plus chères qu’avant, selon elle. « Ça fait polémique, on en parle beaucoup avec les “gilets jaunes” sur Facebook. » La prime d’activité d’Arnaud a, quant à elle, chuté de 225 à 163 euros depuis qu’il est passé, en septembre, de l’intérim à un CDD. Au final, « il va falloir qu’on revoie tout notre budget », soupire la jeune mère au foyer, qui a arrêté ses petits boulots à la naissance des enfants pour éviter des frais de garde trop élevés.
« Marre d’être pauvre »
Le couple vérifie en permanence le tableau de leur banque en ligne pour faire les comptes mais rien n’y fait, les graphiques passent immanquablement du vert au rouge. Pour s’en sortir, il doit multiplier les astuces. A Lidl, Jessica traque les promotions de viande, achetée par lot de 5 kg puis congelée. Pour les œufs, ils ont un bon plan : le frère d’Arnaud, qui possède des poules, lui en vend à prix cassé, 2 euros les trente. « C’est 2 euros de gagné. C’est bête, mais ça fait deux kilos de pâtes, de riz, ou des gâteaux », calcule Arnaud. Avec tout ça, ils parviennent tant bien que mal à maintenir leur budget mensuel de nourriture autour de 400 euros.
Quand les fins de mois sont trop difficiles, ils s’arrangent comme ils peuvent. Le père de Jessica lui glisse parfois un billet de 20 euros. En dehors de la famille, d’autres se montrent également compréhensifs. Le président de l’association de karaté du quartier a accepté de leur faire un échéancier afin qu’ils puissent payer les 120 euros de frais d’inscription pour leur fils aîné. « Il me reste encore 40 euros à donner, précise Jessica. Ce mois-ci je ne pourrai pas, mais le mois prochain, oui. » L’école de conduite où elle a passé son permis a elle aussi accepté un versement progressif, 300 euros par mois, 2 200 euros en tout après son premier échec à l’examen. Une somme colossale pour le couple, mais il n’avait pas le choix : le crédit à 1 euro par jour, dont il avait vu la publicité partout, lui a été refusé. « On dépassait le plafond », explique la jeune femme. La famille n’a pas de voiture pour autant : la banque a refusé de leur faire crédit, cette fois parce qu’ils « vivent trop à découvert ». Ils ont essayé auprès d’autres banques, mais comme ils n’ont pas de CDI, aucune n’a accepté.
Les travaux qu’ils espéraient faire dans l’appartement attendront. Les visites chez le dentiste aussi. Jessica doit faire des soins importants, mais elle a dû renoncer face au prix, 800 euros pour les six dents de devant. Une fortune, d’autant qu’ils ne peuvent pas bénéficier de la couverture maladie universelle (CMU) car ils dépassent le plafond… de 10 euros. Coquette, Jessica a aussi fait une croix sur les rouges à lèvres et les produits pour les cheveux qu’elle aimait s’offrir au supermarché. Son dernier luxe ? « Un pull à 10 euros chez le Chinois », rougit-elle.
La priorité, ce sont les enfants. Cette année, il a fallu renoncer au calendrier de l’Avent et au McDo plus d’une fois par mois, malgré leurs demandes pressantes, mais au moins ils ont pu continuer à leur acheter des vêtements de marque. Question pratique, d’abord, ça dure plus longtemps. Question de dignité, surtout. « Les enfants sont tellement méchants entre eux s’ils ont des sous-marques. J’ai pas envie que leurs copains se moquent, explique Jessica. Et puis, c’est mieux pour l’image. » Le mois dernier, la remarque de son fils de 7 ans lui a fait un coup au cœur. « Il m’a dit qu’il en avait marre d’être pauvre », dit-elle avec un sourire gêné. Le petit garçon sait que sa mère va à Paris tous les samedis depuis trois semaines. « Il chante même les chansons d’Emmanuel Macron, s’amuse son père. Ça fait “Oh oh, Emmanuel Macron, oh, tête de con, on vient te chercher chez toi”. La vidéo a fait pas mal de vues sur Facebook. »
Arnaud et Jessica, qui se mobilisent pour la première fois, avaient voté Hollande en 2012, puis s’étaient abstenus en 2017. Ils ne rejettent pas les impôts, qu’ils jugent « utiles ». Ils se soucient aussi de l’écologie, et ne sont pas des violents. Mais ils ne supportent plus « de payer pour des politiciens qui ne nous représentent pas, qui se permettent de dormir à l’Assemblée pendant le vote des lois, alors que nous, ce serait direct une mise à pied, et qui parlent d’écologie tout en prenant l’avion », enrage Arnaud. Sur le rond-point, la veille, Jessica est passée pour la première fois à un mode d’action plus virulent. Samedi 15 décembre, ils seront tous les deux à Paris, dans la foule des « gilets jaunes ». Et ils crieront de nouveau le message qu’ils sont venus porter et que le pouvoir n’a, à leurs yeux, toujours pas compris.
Faustine Vincent (Envoyée spéciale à Sens (Yonne))
• Le Monde. Publié le 15 décembre 2018 à 09h20 :
https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/12/15/gilets-jaunes-arnaud-et-jessica-la-vie-a-l-euro-pres_5397995_823448.html
Paroles de murs
Pendant leur mouvement, les « gilets jaunes » ont inscrit sur les façades des formules, qui, pour certaines, rappellent la poétique insurrectionnelle de Mai 68.
« Eh bien, donnez-leur du biocarburant ! » Les mots désinvoltes sur la brioche prêtés à Marie-Antoinette sont, cet automne, ironiquement attribués à Brigitte Macron. Dans le brouhaha du débat public autour des « gilets jaunes » s’est insérée la petite musique des slogans. Peints à la hâte sur les murs et le mobilier urbain, ils sont venus reprendre la longue tradition du graffiti politique. L’ampleur de la contestation et sa spontanéité ont pu attirer la comparaison avec les événements de Mai 68, que beaucoup d’historiens se sont attachés à relativiser. Mais qu’en est-il de cette prose ?
Les slogans de Mai 68 ont durablement marqué les imaginaires, au point de parfois incarner l’esprit du mouvement. Le sémiologue Roland Barthes avait alors parlé de la prise de parole estudiantine comme d’une « parole sauvage » caractérisée par « le bonheur d’expression ». « Très proche de l’écriture, cette parole (qui a frappé assez vivement l’opinion) a pris logiquement la forme de l’inscription ; sa dimension naturelle a été le mur, lieu fondamental de l’écriture collective » (Communications, 1968). Avaient alors fleuri sur les façades les « On ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance », « Les murs ont des oreilles, vos oreilles ont des murs » et autres « Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ». On sait désormais qu’en mai 1968 ce jeu quasi littéraire était le fait d’un petit groupe d’une dizaine de personnes aux idées situationnistes.
« Je vous hais compris »
Cinquante ans plus tard, la poésie n’est pas toujours au rendez-vous : de « Macron Macrote » à « Macron enculé », difficile de ne pas remarquer la forte présence de l’obscène et de l’homophobie dans les traces laissées par les manifestants. Celles qui ont recouvert l’Arc de triomphe le 1er décembre mélangent plusieurs registres, souligne Zoé Carle, chercheuse et auteure d’une thèse intitulée « Poétique du slogan révolutionnaire ». « Côte à côte, on a pu voir des slogans avec des fautes d’orthographe aux tonalités scatologiques inscrits dans une pure stratégie de désacralisation du pouvoir, et des slogans lettrés au style aphoristique, issus de la mouvance “appéliste” [en référence à « L’Appel », texte collectif anonyme prônant l’insurrection, paru en 2003] » – autre signe, s’il en fallait, de l’hétérogénéité du mouvement.
Malgré tout, une petite partie des slogans s’inspire en effet, consciemment ou non, de la poétique insurrectionnelle de 1968 : « Beau comme une insurrection impure » ou « Contre la hausse du prix du cocktail Molotov ! ». Certains témoignent d’ailleurs d’une inventivité poétique et d’un humour recherchés : « Enfin les ronds-points servent à quelque chose », « Ville Lumière, samedi noir », « Je vous hais compris »…
Selon l’historien Boris Gobille, l’utilisation d’un lexique prosaïque dans la majorité des graffitis, et par les manifestants eux-mêmes lorsqu’ils prennent la parole, rend plus frappante encore la critique de la logique représentative. « Cette langue est travaillée par une rage d’expression qui déchire le partage habituel des paroles légitimes et des paroles illégitimes. Invités sur les plateaux télé, les “gilets jaunes” bousculent la langue dominante, accusée de masquer la réalité vécue. » D’autant que, autre spécificité de ces slogans face à leurs prédécesseurs français, ils se sont invités jusque sur les gilets à haute visibilité portés par les manifestants et se sont de ce fait individualisés, illustrant la revendication à la parole publique et à l’action démocratique. En 1968, déjà, on pouvait lire « Mur blanc = peuple muet »…
Marion Dupont
• Le Monde. Publié le 15 décembre à 06h32, mis à jour à 06h32 :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/12/16/gilets-jaunes-paroles-de-murs_5398330_3232.html
La révolte des ronds-points
Florence Aubenas et le photographe Edouard Elias racontent cette France qui se retrouve depuis un mois sur les carrefours giratoires.
Deux bâches sont tendues en plein vent sur une charpente en bois récupéré. Un coin fait cuisine, Butagaz, table bricolée. Deux canapés occupent le fond, un générateur, quatre drapeaux français et le sapin de Noël, apporté par un club de motards. C’est « la cahute », appellation officielle : combien y en a-t-il aujourd’hui en France, posées sur le bord des ronds-points ? Celle-là est à côté du Leclerc, à l’entrée de Marmande (Lot-et-Garonne). « On dirait un campement roumain », jubile Adélie. Des flammes s’élancent de trois gros bidons.
Adélie a 28 ans, employée aux pompes funèbres, sa vocation. A ceci près que la spécialité est verrouillée dans le coin et travailler plus loin revient trop cher en essence, en garde d’enfant, en temps. Bref, chômeuse. En fait, à cet instant précis, Adélie s’en fout. Depuis quand sa vie ne lui avait pas semblé si excitante ? Laisser le téléphone allumé en rentrant à la maison. Ne plus regarder les dessins animés avec la petite, mais les infos. Parler à des gens auxquels elle n’aurait jamais osé adresser la parole, Stéphane par exemple, avec sa barbichette tortillée en deux tresses et sa dégaine de gouape. Un routier, en fait, adorable. « Sinon, on fait quoi de nos journées ? », dit Adélie. Etre au cœur du réacteur, cette fois au moins.
On est le 6 décembre, il est midi. Trois semaines que le mouvement a démarré, avec l’impression, ici, que tout ne fait que commencer. Un noyau de 150 « gilets jaunes » occupent par roulement le rond-point Leclerc. « Macron, nous te retirons ta Légion d’honneur », proclame la pancarte.
A la ronde, deux autres ronds-points sont aussi occupés, chacun avec son identité et sa cahute : celui du Leclerc est le plus gros, la vitrine locale du mouvement, le rond-point VIP, baptisé « le QG ». Là se brassent les nouvelles, vraies ou fausses. Bruxelles ne veut plus d’agriculteurs en France, vous êtes au courant ? Les banques vont faire faillite, l’argent sera bloqué, retirez tout ce que vous avez. Quelqu’un a vu l’adjudant de la gendarmerie, celui qui est beau gosse ? Le seul sujet dont personne ne parle, c’est le moratoire pour la taxe sur les carburants, que vient juste d’annoncer le gouvernement. La hausse de son montant avait déclenché le mouvement, mais ça n’intéresse plus personne. Trop tard. Tant pis. Déjà ailleurs. Certains ne sont même pas au courant.
Trois dames, employées dans une grande surface – dont l’une tricote aussi des bonnets pour 2 euros –, rangent des fromages dans une glacière. La plus jeune a sauté le déjeuner. Trop cher. Il faut s’habituer à entendre l’expression, elle revient sans cesse sur le rond-point. « Moi, c’est pareil, sauf le dimanche de la Fête de la mère », précise la tricoteuse. « Mais ici, c’est gratuit, on pourrait manger », glisse la troisième. La plus jeune râle : « Ah non, j’ai peur d’y prendre goût. »
Les syndicats de routiers FO-transports et la CGT ont annoncé une grève illimitée. Les paysans devraient les rejoindre, les lycéens aussi. La France pourrait être paralysée. Devant la cahute, les gendarmes boivent le café. « Vous défendez tout le monde ou quoi ? », risque un gradé. « On ne défend pas tout le monde, on défend M. et Mme Tout-le-Monde. Vous
voyez la nuance ? »
Vendredi 7 décembre, rond-point de la Satar, 9 heures
Coralie arrive la première. A son mari, apiculteur, certains sont allés dire : « On a vu ta femme sur le rond-point avec des voyous et des cas soc’. » « Moi aussi, je suis un cas social », constate Coralie, 25 ans. Elle a mis un temps à digérer le mot, mais « objectivement », dit-elle, c’est bien celui qui pourrait la définir. Elle vient de déposer à l’école ses deux fils d’un premier mariage. Garde le souvenir amer d’un élevage de chevaux catastrophique. Aimerait devenir assistante maternelle. Il fait très froid, il faudrait rallumer le feu éteint dans le bidon. « Qu’est-ce que je fais là ? », se demande Coralie. Et puis, un grand gars arrive, qui voudrait peindre un slogan sur une pancarte. « Je peux écrire “Pendaison Macron” ? », il demande.
« Vas-y, fais-toi plaisir », dit Coralie. Personnellement, elle ne voit aucune urgence à pendre Macron. Et alors ? On affiche ce qu’on veut. Le gilet jaune lui-même sert à ça, transformer chacun en homme-sandwich de son propre message, tracé au feutre dans le dos : « Stop au racket des citoyens par les politiques » ; « Rital » ; « Macron, tu te fous de ton peuple » ; « Non au radar, aux 80 km/h, au contrôle technique, aux taxes, c’est trop » ; « 18 ans et sexy » ; « Le ras-le-bol, c’est maintenant » ; « Marre d’avoir froid » ; « Fatigué de survivre » ; « Staff du rond-point » ; « Frexit » ; « Le peuple en a assé, Macron au buchet. »
Depuis des mois, son mari disait à Coralie : « Sors de la maison, va voir des copines, fais les magasins. » Ça a été les « gilets jaunes », au rond-point de la Satar, la plus petite des trois cahutes autour de Marmande, plantée entre un bout de campagne, une bretelle d’autoroute et une grosse plate-forme de chargement, où des camions se relaient jour et nuit.
L’activité des « gilets » consiste ici à monter des barrages filtrants. Voilà les autres, ils arrivent, Christelle, qui a des enfants du même âge que ceux de Coralie, Laurent, un maréchal-ferrant, André, un retraité attifé comme un prince, 300 chemises et trois Mercedes, Sylvie, l’éleveuse de poulets. Et tout revient d’un coup, la chaleur de la cahute, la compagnie des humains, les « Bonjour » qui claquent fort. Est-ce que les « gilets jaunes » vont réussir à changer la vie ? Une infirmière songeuse : « En tout cas, ils ont changé ma vie. »
Le soir, en rentrant, Coralie n’a plus envie de parler que de ça. Son mari trouve qu’elle l’aime moins. Il le lui a dit. Un soir, ils ont invité à dîner les fidèles du rond-point. Ils n’avaient jamais reçu personne à la maison, sauf la famille bien sûr. « Tu l’as, ton nouveau départ. Tu es forte », a glissé le mari. Coralie distribue des tracts aux conducteurs. « Vous n’obtiendrez rien, mademoiselle, vous feriez mieux de rentrer chez vous », suggère un homme dans une berline. « Je n’attends rien de spécial. Ici, on fait les choses pour soi : j’ai déjà gagné. »
Rond-point Leclerc, 11 heures
Une clameur au bout de la rue, 150 élèves débarquent du lycée Val-de-Garonne, à Marmande, vers le rond-point Leclerc. Ils ont longtemps hésité à faire grève, les classes comptent une majorité de boursiers, anxieux pour leurs subsides.
Depuis les années 1990, Marmande et ses riches terres agricoles se sont abîmées dans le croissant de la pauvreté. « Si je vois mon fils dans le cortège, ça va barder : il est censé préparer le bac S », dit Antoine, un ancien de la pub et fervent « gilet jaune ».
D’un pas traînant d’ados, les lycéens embraient vers le Centre Leclerc, en face de la cahute. « On va faire des pillages, comme à Paris ? », se renseigne l’un, pas étonné. Ici, Leclerc, c’est bien plus qu’un hypermarché, un empire battant sa propre monnaie et tenu par une famille surnommée « les nababs de Marmande ». Très haut par-dessus les pompes, le prix du gasoil clignote en rouge : 1,39 euro aujourd’hui. On le consulte comme ailleurs le Dow Jones. En général, les autres grandes surfaces s’alignent.
Au début, ça se passait au mieux entre Leclerc et les « gilets jaunes », l’hyper leur avait même livré une palette de bouteilles d’eau. Puis le patron a estimé que la contestation avait assez duré et a envoyé des employés détruire la cahute pendant la nuit. « On est restés deux jours sans abri : plus personne ne venait. Sans cabane, le mouvement disparaît », dit un « gilet jaune ». Une autre a été construite de l’autre côté du rond-point.
Voyant arriver les lycéens, vigiles et gendarmes s’approchent. La jeune troupe a déjà fait demi-tour, traînant un unique chariot pour butin. Christophe, dit « Kéké », les accueille entre deux pins parasols, au milieu du rond-point. Employé à la SNCF, motard, prof de handball, syndiqué Sud Rail, un gros charisme et une petite barbe, Kéké est une des figures des « gilets jaunes » : « On vous applaudit, les jeunes, mais que ce soit clair : si vous faites les cons, nous, les adultes, on se retirera et on vous laissera seuls avec les gendarmes. Vous vous ferez gazer, ce sera plié en une heure. »
Les lycéens sont contre la réforme du bac, contre Parcoursup, contre la pause déjeuner qui dure quarante-cinq minutes seulement. « Il faut faire un tract », propose l’un. « Un quoi ? »
Un « gilet jaune » passe parmi eux avec des gâteaux sur un plateau. Installée depuis peu dans la région, Cécile se présente : « Je suis une vilaine mélenchoniste. Je suis zadiste, j’ai fait Notre-Dame-des-Landes. » Des cèpes poussent dans sa cuisine, elle a son propre potager. Demain, le 8 décembre, un samedi annoncé « noir », elle compte manifester à Paris. « Ce sera violent, mais le monde a besoin d’images de violence pour se réveiller. Il faut un référendum pour renverser Macron. »
Trois lycéennes parlementent : « C’est très dangereux, madame, Marine Le Pen va passer. Vous êtes dans le Lot-et-Garonne, il y a une majorité de personnes blanches qui vivent là depuis des générations. » Cécile, abasourdie : « Tu ne veux pas destituer Macron ? » Les lycéennes : « Vous ne venez pas de province, vous ne comprenez pas. »
Samedi 8 décembre. Rond-point Leclerc, 14 heures
Finalement, personne n’ira manifester à Paris. A Bordeaux non plus, et même Agen paraît soudain bien loin. La veille, Dorothée aussi était tentée « de monter au front » : « Je sais que ce ne sera pas la féria, mais j’ai besoin de voir par moi-même. » Finalement non.
Dorothée, 42 ans, monteuse-câbleuse, 1 100 euros net, est l’une des deux porte-parole des « gilets » de Marmande. « Ça faisait des années que je bouillais devant ma télé, à me dire : “Personne ne pense comme moi, ou quoi ?” Quand j’ai entendu parler des “gilets jaunes”, j’ai dit à mon mari : “C’est pour moi.” »
A l’autre bout du rond-point, Yohann, l’autre porte-parole, est en train de se faire traiter de « traître » : il a négocié avec le maire (Constructifs/Agir) de Marmande, Daniel Benquet, et certains agriculteurs pour éviter le blocage de la ville. « On doit être des “gilets jaunes” exemplaires, aucune dégradation », sermonne Yohann, ton de bon pasteur. D’autres se mettent à l’accuser de viser une carrière politique, la pire insulte sur le rond-point. Lui, plus fort : « Je veux juste faire chier, je le jure. »
Kéké propose une action : tout le monde rentre dans le Leclerc « en civil » – c’est-à-dire sans gilet jaune –, remplit un chariot, puis se dirige vers les caisses. Coup de trompette, on enfile les gilets et on abandonne les courses en criant : « On est le 8 du mois, et, désolés, on n’a déjà plus d’argent ! » Quelques petites voix se font entendre. Ici, tout le monde a plus ou moins un lien avec Leclerc, des proches qui y travaillent ou bien comme client, tout simplement. « Je ne suis pas assez culottée pour y aller », murmure quelqu’un.
Une vingtaine de volontaires finissent par se disperser dans les rayons, sous les affiches célébrant la « foire au porc ». Aucune consigne n’a été donnée sur la façon de remplir les chariots. Mais sans se concerter, tous – ou presque – y entassent la même chose : leurs fantasmes. L’une accumule des cadeaux de Noël démesurés pour les enfants (« J’en ai trois à charge et 25 euros de budget pour chacun »). Béret et allure de rentier bonhomme, Christian rafle des dessous féminins par brassées, bas et culottes exclusivement. Un couple s’offre les courses dont il rêve, que de la marque, même pour les boîtes de thon, et sans regarder les prix. C’est la première fois : « D’habitude, on a la calculatrice à la main, ça prend des heures. » Martine est perdue, elle ne va plus au Leclerc depuis longtemps. « Trop cher. »
Aujourd’hui, les virées dans les hypermarchés ont changé de goût. Fini la grande fête innocente des années 1980, avec son sentiment d’opulence et de liberté. « On y va, bien obligé, mais humilié. Un jour, ça pétera aussi. La rage n’est plus très loin », dit quelqu’un. Coup de trompette. Les gilets sortent, en même temps qu’une Marseillaise. Certains photographient le chariot qu’ils ne prendront pas. « C’est déjà ça. »
Dimanche 9 décembre. Rond-point de Samazan, 15 heures
On se croirait à un barbecue en famille, ça discute par groupes, un gobelet à la main. « Au début, on ne savait pas où on mettait les pieds », raconte une retraitée. Des gens arrivaient de partout, seuls en général, sans se connaître, pas très sûrs de rester. Personne n’osait vraiment se parler, certains n’ont rien dit pendant longtemps, dos courbé dans un coin. On les a vus peu à peu se redresser.
Et puis, que s’est-il passé ? Comment tout le monde s’est soudain retrouvé à déballer devant de parfaits inconnus – « Des gens à qui on aurait marché dessus chez Leclerc à peine deux semaines plus tôt, sans les saluer » – les choses les plus profondes de sa vie ? Des choses si intimes qu’on les cachait soigneusement jusque-là, « sauf parfois entre amis, mais c’était gênant ». La cahute est devenue le lieu où « les masques tombent ». Plus de honte. « Ça fait dix ans que je vis sans sortir, à parler à ma chienne. Aujourd’hui, les digues lâchent », dit une infirmière.
Chacun a son histoire, toujours très compliquée, mais toutes se ressemblent au fond, un enchevêtrement de problèmes administratifs, de santé, de conditions de travail. Pris à part, chacun des éléments paraît logique, voire acceptable, mais placés bout à bout, ils finissent par former une infernale machine à broyer.
Il est question, par exemple, de ces trois frères, placés dans trois centres aérés différents à cause des écoles, mais il est impossible de payer les trois notes et de les convoyer tous le mercredi : alors il a fallu choisir lequel resterait à la maison. Ou bien ce laboratoire de biotechnologie végétale, un des quatre en France, qui n’arrive pas à recruter : Marmande, c’est trop loin, disent les écoles, on préfère envoyer nos stagiaires au Kenya.
Vous voyez ces maisons en bord de route, que les voitures frôlent en passant ? Eux, c’est là qu’ils habitent. La mairie et l’école sont à 2 km, la poste à 7 km, le médecin et les impôts à 8 km, Intermarché à 9 km, l’hôpital à 25 km. Le travail de monsieur à 26 km. Ils ont une seule voiture. La suite du feuilleton dure une bonne heure. Mais dans la cahute, tout le monde la réclame.
« Ici, il n’y en a pas un plus haut que l’autre, personne pour te juger. » Un jeune homme en fauteuil roulant continue : « Dépendre de la société, c’est ce qui pouvait m’arriver de pire. On a une espèce de fierté, lâchons le mot. » Cet autre, un petit costaud, joue le Père Noël dans les écoles et les supermarchés, payé en nature. « Je vis au black, en fait. » La voiture de celui-là roule sans contrôle technique. « On est tous passés hors la loi, sans même le vouloir. On n’a même plus peur des gendarmes. Qu’est-ce qu’on va devenir ? »
Le rond-point de Samazan se trouve entre le péage de l’autoroute – dont les « gilets jaunes » ouvrent régulièrement les barrières sans faire payer – et le village du même nom, 883 habitants. Si les maires des alentours soutiennent en général le mouvement, l’édile de Samazan est un des seuls à porter le gilet jaune. Cette année, deux agriculteurs de la commune se sont fait saisir les terres. Quatre tracteurs de la Coordination rurale viennent parfois tourner sur les carrefours, solidaires, mais avec leurs propres problèmes. Finalement, les routiers ne feront pas grève, revendications acceptées. Les lycéens non plus : pas de transport collectif, et les parents renâclent à les conduire au rond-point.
Lundi 10 décembre. Rond-point Leclerc, 20 heures
On est quel jour ? Le 10 ? Celui où Emmanuel Macron doit prendre la parole ? Non, celui où les retraites sont versées, voilà la grande attente qui occupe les conversations.
Ça y est, le président s’est mis à parler, on le regarde dans la cahute sur une tablette. « Il annoncera son départ », pronostique Kéké. Macron est l’unique homme politique dont le nom est prononcé sur les ronds-points de Marmande, jamais aucun autre.
La politique est prohibée : un militant communiste a bien essayé de tracter, puis un petit couple – lui en costume, elle en blouson de cuir –, se disant France insoumise. Tous ont été chassés. Le seul discours commun évoque les « privilégiés de la République », députés, énarques, ministres, sans distinction, à qui « on ne demande jamais de sacrifices ». En fait, c’est à eux qu’on en veut, bien davantage qu’aux multinationales ou aux patrons.
Fabien attend un coup d’Etat militaire, « restaurer la discipline et le respect ». Un autre est sûr qu’Emmanuel Macron va lever une armée de migrants, « qui sont tous des guerriers », pour mater les pays récalcitrants dans l’Union européenne. Cette armée pourrait finir par le renverser. Chacun s’écoute sans broncher, personne ne contredit personne. « On va vers la troisième guerre mondiale », conclut quelqu’un. Puis ça rigole quand même. « Vous vous imaginez dire ça à table, en famille ? Tout de suite, ça déraperait. »
L’allocution est finie. Macron est toujours président. « Il nous a servi du flan, ou quoi ? », demande Nico, interloqué. Silence général. Dehors, un gendarme monte la garde. « Des gens qui n’auraient jamais dû se rencontrer se mettent ensemble. Ça fait peur. »
Mardi 11 décembre. Rond-point Leclerc, 8 heures
Des « gilets » du rond-point de Samazan sont venus en visite. On échange quelques mots.
« A votre rond-point, vous avez des gens de couleur ?
– Pourquoi ?
– On dirait que le mouvement ne les arrange pas. Ici, il n’y a que des gens comme moi, des purs Français.
– Attention, je ne suis pas raciste. Je vais prendre leur défense.
– Moi non plus, je ne suis pas raciste, sauf pour une tranche d’âge, les 12-25 ans. Pas plus. En tout cas, c’est la première fois que je parle avec quelqu’un qui soutient les migrants. »
Le premier samedi où elle est venue, cette présidente d’association a failli s’en aller. « J’étais à la torture. Ils se lâchaient sur les Arabes qui profitent. » Puis elle s’est dit : « On est là, il faut essayer. » Curieusement, son mari, fonctionnaire, ne s’est pas mis en colère comme avec leurs amis qui votent Marine Le Pen. Il discute. Oui, ici, c’est possible, chacun fait en sorte que tout se passe bien. La conversation a repris. « Certains Arabes peuvent être méchants, ça dépend de leur degré de religion. »
Comme par miracle, Zara et Fatma apparaissent à cet instant précis, en foulards imprimés léopard, pour offrir un grand plat de couscous. « Trop timides pour se faire voir », disent-elles, en repartant sur la pointe des pieds. Tout le monde mange du couscous. Un gendarme passe. La direction de Leclerc vient de couper ses dotations aux associations et à certaines communes : trop d’argent perdu à cause des « gilets jaunes ».
Mercredi 12 décembre. Rond-point Leclerc, 17 heures
Mathieu, un routier, gare son camion sur le terre-plein. Il annonce avoir reçu un message du maire de Marmande, Daniel Benquet : « Je souhaiterais avoir les doléances des “gilets jaunes” pour en faire part au premier ministre. » Mathieu a immédiatement répondu : le référendum d’initiative citoyenne, visant notamment certains personnages politiques quand le peuple ne se sent plus représenté. Emmanuel Macron, par exemple. Le maire – qui n’avait pas l’air emballé, selon Mathieu – a demandé s’il y en avait d’autres.
« Je me suis permis de dire que c’était la seule », dit Mathieu. Sous la cahute, Yohann vient d’arriver. « Moi, je vais monter à Paris. Il faut les attaquer intra-muros : aller marcher sur les bobos. » « Les quoi ? », demande quelqu’un. « Les gens de la métropole qui nous qualifient de sauvages, qui nous méprisent parce qu’on ne pense pas et qu’on ne vit pas comme eux. » Yohann bombe le torse, en mimant des « Bonjour », lèvres pincées. Il est lancé : « Oui, je me suis durci. J’ai une haine, ça me bouffe, ça me réveille la nuit. Je me retiens depuis si longtemps. »
Il irait même tout de suite, s’il pouvait. Mais il y a celle qui vient de lui téléphoner et qu’il appelle « Madame », puis cette maison pour laquelle il s’est endetté et qui est sa « revanche à prendre ». Dehors, ça pleut dru. Il remet son manteau. Le père de Yohann est employé à la blanchisserie de l’hôpital. Sa mère est femme de ménage. Lui travaille dans les pièces détachées pour automobiles. Classe moyenne, dit-il. Les mains se serrent. Ça va aller ? Il s’excuse. « Je ne sais pas ce qui m’a pris. »
Un « gilet jaune » demande qu’on le raccompagne à sa voiture : celle des gendarmes est à côté, on ne sait jamais. Lui, c’est un petit retraité qui se met soudain à raconter sa guerre d’Algérie. Puis s’arrête. « Est-ce qu’on va nous laisser respirer ? » Alors, un gendarme : « La lutte continue. » A la demande d’un hôtel cette fois, la cahute a dû être à nouveau déplacée.
Florence Aubenas
• Le Monde. Publié le 15 décembre 2018 à 06h06, mis à jour à 07h25 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/12/15/sur-les-ronds-points-les-gilets-jaunes-a-la-croisee-des-chemins_5397928_3224.html
La révolte des ronds-points, vue par le photographe Edouard Elias
https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/12/15/la-revolte-des-ronds-points-vue-par-le-photographe-edouard-elias_5398098_3224.html
La chasse à l’info et la tentation du complot
Dans l’Yonne, certains protestataires doutent de l’attentat de Strasbourg, tout en se méfiant des fausses informations.
Ils trouvent ça bizarre, quand même. La dizaine de « gilets jaunes » réunis ce mercredi 12 décembre au rond-point de Villeneuve-la-Guyard, dans l’Yonne, ne peuvent s’empêcher d’avoir des soupçons sur l’attaque meurtrière survenue la veille au marché de Noël de Strasbourg. « Le fait que ça arrive maintenant, c’est louche », estime Philippe, la moustache gelée par le froid glacial. « En plus ils ne diffusent pas le nom ni la photo du gars, alors que d’habitude ils le font », s’étonne ce retraité de la SNCF de 58 ans [l’identité de l’auteur présumé de la fusillade a été diffusée depuis].
Dans le groupe, chacun y va de son hypothèse. Ils n’ont qu’une certitude : « Depuis, on ne parle plus que de ça à la télé, et plus des “gilets jaunes” ». Or, « si on ne nous voit plus, il n’y a plus de mouvement », raisonne André, retraité de la Banque de France. Emmitouflée dans sa doudoune, Patricia, 67 ans, ose alors formuler à voix haute la conclusion logique qui s’impose à ses yeux : « On a l’impression que c’est le gouvernement qui a fait ça, pour que notre mouvement s’arrête. » Ses voisins s’exclament, l’air réprobateur. L’ancienne ouvrière en intérim marque une pause, comme pour prendre elle-même la mesure de ce qu’elle vient d’énoncer. « Je sais, c’est énorme, ce que je dis. » « Vous voyez le gouvernement faire ça ? Ce serait scandaleux », objecte Philippe.
« Vérifier que chaque journal dit la même chose »
Mais bientôt, la fascination envers cette idée – mêlée à la défiance vis-à-vis des autorités – prend le pas sur la raison, et le scénario imaginé par Patricia se déploie dans l’esprit des autres. Et si c’était le cas ? « Après tout, ils ont bien le droit de tuer des gens dans le monde avec des opérations secrètes », fait remarquer André. Les « fake news » ne se propagent pas seulement sur les groupes Facebook des « gilets jaunes ». Elles germent et se diffusent aussi autour des ronds-points.
Ces trois retraités ne sont pourtant pas des adeptes des théories complotistes. Ils tentent d’ailleurs de s’informer au mieux en diversifiant leurs sources. Outre la page Facebook de leur groupe de « gilets jaunes », Patricia est branchée sur la télévision, « surtout la 15, mais aussi la 26 et la 27 », les canaux de BFM-TV, LCI et Franceinfo. André, lui, « fait une moyenne » entre les informations des trois chaînes en question, mais aussi CNews, Public Sénat et Le Monde. Quant à Philippe, il dévore tout, télévision, presse écrite et radio, avec une préférence pour Le Parisien. « L’objectif, c’est de vérifier que chaque journal dit la même chose », résume-t-il. Quand c’est le cas, c’est bon signe. Sinon, c’est qu’il y a peut-être entourloupe. La preuve, « comment expliquer que sur une chaîne, un sondage donne 67 % de soutien de la population à notre mouvement, mais seulement 54 % sur une autre chaîne, le même jour ? », s’interroge André.
La méfiance règne. Pas seulement parce que les images des violences à Paris samedi, lors de la manifestation des « gilets jaunes », ont été diffusées en boucle, au détriment de rassemblements plus paisibles ailleurs. Mais aussi parce que la plupart des manifestants de ce rond-point peinent à s’y retrouver au milieu de l’avalanche permanente d’informations sur tous supports.
« Les médias racontent tous des conneries »
Trier le vrai du faux n’est pas si simple, surtout quand on n’a jamais appris à le faire. Parfois, Patricia s’embrouille, et ça l’énerve. Quand elle a vu passer la photo d’une marée de « gilets jaunes », elle y a cru, avant d’apprendre que le cliché datait en réalité de 2013 et n’avait rien à voir avec le mouvement. Cette grand-mère, qui a arrêté l’école à 13 ans, n’a jamais entendu le mot « fake news », mais elle en subit les assauts au quotidien. « C’est pas sympa de diffuser des fausses informations, parce qu’on n’achète pas les journaux pour ça », dit-elle à propos de Facebook. Elle n’identifie pas la différence entre les réseaux sociaux et les journaux. « Mais si, Facebook c’est l’Internet, et on le paye chaque mois, alors on aimerait quand même qu’il nous donne des bonnes informations ! », argumente-t-elle.
L’âge n’a pas grand-chose à voir avec ces difficultés. Albert, plombier chauffagiste de 20 ans et membre des « gilets jaunes », préfère d’ailleurs tout limiter au maximum. « Les médias racontent tous des conneries », tranche-t-il, poings enfoncés dans les poches. Alors il s’informe « un peu par tout le monde » et consulte la page de leur groupe Facebook, mais c’est tout. Pour tenter d’avoir des informations fiables, l’autre André du groupe, casquette écossaise et mains dans le dos, s’en remet régulièrement à Google. Ce retraité de 79 ans, auditeur fidèle de France Inter, pioche au hasard dans les réponses, mais sans regarder le nom des sites où il les trouve. L’idée ne l’a même pas effleuré.
Tous font le même constat : « Bien sûr, c’est très difficile de trouver des vraies informations. » Ils en rient, tellement c’est l’évidence. A trop se perdre dans la jungle d’Internet et des médias, ces « gilets jaunes » sont devenus des proies idéales face aux « fake news ». Il leur arrive aussi d’en être victimes de bonne foi.
Faustine Vincent
• Le Monde. Publié le 13 décembre 2018 à 12h02 - Mis à jour le 13 décembre 2018 à 12h55 :
https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/12/13/gilets-jaunes-sur-les-ronds-points-la-chasse-a-l-info-et-la-tentation-du-complot_5396917_823448.html